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Immigration de travail : la France du déni

L’immigration est une réalité complexe que les échanges polémiques dans l’espace public ne clarifient pas. C’est le cas des débats sur le « projet de loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » qui sera prochainement discuté au Parlement. Face à la pénurie de main d’œuvre qui frappe certains emplois (restauration, services à la personnes, bâtiment…), le gouvernement propose de créer un nouveau titre de séjour valable pour occuper un emploi dans un « métier en tension », auquel pourront accéder des résidents étrangers en situation irrégulière à certaines conditions d’ancienneté de séjour et d’occupation d’un emploi de ce type. Le projet prévoit également, dans le même esprit, de faciliter l’immigration de certaines professions médicales. Par souci politicien « d’équilibre », le projet renforce les textes sur les cas d’éloignement, sachant que les difficultés de mise en œuvre resteront très probablement identiques, et oblige les étrangers demandeurs d’un titre de séjour à s’engager au respect des principes de la République, ce qui sera sans doute présenté comme une mesure d’intégration.

La droite et l’extrême droite s’opposent bruyamment à un tel projet, rivalisant de démagogie à l’intention d’une opinion publique qui a d’autres soucis (l’inflation, la guerre en Europe, maintenant le Proche-Orient en feu) et que, pourtant, certains politiciens veulent convaincre que l’immigration est le principal problème du pays : s’affrontent d’un côté un plaidoyer réaliste sur les  besoins de l’économie, qui donnera quelques droits à des immigrés aujourd’hui invisibles, et de l’autre le rejet pur et simple de l’étranger, même utile au pays, même travaillant déjà sur son sol, cotisant, inséré, simplement parce qu’on n’en veut pas.

L’opinion publique française reflète cette confusion : dans un étonnant sondage ELABE réalisé le 20 septembre 2023 pour BFMTV, 59 % des Français se déclarent opposés à l’immigration économique (celle qui vient pour travailler) mais 55 % sont favorables à la régularisation des travailleurs étrangers travaillant dans les métiers en tension. Il est vrai que, dans le même sondage, 69 % des Français sont défavorables à l’accueil des migrants récemment arrivés à Lampedusa et que 52 % sont pourtant d’accord avec les propos du pape offrant ses encouragements, dans ce contexte, aux hommes politiques qui se montrent solidaires. S’agissant d’immigration, les Français ne savent plus trop où ils habitent, tiraillés entre les obsessions que leur imposent la plupart des politiques et un certain bon sens (voire une forme de fraternité) qui ressurgit malgré tout.

L’immigration de travail : au départ, un projet de droite.   

 Historiquement, c’est Nicolas Sarkozy qui, pour freiner l’immigration, a voulu la transformer, en favorisant une immigration de travail plutôt qu’une immigration familiale alors dominante qu’il entendait limiter. Il est vrai qu’il voulait surtout attirer des travailleurs qualifiés : dès 2006, comme ministre de l’Intérieur, il a piloté l’élaboration de la loi du 24 juillet qui institue un titre de séjour spécifique qui leur était destiné, la carte « Compétences et talents »). Pour les autres, l’employeur devait faire la preuve qu’il n’avait pas d’autre possibilité de recrutement ou qu’il s’agissait d’un métier inscrit sur une liste de « métiers en tension » : cette notion a donc été, un temps, promue par la droite.  Selon la lettre de mission qu’il a adressée, dès après son élection à la Présidence de la République, au ministre qui en avait la charge, le Président Sarkozy voulait que soient fixés des plafonds d’immigration selon les différents motifs d’installation en France ; l’immigration économique devait dans ce projet se développer considérablement et représenter 50 % du flux total des entrées (contre moins de 7 % en 2007). L’immigration deviendrait ainsi « choisie », répondant aux besoins du pays, et non plus subie. Le projet n’a pas vraiment été un succès. L’immigration familiale, rendue plus difficile, n’a pourtant pas fléchi et le titre « Compétences et talents » (devenu ensuite « Passeport talents ») ne s’est développé que lentement : il représente aujourd’hui 24 % des 51 600 premiers titres de séjour délivrés en 2022 au titre de l’émigration du travail et celle-ci, même si elle a progressé, ne représente elle-même que 16 % des flux d’immigration annuels.

En 2021, à la suite d’un rapport de la Cour des comptes de 2020 qui a jugé désuète et inadaptée la liste des métiers en tension qui permettent de recruter un étranger, l’arrêté du 1er avril a actualisé cette liste et simplifié les procédures d’autorisation d’embauche. L’assouplissement n’a cependant pas répondu aux attentes. Les listes établies (elles sont régionales) ne mentionnent en effet guère que des professions qualifiées, ce qui les vide en partie de leur intérêt : les employeurs ont d’autres besoins. Certains secteurs, hôtellerie restauration par exemple, rarement mentionnés dans les listes régionales, utilisent donc depuis longtemps une main d’œuvre en situation irrégulière, ce qui est doublement regrettable : la loi n’est pas respectée et les droits de travailleurs vulnérables ne sont pas garantis.

Des besoins évidents

Dans une étude de septembre 2021, « Comment mesurer les tensions sur le marché du travail », la DARES recense des indicateurs de tension par métiers qui lui permettent, sans grande surprise, d’identifier deux grandes situations de tension : la première concerne des métiers de cadres ou de techniciens très qualifiés dont le vivier de recrutement est réduit (l’informatique par exemple), la seconde des métiers peu qualifiés dont le vivier de recrutement est large, bâtiment, services aux particuliers et hôtellerie restauration, mais qui, compte tenu de la pénibilité des conditions de travail, souffrent d’un manque d’attractivité.

Par ailleurs, en 2021, il ressort d’une autre étude de la DARES relative aux métiers des immigrés que, en 2017, les 2,7 millions d’immigrés résidents qui travaillent (qu’ils soient devenus français ou restés étrangers) sont surreprésentés dans 35 métiers qui présentent tous des conditions de travail plus contraignantes que la moyenne, contraintes physiques, de rythme, travail durant les jours non ouvrables ou travail morcelé dans la journée. Parmi ces métiers, 6 sont en tension très importante tout en présentant des conditions de travail particulièrement difficiles : cuisiniers, conducteurs de véhicules, ouvriers non qualifiés de la mécanique, ouvriers qualifiés du gros œuvre et du second œuvre du bâtiment, ouvriers qualifiés de l’électricité. 23 autres métiers ne présentent qu’une seule de ces caractéristiques, soit très forte tension mais pas très forte pénibilité (aides ménagères), soit très forte pénibilité mais pas très forte tension (restauration). En ce dernier domaine, la situation a évolué depuis 2017, de même que le vieillissement de la population fera croître les besoins en aides à domicile.

Dans ces métiers, l’objectif premier doit être bien évidemment d’améliorer les rémunérations et les conditions de travail, aides physiques ou gestion du temps, sachant que ces objectifs rencontrent des limites : c’est la collectivité qui paye les aides à domicile aux personnes âgées dépendantes et les petits restaurateurs peinent davantage que les autres à recruter. On rencontre le même problème chez les saisonniers : les employeurs ont compris qu’ils devaient améliorer leur offre mais les recrutements restent compliqués. Le choix d’ouvrir l’immigration à des personnes désireuses de travailler semble alors aller de soi. Le Rassemblement national peut toujours fantasmer sur le fait que les « Français de souche » se jetteront sur ces métiers s’ils sont mieux payés et moins pénibles, il n’est pas raisonnable d’envisager de se passer de travailleurs immigrés sur des pans entiers de l’économie.

Aller plus loin ? S’ouvrir aussi à l’immigration qualifiée ? 

 L’interrogation est légitime : si la France, qui a des besoins non satisfaits, on l’a vu, dans le domaine du travail qualifié, ne se bat pas vraiment pour chercher une solution dans l’immigration, c’est d’une part parce qu’elle vit sur la conviction erronée que « les migrants » sont une foule misérable sans éducation, d’autre part parce qu’elle refuse d’envisager que les immigrés, au-delà d’occuper les emplois vacants, puissent contribuer au développement du pays. Or, pour le premier point, si les immigrés ont globalement un niveau d’études moindre que les non-immigrés, l’écart se réduit pour les jeunes générations : parmi les immigrés franciliens de 25 à 34 ans, 37 % ont un diplôme bac + 5 contre 39 % chez les non-immigrés. Certes, cela se voit peu, car les difficultés de langue, les réticences des employeurs ou l’existence de discriminations conduisent les diplômés immigrés à un certain déclassement professionnel (cf. Les actifs immigrés en Ile de France, métiers, diplômes et origines, Insee Analyses, octobre 2022) mais la situation pourrait évoluer. Sur le second point (le caractère bénéfique de l’immigration pour la croissance d’un pays), il n’existe plus d’hésitation, quoi qu’en disent les « experts » de l’extrême droite : tous les scientifiques démontrent que l’immigration n’a pas de conséquences nocives sur l’emploi et que les conséquences sont d’autant plus positives que cette immigration est qualifiée. Pourtant, aucun homme politique aujourd’hui ne promeut vigoureusement celle-ci.

 

De toute façon, la France les attire peu, notamment parce que ses gouvernants donnent de l’immigration une image négative et gèrent celle-ci comme une menace. En 2017, dans son ouvrage « L’âge des migrations », le démographe Hervé le Bras notait que 3 millions d’expatriés français qualifiés ou très qualifiés travaillent dans des pays développés, notamment aux Etats-Unis. Ils sont remplacés en France par une immigration beaucoup moins bien formée. La bonne manière de réagir, dit-il, n’est pas de se fermer à l’immigration mais de favoriser aussi l’immigration qualifiée, puisque, dans un monde de concurrence, les talents s’exportent. C’est également la préconisation d’une note du Conseil d’analyse économique, L’immigration qualifiée, un visa pour la croissance, novembre 2021, qui regrette que les débats publics sur l’immigration ne soient dominés que par les questions identitaires et sécuritaires, ce qui décourage les migrants qualifiés. De fait, cet aveuglement est nocif : les pays intelligents (l’Allemagne) régulent l’immigration mais s’efforcent d’attirer les travailleurs qualifiés étrangers et les immigrés qui ont une chance de le devenir. Certes, ce faisant, les gouvernants allemands courent un risque politique face à l’extrême droite qui parle de submersion. Mais au moins ils se battent correctement : le gouvernement français choisit à l’inverse de ne pas récuser frontalement les thèses de droite pour ne pas s’aliéner les électeurs. C’est courir le risque de perdre sur tous les tableaux.

Une population française hostile à l’immigration ? Est-ce si évident ? Est-ce si massif ? 

Dans la dernière version 2023 de l’enquête « Fractures françaises », le pourcentage de la population qui adhère à l’opinion selon laquelle « il y a trop d’étrangers en France » oscille depuis 2014, selon les années, entre 67 et 63 %, ce qui est beaucoup. Parallèlement, en décembre 2022, le baromètre Kantar (SOFRES) sur l’image du Front national obtient un pourcentage de 45 % sur la question « trop d’immigrés en France ? », pourtant plus incisive mais posée dans un contexte d’enquête différent. Surtout, ce pourcentage de 45 % s’inscrit dans une évolution à la baisse : selon l’enquête SOFRES de l’époque, il dépassait 60 % en 2005 et a donc baissé en 18 ans de plus de 15 %.

Autre contradiction, dans Fractures françaises 2023, les 2/3 des Français (62 %) jugent qu’on peut trouver de la main d’œuvre en France sans passer par une augmentation de l’immigration. Ils sont pourtant favorables à 67 %, dans une enquête IFOP de juin 2023 sur Le regard des Français sur l’immigration, à la mise en place d’une politique d’immigration choisie en fonction des besoins économiques et, on l’a vu, à la régularisation des immigrés qui travaillent dans les métiers en tension. Pour ajouter aux contradictions apparentes de la société française, il est loisible de mentionner les réponses données, en 2022, au baromètre de la Commission nationale consultative des droits de l’homme :   53 % des répondants pensent qu’il y a trop d’immigrés en France, mais 74 % reconnaissent que les immigrés sont source d’enrichissement culturel et plus de 80 % que les Français musulmans (dont une bonne part fait partie des « immigrés » jugés en surnombre dans la question précédente) sont des Français comme les autres.

Au final, sur un sujet sensible, ambivalent, qui suscite tour à tour du rejet, de la peur, mais aussi un souci d’ouverture humaniste et la volonté de répondre aux besoins, les réponses dépendent étroitement de la tournure des questions et du contexte dans lequel elles sont posées. Quand les questions sous-entendent implicitement qu’une réponse favorable à l’immigration favoriserait l’ouverture et la fraternité ou aurait des bénéfices économiques, les Français oublient leurs craintes identitaires, qui sont par ailleurs réelles. Bref, si les politiques faisaient leur métier et éclairaient la population sur les enjeux (bénéfices et difficultés) au lieu de constamment ressasser la peur de l’autre, les bonnes solutions seraient plus rapidement et plus sereinement mises en œuvre.

Pergama, le 13 octobre 2023