Depuis les élections européennes de 2019, l’orientation politique des pays européens a fortement évolué, avec une place accrue aux partis d’extrême droite : la Hongrie reste, depuis 2010, dirigée par le Fidesz de V. Orban, populiste qui s’attaque à l’état de droit, affiche son hostilité à l’Europe et refuse toute immigration. Depuis octobre 2022, l’Italie est dirigée par la présidente d’un parti post fasciste, Fratelli d’Italia, lui aussi souverainiste et hostile à l’immigration. En Suède, depuis septembre 2022, le parti des Démocrates de Suède, nationaliste et favorable à des quotas d’immigration y compris pour les demandeurs d’asile, soutient le gouvernement sans en faire partie. En Finlande, depuis 2023, un parti d’extrême droite, le parti des Finlandais, parti « identitaire », fait partie de la coalition gouvernementale dirigée par un parti de centre-droit. Si, récemment, le PIS, parti Droit et justice, ultra-conservateur et peu favorable à l’Europe, a cédé la place, en Pologne, à des centristes, c’est bien un dirigeant populiste d’extrême droite pro-russe qui a gagné les élections en Slovaquie en octobre 2023. La situation est identique aux Pays-Bas, où, en novembre 2023, c’est un parti d’extrême droite populiste et eurosceptique qui est considéré comme vainqueur, sans que l’on sache encore qui dirigera la coalition que ce parti veut former pour gouverner.
Quant aux pays où l’extrême droite est dans l’opposition, la situation ne cesse d’évoluer dans le sens d’un renforcement : en France, une récente enquête sur les votes aux européennes 2024 (L’enquête électorale 2023, Élections européennes, Sopra-Stéria, novembre 2023) indique que les partis d’extrême droite recueillent 37 % des intentions de vote, dont 28 % pour le Rassemblement national, dans un contexte de forte abstention il est vrai (57 %). En Allemagne, les dernières élections régionales d’octobre 2023 ont montré une avancée de l’AfD (Alternative pour l’Allemagne) dans des régions riches (Hesse, avec 18,4 % des voix, Bavière avec 14,6 %) alors que, jusqu’ici, ce parti était surtout implanté (avec 20 ou 25 % des voix) dans les Lander de l’ancienne Allemagne de l’est. Si des élections législatives avaient lieu aujourd’hui en Allemagne, l’extrême droite totaliserait entre 21 et 23 % des voix, soit le double du pourcentage obtenu en 2021.
Si cette montée de l’extrême droite se confirmait lors des prochaines élections au Parlement européen, la composition de celui-ci pourrait profondément changer. Aujourd’hui, il existe deux groupes politiques classés dans l’extrême droite, le groupe « nationaliste » ID (où siègent notamment le RN français et les partis d’extrême droite de l’Allemagne et de l’Autriche) et le groupe ECR (conservateurs eurosceptiques), qui réunit les parlementaires du PIS polonais, des Démocrates de Suède, du Vox espagnol et de Frères d’Italie, au pouvoir actuellement en Italie. A eux d’eux, ces deux groupes ne représentent que 18 % des parlementaires européens (21 % si l’on y ajoute les non-inscrits du Fidesz). Les deux groupes de la droite et du centre (libéraux démocrates de Renew et chrétiens démocrates du PPE) sont dominants, avec 39% des sièges). L’équilibre parlementaire peut être fortement modifié et le changement impactera aussi l’Europe au niveau de son conseil, comme c’est déjà le cas aujourd’hui.
Des choix politiques déjà fortement affectés, à vrai dire depuis longtemps
Avant même que l’extrême droite ne gagne les élections dans de nombreux pays, son influence s’est fait sentir sur les politiques européennes, depuis des années, parce que la droite a épousé certaines de ses thèmes de prédilection, soit par souci de ne pas se faire déborder soit parce qu’elle a le sentiment que son propre électorat y est devenu très sensible. Il en est ainsi de la politique d’immigration et, depuis peu, du Green deal.
Pour l’immigration et l’asile, la seule ambition lisible de la politique européenne menée depuis 2015 est de cadenasser l’Europe pour empêcher les entrées. Depuis l’effondrement en 2015 de la « politique commune » d’asile, de nombreux pays européens ont commencé à refouler ou à emprisonner les migrants. L’Union a elle-même passé des accords financiers avec des pays tiers pour qu’ils « gardent » ou « reprennent » ceux-ci : la Turquie est censée retenir les migrants qui transitent sur son sol et « reprendre » les migrants refoulés de Grèce ; en outre, l’Union a passé des accords pour que la Libye, le Niger et la Tunisie « retiennent » les candidats à l’émigration, au prix d’une incontestable altération des droits humains : depuis longtemps l’Europe ne respecte plus le droit d’asile.
En 2023, l’accord sur un nouveau pacte d’immigration et d’asile a prévu une répartition entre les différents États des demandeurs admis (les États qui le refuseraient devant verser une contribution financière) mais, surtout, a généralisé le tri aux frontières : les procédures d’enfermement aux frontières de l’Europe sans accès au sol européen vont se généraliser, avec le risque d’une instruction accélérée des dossiers. D’ores et déjà, l’on constate en 2023, dans une période où les flux de migration augmentent, une forte détérioration des conditions d’accueil dans les « camps » grecs financés par l’Union. En définitive, faisant fi des dispositions humanistes du droit, l’Union a adopté la philosophie de fermeture de l’extrême droite, au demeurant sans grand succès : les migrants meurent davantage, ils souffrent davantage mais ils sont toujours là.
De même, dans le domaine du Green deal, le PPE et l’extrême droite se sont mobilisés au printemps et à l’été 2023 au Parlement européen pour dénaturer le projet de texte sur la restauration de la nature. Celui-ci tendait au départ à augmenter la part des terres de forte biodiversité et comportait, au nom de la protection de la biodiversité, des obligations de restauration des écosystèmes terrestres, côtiers ou marins dégradés, telles les tourbières. Le PPE a adopté en mai 2023 une « Vision pour l’agriculture », où les objectifs de la loi ont été jugés inatteignables au nom de la souveraineté alimentaire et, par la suite, le texte adopté est devenu une coquille vide qui n’impose plus rien.
Quant au projet de texte sur la réduction durable des pesticides (pourtant déjà expressément prévue dans la partie du Green deal propre à l’agriculture), il a été tellement vidé de son sens par la droite mais aussi par des libéraux, voire des socialistes, que les parlementaires qui y étaient au départ très favorables ont préféré voter contre l’adoption du texte, d’autant que l’indice de mesure de la consommation était si laxiste qu’il permettait de mesurer une baisse des usages là où il n’y en avait aucune.
Ces attitudes ne relèvent pas du hasard : à l’instar d’autres dirigeants, E. Macron a demandé en mai 2023 une « pause réglementaire dans le domaine des normes environnementales européennes », sans que l’on comprenne très bien comment il peut parallèlement déclarer (en septembre 2023) qu’il faut désormais aller deux fois plus vite qu’auparavant pour réduire les émissions de GES. Indice qui ne trompe pas, la présidente de la Commission, dont l’opportunisme est connu, a déclaré qu’elle envisageait « une nouvelle phase » du Green deal, « plus à l’écoute des citoyens et des entreprises ». La mort du Green deal est annoncée, sinon encore actée. La droite adopte la position « de bon sens » de l’extrême droite sur l’écologie : agir un peu, mais pas beaucoup.
L’effacement de la frontière entre droite traditionnelle et extrême-droite permet l’arrivée au pouvoir de celle-ci
Il y a quelques années, il était d’usage de se rassurer sur l’avenir en soulignant à la fois l’hétérogénéité de l’extrême droite en Europe et le « cordon sanitaire » maintenu par la droite traditionnelle face aux nostalgies néo-nazies des militants d’extrême-droite et à l’antisémitisme avoué de certains d’entre eux.
Aujourd’hui, l’hétérogénéité perdure (les deux mouvements présents au Parlement européen se distinguent par leurs choix économiques, plutôt libéraux pour les uns et davantage hostiles à la mondialisation pour les autres), mais elle s’est réduite : les grands thèmes communs se voient davantage, nationalisme et rejet des normes supranationales, refus de l’immigration et de l’étranger, principal problème à résoudre pour retrouver une identité malmenée, préférence nationale, rejet des élites, critiques du fonctionnement de la démocratie, restauration de l’autorité, exploitation des craintes de déclassement économique et social de certaines catégories inquiètes de leur avenir (classes moyennes populaires et agriculteurs), indignation sur la dégradation des services publics. Or, sur ces thèmes, la droite traditionnelle s’aligne, quand bien même le projet de l’extrême droite n’est crédible ni juridiquement ni financièrement, de peur sans doute de perdre des électeurs préoccupés par l’identité culturelle et la crainte du déclin, parfois aussi par conviction : la campagne présidentielle a montré en France que les thèmes de campagne étaient identiques, ce qui accentue la baisse de la droite traditionnelle et profite à l’extrême droite.
Cette porosité s’accompagne d’une acceptation, par les partis d’extrême droite, des règles démocratiques (avec une recherche de respectabilité au moins en façade, comme on le voit pour le Rassemblement national en France) : en Europe, ils acceptent le jeu des coalitions, ce qui en France n’est pas encore le cas mais pourrait bien arriver. De même, ces dernières années, l’on constate un changement d’attitude à l’égard de l’Europe : lors du Brexit, l’extrême-droite s’est positionnée pour la sortie de l’Europe, ce qui apparaît clairement aujourd’hui comme une erreur. Elle en a tiré les leçons. Le Rassemblement national ne veut plus désormais quitter l’Europe mais en changer les règles de l’intérieur. La leader italienne joue, formellement, le jeu de l’Europe. V. Orban lui-même prétend défendre l’Europe, mais une Europe des États et de la souveraineté, gardienne de la civilisation occidentale. Il se livre à un chantage permanent pour obtenir le versement des fonds européens sans respecter en retour les normes de droit européennes et force est de constater que ce chantage marche bien. C’est probablement cette voie que choisira également le nouveau leader des Pays-Bas, G. Wilders, qui dans son programme a inscrit la sortie de l’Union mais qui va sans doute s’allier avec d’autres partis qui n’ont pas du tout cette intention. En tout état de cause, cette évolution des mouvements d’extrême droite face à l’Europe les renforce : ils sont « antisystèmes » mais sans l’afficher en termes institutionnels. A vrai dire, ils sont alors bien plus redoutables alors que de petits groupes de néo-nazis excités.
En l’absence de réponse forte des partis libéraux (E. Macron en France reprend de plus en plus les thèmes de l’extrême droite sur l’immigration, le rejet de l’Islam et l’autorité) et des partis de gauche, tétanisés depuis longtemps sur ces thèmes et qui n’osent plus affirmer aucune contre-conviction, l’extrême droite a de grandes chances de l’emporter en France. Elle confortera ainsi la tendance à l’œuvre dans l’Union et l’on peut s’attendre au pire sur l’écologie, le respect du droit d’asile et le respect du droit tout court, comme sur la résistance à la dictature russe et l’aide à l’Ukraine. En France, le paradoxe sera fort, voire insupportable : comme le note une journaliste du Monde (Immigration, tolérance de la société, le paradoxe français, 20 octobre 2023), tous les signes montrent que l’acceptation des minorités et de la diversité a nettement progressé en France. Mais l’abstention aussi et, selon les mots du politiste Vincent Tiberj, la scène politique est un reflet très imparfait du monde. L’extrême droite a réussi à imposer ses thèmes en les martelant jusqu’à ce qu’ils deviennent apparemment incontournables, avec la complicité de partis qui veulent avant tout survivre. Nous en paierons tous le prix.
Pergama, le 18 décembre 2023.