Deux constats récents soulignent l’ampleur du problème posé par la pollution de l’eau potable par des pesticides, sans que l’on puisse aujourd’hui envisager des solutions efficaces et rapides.
Le premier constat date de novembre dernier : plusieurs articles publiés dans la presse (Le Monde, Libération, Que choisir, le site Générations futures…) ont alors fait état des conséquences du classement par l’EFSA, l’autorité européenne de sécurité des aliments, d’un pesticide très utilisé, le Flufenacet, comme perturbateur endocrinien. Ce classement arrive très tardivement (c’est une des techniques de l’EFSA pour éviter d’affronter les problèmes) : l’autorisation du produit a expiré depuis 2013 et la nouvelle évaluation engagée pour délivrer une éventuelle nouvelle autorisation traîne depuis 11 ans, avec 9 décisions de prolongation temporaire depuis lors. Ce classement, enfin intervenu en 2024, a, en droit, des conséquences importantes : la molécule-mère et ses métabolites (c’est-à- dire les molécules issues de sa dégradation) sont considérés comme potentiellement dangereux et soumis, dans l’eau potable, à un seuil à ne pas dépasser, soit en l’occurrence 0,1 microgramme/litre, sauf à ce que l’eau distribuée soit reconnue comme non conforme.
Or, au printemps dernier, le réseau européen Pesticide Action network (PAN) a étudié des échantillons d’eau distribuée comme potable dans une dizaine de pays : dans 86 % d’entre eux (et dans 75 % des échantillons français), le métabolite du Flufenacet, le TFA, était présent en quantités souvent très supérieures à ce seuil : la teneur d’un échantillon prélevé à Paris lui est ainsi 20 fois supérieure. L’eau en bouteilles est également contaminée, dans une moindre mesure semble-t-il.
La réglementation en vigueur permet qu’en cas de non-conformité de l’eau, une dérogation puisse être accordée aux collectivités publiques par le préfet, pour 3 ans renouvelable une fois, mais à condition que la collectivité prenne des mesures visant à diminuer le dépassement du produit par rapport au seuil. Or, le TFA fait partie de la famille des « polluants éternels », donc probablement toxique et difficile à éliminer. Si la situation est telle que la décrit le PAN, on aboutit à une impasse, la majorité des eaux distribuées étant non potable et dangereuses à boire, et, sans doute, destinées à le rester.
Dans ce cadre, il ne semble pas que les autorités envisagent d’appliquer le principe de précaution, qui consisterait à interdire immédiatement le Flufenacet et à imposer immédiatement la recherche systématique du TFA dans l’eau distribuée, puisqu’un perturbateur endocrinien est susceptible d’entrainer des effets toxiques, cancers ou altérations du développement des enfants. Il faut chercher au moins comment réduire cette pollution. Les autorités demandent plutôt des études supplémentaires : au niveau européen, la Commission demande une étude à l’OMS sur les effets du TFA sur la santé pour étudier un nouveau seuil. En France la Direction générale de la santé a demandé une mesure officielle de la pollution de l’eau par le TFA. Il est toutefois probable (à vérifier cependant) que le Flufenacet sera prochainement interdit, sachant que, toutefois, d’autres pesticides à base de PFAS resteront autorisés. Mais ce serait bien d’accélérer sur le reste.
Le deuxième constat date d’un rapport administratif récent.
Le 20 novembre 2023, une mission « relative à la gestion des non-conformités des eaux destinées à la consommation humaine (EDCH) pour les pesticides et leurs métabolites » a été demandée par la première ministre d’alors au Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) et à trois inspections générales (environnement, finances et affaires sociales). Le rapport, établi en juin 2014, jugé confidentiel, n’a pas été publié. Il l’a été le 14 novembre par un site privé, Contexte, puis, quelques jours après, est devenu officiellement public.
Le rapport évoque en premier lieu les méthodes de surveillance des eaux, puis l’ampleur de la « non-conformité », avant de s’interroger sur la cohérence des seuils-limites utilisés et sur les difficultés de la gestion des cas de non-conformité, pour aborder enfin les moyens de lutte, curatifs et préventifs. Rien ne va.
Sur la surveillance exercée, les agences de l’eau (eaux brutes) et les ARS (eaux destinées à la consommation) surveillent pour la plupart davantage de pesticides qu’elles n’y sont tenues. La mission recommande l’établissement d’une liste socle nationale à compléter au niveau régional. Elle recommande également d’évaluer les effets des molécules visées sur les êtres vivants, y compris les hommes.
Sur l’ampleur de la non-conformité, la mission note que la surveillance des eaux brutes et distribuées “révèle des concentrations élevées de pesticides et de métabolites”. Trois métabolites en particulier sont régulièrement en cause. En 2020-2021, un tiers des échantillons prélevés dans le cadre de la vérification de la qualité des eaux potables révèle des concentrations excessives. En 2022, entre 4 millions et 200 000 personnes ont été exposées plus d’un mois à une dose excessive d’un des métabolites figurant sur une liste de 5, intégrant un métabolite venant d’un produit interdit depuis 20 ans. En 2023-2024, pour un métabolite précis, un quart des départements français a dépassé le seuil admis et, pour un autre, des dépassements atteignant 3 fois le seuil de non-conformité ont été relevés dans 9 départements.
Quant aux seuils utilisés, la mission en montre la fragilité : le seuil de 0,1 microgramme par litre couramment utilisé est ancien et soulève des doutes. Parfois le métabolite n’est pas recherché et donc aucun seuil ne s’applique. Enfin, les États-membres restent libres d’apprécier si un métabolite doit être « pertinent » (soumis à un seuil), ce qui conduit à des divergences d’appréciation. Il faudrait actualiser et mettre de l’ordre, notamment soumettre à seuil tous les métabolites de produits interdits. Surtout, il faudrait mieux évaluer et mieux connaître la toxicité des produits.
Enfin, la gestion des non conformités est compliquée, parfois quasi impossible (la teneur ne baisse qu’après de longs traitements) et parfois le seuil met du temps à être fixé.
Quant aux moyens de rétablissement de la conformité, ils sont couteux quand ils sont curatifs : la mission préconise d’augmenter les ressources des agences de l’eau pour y faire face (le projet de budget 2025 les diminuait…). La mission s’inquiète toutefois de « l’échec global de la préservation de la qualité de l’eau pour ce qui concerne les pesticides » : elle insiste sur une meilleure protection des captages (un grand nombre sont mal protégés) et, en cas d’échec, préconise l’interdiction de produits phytosanitaires dans un périmètre donné. Elle insiste par ailleurs sur la nécessité de changements de pratiques agricoles.
Enfin, pour expliquer que le rapport n’ait pas été rendu public, la ministre en charge de l’environnement évoquait l’élaboration en cours d’une feuille de route sur la pollution de l’eau par les pesticides. Le vote de la censure a fait disparaître le projet… qui n’a peut-être jamais existé. Le contexte actuel se prête mal à une mesure qui serait interprétée comme contraire aux intérêts agricoles bien que favorable à la santé publique… Pour autant, le rapport établit un constat qui ne pourra être oublié.