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Risques professionnels : malaise sur les chiffres

La branche AT-MP (accidents du travail et maladies professionnelles) du régime général des salariés du secteur privé a publié, en décembre 2024, les chiffres 2023 de la santé et de la sécurité au travail. Les résultats surprennent : ils s’inscrivent dans une nette tendance à l’amélioration, du moins pour les accidents du travail indemnisés. Ils sont beaucoup moins bons pour les accidents mortels, les accidents de trajets et les maladies professionnelles, qui augmentent.

Le nombre d’accidents du travail indemnisés (ayant donné lieu à au moins une journée d’arrêt de travail avec une indemnité journalière spécifique) passe de 564 189 en 2022 à 555 803 en 2023, soit une baisse (assez légère) de 1,5 % mais une baisse qui s’inscrit dans une évolution plutôt marquée depuis 2021 (l’année 2020 étant atypique). Le niveau d’accidents du travail de 2019 (655 715) se situait très au-dessus.

L’indice de fréquence (nombre des accidents du travail pour 1000 salariés), plus significatif que le nombre brut, est également à la baisse : il était en 2019 de 33,5 /1000 et il atteint en 2023 26,8/1000, sachant que les données intermédiaires de 2020 et 2021 étaient peu significatives compte tenu de l’importance du chômage partiel. Sauf la métallurgie et les services bancaires et financiers, tous les secteurs connaissent une baisse. Un point est néanmoins quelque peu troublant : depuis 2022, les salariés sont tous décomptés grâce à la Déclaration sociale nominative et non plus à partir de la déclaration annuelle de données sociales. Le rapport note que « cette période transitoire justifie que certaines évolutions ne soient pas calculées en 2022 ». Y a-t-il alors une rupture de séries ? Le rapport n’est pas clair là-dessus.

Le nombre des accidents de trajet augmente quant à lui de 5 %.

Ce qui trouble, c’est que, dans cet ensemble très positif, le nombre d’accidents de travail mortels augmente à 759 (il était de 733 en 2019 et de 738 en 2022). Les secteurs des transports et du BTP sont les plus concernés.

Quant aux maladies professionnelles, soit 47 434 constatées en 2023, leur nombre augmente de 7 % par rapport à 2022 tout en restant toutefois inférieur aux 49 505 de 2019. Les troubles musculosquelettiques y occupent une place considérable (88 %) et leur nombre augmente de 9,5 %. Augmentent aussi, plus modérément, les cancers hors amiante et les maladies psychiques prises en compte « hors tableaux », dont le nombre a plus que doublé depuis 2019.

Les raisons de ces évolutions ne sont pas élucidées. Certes, l’on peut aisément imputer l’évolution des maladies professionnelles au vieillissement de la population. Au demeurant, celles-ci sont sans doute sous-évaluées : c’est en tout cas l’analyse de l’ANSES (avis du 12 décembre 2024), selon laquelle il faudrait mettre à jour les « tableaux » existants qui comporte une affection prise en charge et les conditions nécessaires pour la reconnaître comme MP, tableaux devenus parfois scientifiquement obsolètes. L’ANSES suggère également d’inscrire dans les tableaux une quarantaine d’affections qui aujourd’hui ne seraient pas couvertes.

S’agissant des accidents du travail, les causes de la baisse sont peu explicitées. Le rapport de la branche maladie évoque l’hypothèse d’une profonde modification de la relation au travail après la crise sanitaire, qui aurait des répercussions dans le domaine de la santé. Il indique que d’autres pays, l’Allemagne et le Luxembourg, connaissent des évolutions parallèles.  Reste le contraste difficilement explicable entre l’importance des accidents mortels et la décroissance d’ensemble de l’incidence des accidents, au point que certains syndicats se prennent à douter de la véracité des données présentées.

Ces chiffres contrastent en tout cas avec les analyses récurrentes qui présentent la France, en ce domaine, comme la « mauvaise élève de l’Europe ». De fait, pour le risque professionnel, la France est mal classée dans les comparaisons européennes. Dans la parution 2024 d’Eurostat portant sur l’ampleur des risques liés au travail en 2022, la France est deuxième, après Malte et devant la Belgique et la Lettonie, pour l’incidence dans le domaine des accidents mortels, très loin d’une moyenne européenne bien plus basse. Son rang n’est pas meilleur pour l’incidence des accidents non mortels : elle est également deuxième, derrière le Danemark et devant la Bulgarie, là aussi très, très au-dessus de la moyenne.

Dans le rapport 2024 d’évaluation des politiques de sécurité sociale (rapport transmis au Parlement chaque année pour l’aider à préparer le vote de la Loi de financement de la sécurité sociale), la branche AT-MP conteste, avec des arguments convaincants, la comparabilité des données utilisées dans de telles comparaisons internationales : le seuil de déclaration des AT varie en effet selon les pays. Compte tenu des différences de réglementation, Eurostat entend harmoniser des chiffres mais il resterait de fortes différences dans les méthodes de décompte. Surtout, l’organisme Eurogip (un groupement d’intérêt public créé entre le Caisse nationale d’assurance maladie et l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et maladies professionnelles) a réalisé en décembre 2023 une étude sur les taux de déclaration des accidents du travail dans les divers pays européens : il en résulte que la sous-déclaration est massive dans certains pays, notamment ceux de l’est. Tout un groupe de pays ne déclarent leurs accidents qu’entre 30 et 40 % de la réalité, tandis que la France figure dans le groupe des pays qui déclarent entre 82 et 95 % de leurs accidents. Les classements d’Eurostat n’ont donc guère de portée.

Reste, face à l’incertitude des chiffres, une indéniable vérité : les démarches de prévention des risques sont très inégales en France. La Dares (Comment les employeurs préviennent-ils les risques professionnels ? mars 2024) note que, en 2019, moins de la moitié des établissements disposaient d’un document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP, obligatoire) à jour, document qui à la fois évalue les risques et comporte des mesures pour les limiter. Il est vrai que le pourcentage de DUERP à jour varie beaucoup selon la taille des établissements et que l’existence d’un DUERP opérationnel ainsi que la mise en place de mesures de prévention sont bien plus fréquents dans les grands établissements. Il en est de même dans les secteurs d’activité où les salariés sont le plus exposés. En revanche, les démarches de prévention sont plus rares dans les établissements plus petits. A noter toutefois certaines carences plus générales : les employeurs font plus souvent la prévention des risques physiques que des risques psychosociaux et les postures pénibles comme la manutention de charges lourdes sont parmi les risques les moins bien pris en compte. Tout cela explique sans nul doute l’évolution des maladies professionnelles.