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Justice et politique, préserver le “Check and balance”, régulation et contrepoids

La condamnation pénale de Marine Le Pen a montré que le responsable politique a un avantage important sur les autres citoyens : il a, lui, un accès aisé aux médias et à l’opinion et peut déformer à son gré la présentation du jugement qui le frappe.  Marine Le Pen est aidée en ce sens par une presse militante peu soucieuse d’honnêteté. Ses électeurs sont donc persuadés de son innocence, dès lors que des élus ou des journalistes auxquels ils font confiance leur serinent qu’il n’y avait pas matière à condamnation, a fortiori pas à peine d’inéligibilité. L’élue condamnée peut ainsi se poser en victime de juges « rouges » idéologues. Beaucoup l’ont fait avant elle, de son père Jean-Marie Le Pen à François Fillon ou à Nicolas Sarkozy. Jean-Luc Mélanchon a utilisé la même rhétorique (il a évoqué après une perquisition le « procès politique » qui lui serait fait) mais en renversant l’appréciation sur les juges, qui, sous sa plume, criminalisent lanceurs d’alerte, syndicalistes et écologistes.

Les débats tenus à cette occasion méritent certes des réponses : rappelons que c’est le Parlement et l’exécutif qui sont responsables de l’organisation de la justice et de l’adoption de la loi pénale, avec les forces et les faiblesses qui s’ensuivent ; que, contrairement à ce qui est souvent édicté, le respect de la séparation des pouvoirs n’empêche nullement les « interférences » entre justice pénale et politique ; que le juge n’est pas un électron libre et que ses jugements sont contrôlés et remis en cause ; que, si l’équité de l’exécution immédiate d’une peine mérite, il est vrai, d’être interrogée, la réflexion doit être menée pour tous et non pour les seuls élus. Toutefois, ici, le combat intellectuel et moral est gagné d’avance : la bonne foi impose de se soumettre au juge quand on a commis un délit.

Reste que le rôle politique de la justice s’étend bien au-delà du domaine du juge pénal traditionnel : c’est sans doute ce contrôle des décisions politiques qui est le plus irritant pour les populistes et qui soulève des questions plus complexes.

Ni l’organisation de la justice ni le droit pénal ne dépendent des juges et la lutte contre la malhonnêteté des responsables publics garde des faiblesses  

 Le législateur a, il est vrai, renforcé la lutte contre les atteintes à la probité des politiques.

Marine Le Pen a été condamnée sur le fondement du droit applicable au moment où elle a organisé le système de détournement de fonds publics dont ont bénéficié son parti, ses collaborateurs et sa famille, à savoir l’article 432-17 du Code Pénal dans sa rédaction antérieure à la loi Sapin. Le texte ne prévoyait alors, pour les personnes occupant une fonction publique manquant à la probité, que la possibilité pour le juge d’assortir sa condamnation d’une peine complémentaire d’inéligibilité. Depuis lors, la loi Sapin du 9 décembre 2016 a renversé la disposition : la peine d’inéligibilité est devenue obligatoire, sauf à être écartée par le juge pour des motifs tenant aux circonstances de l’infraction ou à la personnalité de son auteur.

De fait, le droit applicable aux élus ou aux agents publics qui détournent des fonds publics ou abusent de leur position s’est nettement durci depuis 15 ans : l’exécutif et les parlementaires ont voulu lutter contre une conviction très vivace dans l’opinion publique, plus de 70 % des personnes interrogées (74 % en 2025 selon le Baromètre de la confiance politique du CEVIPOF) jugeant les responsables politiques « plutôt corrompus ». Marine Le Pen, qui n’était alors pas députée, n’a pas votée la loi Sapin mais l’avait réclamée : « « Quand allons-nous mettre en place l’inéligibilité à vie pour tous ceux qui ont été condamnés pour des faits commis à l’occasion de leur mandat ? », disait-elle dans une interview de 2013 à la chaîne Public Sénat. La loi Sapin est moins sévère, qui plafonne à 10 ans la peine d’inéligibilité.

Dans ce durcissement qui répond à une volonté populaire, les lois de moralisation de la vie publique de 2013 et de 2017 et la loi Sapin ont compté mais l’institution qui a joué le rôle le plus important est la création du Parquet national financier (PNF), parquet spécialisé, donc plus efficace, dans la répression d’infractions complexes commises par des responsables politiques ou par de grandes entreprises. Le PNF a donné un coup d’accélérateur fantastique à la lutte contre la corruption des responsables politiques ou des grandes entreprises.  Les hommes politiques qui ont détourné de l’argent public ou fraudé le fisc pendant des années (P. Balkany, J. Cahuzac, F. Fillon) ont été condamnés, après enquête du PNF, à de la prison ferme, alors que ce type de condamnation était exceptionnel jusqu’alors. Nicolas Sarkozy, ancien Président de la République, a lui aussi été condamné à deux reprises, en 2021, pour corruption et pour financement illégal de campagne. Il devrait l’être aussi pour le financement libyen de la campagne présidentielle de 2007, après une instruction du PNF dont la minutie, face à une opacité organisée méthodiquement, soulève l’admiration. A l’égard des entreprises fraudeuses, l’action du PNF, qui a permis au Trésor public de récupérer 12,5 Mds de 2014 à 2024, est remarquable. Airbus, Google, HSBC, Total, UBS ou la Société générale ont été lourdement pénalisées à la suite de son action.

Par ailleurs, contrairement à une assertion souvent entendue, le juge est lui-même contrôlé.  Il l’est par l’appel, dont le nombre croît, ce qui n’est pas, au demeurant, un signe de bonne qualité, comme le note le rapport des États généraux de la justice en 2022 : ainsi, les appels des jugements de TGI ont augmenté de 50 % en 10 ans et 46 % des jugements de première instance sont réformés. Le juge l’est aussi par la cassation, pas seulement parce que la Cour peut redemander à un tribunal de se prononcer mais parce qu’elle construit une jurisprudence qui impose une interprétation uniforme d’un texte. Au-delà, la Convention européenne des droits de l’homme que la France s’est engagée à respecter ne se contente pas de rappeler le contenu de droits essentiels : elle définit ce qu’est un procès équitable et impose la notion de « légalité de la peine ». Il est vrai que la portée de ces dispositifs est terriblement affaiblie par la lenteur de la justice, qui pénalise lourdement les justiciables.

Face à cette nouvelle force de la justice contre les responsables politiques qui ont manqué à la probité, restent encore d’importantes faiblesses : on peut citer l’existence, dans la Constitution, d’une Cour de justice de la République, dont les juges sont majoritairement des parlementaires, pour juger des actes des ministres accomplis dans le cadre de leurs fonctions, Cour dont l’indulgence est effarante. Autre faiblesse, la justice reste trop loin de la société : critiquée par la population pour sa lenteur qui affecte les exigences d’équité, pour ses procédures jugées opaques qui rendent possibles toutes les manœuvres dilatoires dont raffolent les élus mis en cause (le législateur devrait s’attaquer à cette question), elle l’est également pour son entre-soi, avec un corporatisme dont l’affaire d’Outreau, certes ancienne, reste la référence. Elle n’est pas toujours crue quand elle se prétend indépendante car les procureurs traînent la réputation ternie de ceux qui ont été naguère complaisants envers le pouvoir politique. L’opinion lui reproche même d’être trop laxiste alors que sa sévérité ne cesse de croître et qu’elle emprisonne à tour de bras : en réalité, c’est une autre de ses faiblesses que de ne pas se soucier de réinsertion mais il est vrai qu’elle ne s’écarte pas, sur ce point, de l’opinion commune.

Il serait donc nécessaire de réformer la Constitution pour supprimer la Cour de justice de la République (les ministres seraient jugés par les tribunaux ordinaires), de changer le mode de désignation des procureurs, qui n’ont pas à être choisis par le pouvoir, d’avancer vers une conception différente de la peine, enfin d’appliquer la proposition des États généraux de la justice d’ouvrir la composition du Conseil supérieur de la magistrature, en charge officiellement de la déontologie et de la discipline des magistrats mais qui ne s’en occupe guère,  à un nombre plus important de non-magistrats : la population est en droit de débattre, collectivement, de la qualité des décisions de justice, ce qu’au fond ceux-ci n’ont jamais admis. En 2022, la Contrôleuse des lieux privatifs de liberté a mis en cause les choix restrictifs et « humainement insupportables », voire illégaux, d’un juge d’exécution des peines : la morgue dont les magistrats ont alors usé dans leur réponse montre qu’ils refusent toute appréciation de leur action.

Quant à Marine Le Pen, sa peine n’apparaît pas choquante vu le délit commis et, si elle doit incriminer un responsable, c’est aux parlementaires qu’elle doit s’adresser.

Les interférences entre justice pénale et vie politique sont incontournables

En 2019, un éminent avocat écrivait dans un numéro de Lexisnexis de 2019 (Justice et politique : les raisons d’une relation conflictuelle) « Il n’est pas sain que les politiques interviennent dans le champ judiciaire ni que les juges interviennent dans le champ politique ». L’assertion est étonnante : les juges appliquent le droit à tous, au nom de l’égalité de tous les citoyens. De plus, juger quelqu’un, c’est connaître ses antécédents, le contexte dans lequel il a agi et les buts poursuivis. Il appartenait aux juges d’apprécier l’argument que Marine Le Pen leur a présenté, selon lequel les assistants du Rassemblement national font de la politique au service du RN, peu important leur rattachement administratif à telle ou telle institution. Ils sont entrés alors, inévitablement, dans le mode de fonctionnement d’un parti et dans les règles qui président à son financement. L’individualisation des peines leur impose également d’apprécier la gravité d’une faute en fonction de la position de celui qui l’a commise : si N. Sarkozy, ancien Président de la République, est reconnu coupable d’avoir conclu un accord clandestin pour obtenir de l’argent d’un dictateur libyen criminel, il est normal que sa peine soit plus sévère que celle d’un escroc ordinaire. L’interférence avec le politique est alors consubstantielle au procès. Ce qui est interdit, c’est la complaisance ou la partialité envers un prévenu responsable politique. Bien évidemment, il n’est pas certain que les juges parviennent toujours à une parfaite objectivité (qui le pourrait ?) mais quand le jugement est collégial, mis en délibéré et longuement motivé comme celui de Marine Le Pen l’a été, qu’il intervienne dans le champ politique fait partie de sa mission.

Réformer la loi pénale ? La réformer pour Marine Le Pen ?

 L’automaticité de l’inéligibilité des responsables politiques malhonnêtes est légitime : elle a été validée par la décision du Conseil constitutionnel 2017-752 qui rappelle qu’elle « vise à renforcer l’exigence de probité et d’exemplarité des élus et la confiance des électeurs dans leurs représentants ». La décision rendue récemment par le Conseil (QPC 2025-1129) valide à la fois le caractère automatique de l’inéligibilité dans certains cas et le prononcé de son exécution provisoire qui « contribuent à renforcer l’exigence de probité et d’exemplarité des élus et la confiance des électeurs dans leurs représentants. Ainsi, (ces dispositions) mettent en œuvre l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public ». S’agissant de l’exécution provisoire, le Conseil émet toutefois une réserve en 2025 : le juge doit apprécier le caractère proportionné que cette décision porte à la liberté des électeurs. Il faut donc des motifs sérieux pour y recourir.

Y a-t-il pour autant un consensus social sur le caractère exécutoire d’un jugement pénal de première instance ? Non et, de ce fait, il faut en débattre.

La pratique prévaut en justice civile, pour accélérer le cours de la justice, comme en témoigne le décret n° 2019-1333 du 11 décembre 2019, qui généralise le principe tout en établissant une liste précise d’exceptions et qui de plus prévoit, à certaines conditions, la possibilité d’un recours contre l’exécution provisoire d’un jugement de première instance. Au civil, la solution du litige n’est pas si difficile à percevoir et l’appel pourra, si nécessaire, renverser la décision sans trop de dommages.

Dans le domaine pénal, la pratique, autorisé par l’article 471 du Code de procédure pénale, est plus rare, parce que l’exécution de la sanction n’est pas réversible.

Certes, le tribunal qui a rendu le jugement contre Marine Le Pen justifie le caractère exécutoire du jugement par deux moyens qui peuvent, quoi qu’on ait dit, emporter la conviction : les prévenus, dit-il, ont plaidé systématiquement l’impunité, arguant qu’on ne pouvait rien leur reprocher, alors même que tous les recours qu’ils ont formés, pendant l’instruction, contre leur incrimination ont été rejetés. Le tribunal en tire la conclusion qu’ils sont susceptibles de reprendre des pratiques malhonnêtes puisqu’ils ne les reconnaissent pas telles. En outre, et peut-être surtout, ils considèrent que le fait que Marine Le Pen soit à même de se présenter à l’élection présidentielle tout en étant condamnée, même en première instance, à une peine d’inéligibilité serait un trouble grave à l’ordre public.

Il est donc loisible d’hésiter sur l’exécution provisoire :  dans le cas de Marine Le Pen, l’argument du trouble à l’ordre public est plutôt convaincant : peut-on laisser se présenter à une élection présidentielle, à cause de la lenteur de la procédure d’appel, une personne condamnée en première instance et dont l’inéligibilité sera très probablement confirmée en appel ? Certes, en cas d’élection avant que l’appel ait été jugé, la procédure pénale serait suspendue mais ce que l’Amérique de Trump a accepté, avoir à sa tête un repris de justice dont la condamnation n’est pas définitive, pouvons-nous l’envisager sereinement ? Et puis, fait-on tant d’histoires, au pénal, pour les mises en détention provisoire (30 % des détenus), décidée par un juge comme une sorte d’exécution par anticipation d’un jugement même pas encore rendu ?

Sur le cas d’espèce de Marine Le Pen, la réponse la plus opportune est donc d’accélérer les procédures d’appel et de cassation (le recours en cassation est suspensif en matière pénal). L’exécution provisoire peut être admise dès lors que l’appel intervient très rapidement.

L’autre réponse aujourd’hui envisagée, changer la loi et supprimer le caractère d’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité (proposition de loi du député apparenté RN Éric Ciotti) serait une mauvaise solution. Certes, cette suppression est possible et la disposition nouvelle serait, si elle était votée par le Parlement, immédiatement applicable, même à des infractions commises avant son entrée en vigueur, l’article 112-2 du Code Pénal admettant ce caractère si la loi porte sur le régime d’exécution et d’application des peines, ce qui est le cas.

Il s’agirait pourtant là d’un acte insupportable : outre qu’il ouvrirait une course de vitesse entre le législateur et les juges (la condamnation définitive intégrant l’inéligibilité pourrait être prononcée avant le printemps 2027), il instituerait une exception, s’agissant de l’exécution provisoire, en faveur des élus et en fait, d’une élue, Marine Le Pen. Ce serait démontrer que les règles pénales s’appliquent à tous, sauf aux responsables politiques qui se voient comme une aristocratie insoupçonnable dont l’élection vaut autorisation de faire ce que l’on veut, détourner de l’argent public, attaquer les institutions, refuser d’appliquer le droit. Pourquoi ensuite ne pas supprimer le Parquet national financier, comme le demandent déjà certains, ou démanteler les obligations spécifiques des élus sur la transparence de leurs activités ou l’emploi de leurs conjoints ?  On risque d’en revenir à une culture très archaïque qui réclame l’impunité des responsables politiques, sans mesurer la contradiction avec un discours très dur contre la délinquance « ordinaire ». La comparaison avec Orban, corrompu s’il en est, ou avec Trump, qui multiplie les illégalités, s’imposerait.

Au-delà du pénal, la justice a d’étroites relations avec le politique : le contrôle de la constitutionnalité des lois, du respect des droits de l’homme et de la légalité, voire de l’opportunité, des décisions politiques, ne sont pas consensuels.

Le juge (parfois spécialisé, tels les juges administratifs qui contrôlent en France les décisions du gouvernement ou telles les Cours suprêmes constitutionnelles) est compétent pour vérifier la légalité des décisions des responsables politiques qui lui sont soumises. Il exerce certes ce contrôle au regard des textes situés au niveau supérieur dans la hiérarchie des normes, la loi et les traités internationaux pour les décrets ou les arrêtés, la Constitution et les traités pour les lois. Cette compétence monte en puissance, comme l’extraordinaire développement du droit administratif et constitutionnel le montre. Les responsables politiques traditionnalistes sont critiques, qui opposent l’arbitraire du juge au choix populaire : Henri Guaino déclarait en 2021 au site Atlantico que, dans sa jeunesse, le juge se contentait d’appliquer la loi. « Maintenant le juge juge la loi. Et donc il la fait puisqu’il applique le droit qu’il veut ». La formule, caricaturale, n’est parfois pas si éloignée de la vérité.

Au-delà, la création d’une justice internationale bouleverse les références des citoyens comme celles du juge national. Certes, dans le domaine pénal, la justice internationale est faible mais, chargée de sanctionner les génocides, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, elle les montre du doigt, au rebours de la tolérance traditionnelle des diplomates et des États : elle parvient au moins à être gênante. La Cour européenne des droits de l’homme est autrement puissante : elle impose une norme suprême qui, même si elle tient grand compte des contraintes étatiques, peut s’opposer aux États et aux juges au nom d’une morale supérieure : l’on pense par exemple au jugement qui impose à l’État français le rapatriement des enfants retenus dans des camps en Syrie, alors que la France refusait (et refuse encore) que quiconque contrôle les « actes de gouvernement » qui, dans le domaine international, ne pouvaient traditionnellement être déférés devant un juge. Une grande partie de la droite conteste alors le rôle du juge international parce qu’il déposséderait la communauté nationale de ses choix propres.

Plus remarquable encore, le juge est amené à se prononcer sur les politiques publiques, comme le montrent les arrêts du Conseil d’État intimant au gouvernement d’agir plus efficacement dans la lutte contre le réchauffement climatique. La saisine du juge est alors, il est vrai, un aveu d’impuissance car le jugement ne bouleverse pas les choix politiques. Mais le but est de prendre à témoin l’opinion et de rappeler au moins à l’État ses responsabilités et ses engagements.

Comment évaluer ces interventions croissantes du juge ? Sur le fond, elles irritent parfois. On se rappelle les arrêts complaisants du Conseil d’État sur l’action du gouvernement pendant le COVID, qui l’ont exonéré de ses responsabilités quant à la protection des détenus ou des pensionnaires d’EHPAD et dont témoigne la validation sans sourciller de la décision de prolongation administrative des détentions provisoires. Quant au juge constitutionnel, il se donne sans doute une marge de manœuvre trop large et qui peut paraître arbitraire dans l’interprétation des textes : il en est ainsi quand il juge de la conciliation entre des principes contraires, entre la protection de l’ordre public et la garantie des libertés individuelles, le couperet tombant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, au seul motif tautologique que la mesure incriminée tendant  protéger l’ordre public excède ou n’excède pas le nécessaire respect des libertés individuelles. Le texte constitutionnel ne semble parfois pas lu au premier degré (il en est ainsi de la garantie des droits sociaux) mais au prisme d’une interprétation complexe qui revient à dire que le législateur est maître des limites qu’il souhaite poser en ces domaines. Certaines décisions effarent, telle celle validant la loi sur les retraites malgré un support juridique (une loi de financement de la sécurité sociale) qui représentait à l’évidence un abus de pouvoir.

Et pourtant l’intervention du juge est précieuse : la plupart de ses décisions améliorent la légitimité des décisions publiques et apportent une contribution à la morale, à l’équité, à la lutte contre les inégalités. Cette contribution est imparfaite et l’on connaît les réformes à mettre en œuvre : faire en sorte que les magistrats qui au Conseil d’ État contrôlent les décisions des ministres ne fassent pas carrière auprès d’eux ; choisir les juges constitutionnels pour leurs compétences et non pas leur poids politique et imposer au Conseil constitutionnel des règles de jugement équitable, pratique du contradictoire et réelle motivation de la décision ; pour éviter que le juge ne soit tenu de rappeler  à l’État ses devoirs, prévoir le débat avec des citoyens avant de décider de choix politiques qui engagent l’avenir. A ce prix-là, l’intervention du juge comme contre-pouvoir serait mieux admise. L’état de droit peut et doit s’améliorer mais, même imparfait, il vaut mieux que l’arbitraire.

On retrouve ici le débat fondamental soulevé par le cas Le Pen, tel qu’explicité par le magistrat Denis Salas dans un récent article (Rarement l’opposition a été si nette entre deux conceptions de l’état de droit, Le Monde, 2 avril 2025) :  le décideur suprême, est-ce le peuple, qui doit pouvoir élire qui il veut sans entrave, définir la loi par référendum en toute liberté, sans être freiné par les principes constitutionnels de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, voire « dégager » un ministre ?  Ou le droit intègre-t-il des principes et des valeurs contenus dans des textes de référence qui, au-delà de l’élection, doivent s’imposer aux responsables politiques, ce que D. Salas appelle un « Code moral partagé » ?

 L’exemple américain : ce qui se passe quand la justice est affaiblie et les principes moraux oubliés

 L’exemple américain nous aide à choisir. La justice américaine est largement politique, voire idéologique,  et le « check and balance » en est faussé : ce sont les juges de la Cour suprême nommés par D. Trump qui ont conféré à celui-ci, en juillet 2024, après des mois d’attente, une immunité sur les actes effectués pendant son mandat, ce qui, en obligeant à revoir toutes les démarches judiciaires engagées, lui a permis au final d’esquiver la quasi-totalité des procès qui lui étaient promis ; c’est aujourd’hui la Cour suprême qui adopte, à l’égard « d’ executive orders » à l’évidence illégaux, une position ambiguë qui ne freine pas le Président ; c’est elle peut-être qui refusera à terme de reconnaître que l’état de droit a disparu et que le Président s’est arrogé tous les pouvoirs, démanteler les services publics, proscrire la liberté d’opinion, expulser les étrangers qui avaient un droit au séjour, décider contre la Constitution de la caducité du droit du sol. Et pourtant, les seuls qui se battent aujourd’hui contre une dictature qui cherche encore ses marques, ce sont des juges de moindre rang qui ont le courage de suspendre ou d’annuler certains actes sans être certains que la Cour suprême les suive.

Protégeons la justice et son indépendance, c’est un rempart.

Pergama, le 14 avril 2025.