

Selon la définition du sociologue Éric Neveu, un mouvement social est « une action collective concertée en faveur d’une cause » : il vise, avec des moyens divers (grèves, communications, manifestations, rencontres, pétitions…), soit à défendre les intérêts ou les aspirations d’un groupe spécifique (ainsi le personnel d’une entreprise), soit, de manière plus large, à modifier une décision politique, voire l’ordre social existant. La plupart des mouvements sociaux émanent du « monde du travail » et sont alors encadrés par des syndicats. D’autres (Gilets jaunes, mouvements féministes, manifestations contre les « bassines ») défendent un changement social ou politique. Pour qu’un mouvement réussisse, certaines conditions sont nécessaires : d’abord l’expression d’une identité commune des participants, avec la construction solide d’un « nous » unis et solidaires ; la nature des revendications ensuite : au-delà de la recherche d’avantages matériels ou d’une meilleure considération sociale, ce qui compte, c’est le caractère « juste » des revendications, notamment aux yeux de l’opinion. Nous voici donc, de plain-pied, sur le terrain politique.
En France, deux mouvements sociaux ont pris place en cette période d’incertitude politique complète, le mouvement Bloquons tout et la grève / manifestation du 18 septembre organisée par une intersyndicale au complet.
Le premier mouvement est difficile à cerner. Soutenu à la fois par des organisations syndicales et des partis, il semblait vouloir agir dans la sphère professionnelle mais aussi au-delà, avec une stratégie de blocage et, parfois, de « renversement ». Le second mouvement, conduit par une intersyndicale unie, paraît plus traditionnel : il mobilise certes les salariés mais lui aussi s’adresse à l’État et parle « politique », positionnement légitime malgré les arguties qui séparent parfois la sphère syndicale et la sphère politique. Dans un contexte désespérant, où le retour aux institutions d’hier est impossible mais où aucune solution ne semble ouvrir sur un avenir stable, l’on ne peut s’empêcher de voir, dans ce second mouvement, une perspective enfin constructive qu’une majorité de l’opinion peut faire sien.
Bloquons tout, un mouvement social bizarre
Bloquons tout, mouvement dont on peut penser qu’il a disparu le soir du 10 septembre après des manifestations inégalement fournies, avait des parentés avec le mouvement des Gilets jaunes, en particulier son origine « d’en bas », son refus de désigner des représentants et une violence latente (« Bloquons le pays », dit son site). Personne non plus ne savait trop quel il était : sur la base d’un questionnaire en ligne adressé aux différents groupes qui le composent, la Fondation Jean Jaurès montre que le mouvement était surtout soutenu par la gauche radicale et des électeurs de LFI, plutôt des jeunes. De fait, les verbatim recueillis évoquent la lutte contre le capitalisme, le recours à la grève générale pour que le système change, la « révolte des masses », la réunion d’une constituante dès que le régime « tombera » : le mouvement serait donc le fait de militants formés, ayant (au moins en théorie, car les réponses sont floues sur la méthode concrète à employer) une stratégie de prise de pouvoir. Les manifestations du 10 septembre ont, de fait, montré l’importance prise par la jeunesse « radicale ». Certains anciens Gilets jaunes y ont participé mais la différence est nette avec ce mouvement spontané, d’origine populaire, attirés par le vote RN et peu habitués à parler stratégie et long terme.
Plutôt qu’un mouvement dominé par un parti spécifique, l’historienne Marion Fontaine voit dans « Bloquons tout » la filiation de Nuits debout et des Indignés, mouvements de témoignage plus que d’action ; elle refuse d’y voir une référence aux mouvements ouvriers des XIX et XXe siècles appelant à la grève générale pour renverser le capitalisme. Le site « Reporterre » évoque pourtant, quant à lui, un mouvement « révolutionnaire », rappelant que « paralyser le système est une idée centenaire », recommandant de « bloquer les nœuds » essentiels à la logistique, tout en reconnaissant que, malgré cette stratégie du blocage, les systèmes politiques honnis peuvent parvenir à se maintenir. L’article avoue toutefois le flou du projet. Bloquer, dit-il, c’est « prendre le temps de repenser la trajectoire de la société ». Quand on sait que les salariés aujourd’hui considèrent qu’ils n’ont pas les moyens d’assumer une grève reconductible (celle du 18 septembre ne l’est pas explicitement), on mesure le caractère hors sol du débat : le mouvement s’est lui-même marginalisé.
L’étonnant est que ce flou ne l’a pas empêché d’être soutenu (63 %, selon un sondage Toluna-Harris du 22 août, 46 % selon Ipsos BVA le 7 septembre), notamment (à 64 %) quand il réclame le départ du Président : celui-ci est jugé responsable du désordre du pays et accusé de l’entretenir. L’adhésion à un mouvement dépourvu de stratégie crédible traduit la désespérance de l’opinion à l’égard d’un personnel politique incapable de faire face et qui, surtout, « n’écoute pas ». C’est un signe qui reste inquiétant.
Le mouvement des Gilets jaunes nous a toutefois appris que le rejet et la colère ne mobilisent qu’un temps. mieux vaut se fier à des réponses de fond, avec l’espoir qu’elles puissent durablement s’imposer.
Manifestation du 18 septembre : une approche différente, franche et tonique.
L’appel à la manifestation du 18 septembre obéit aux codes traditionnels, journée de grève nationale, manifestations unitaires et liste de revendications. Mais on y défend, selon la CFDT, « le monde du travail », et cela contre un gouvernement qui, dans son projet de budget 2026, sacrifiait essentiellement les salariés, les retraités et les demandeurs d’emploi. Les revendications des divers syndicats s’adressent à l’État et dessinent des orientations de politiques publiques larges, allant de la lutte contre la pauvreté à la justice fiscale, de l’attribution de moyens budgétaires « à la hauteur » pour les services publics à des investissements dans une transition écologique juste et à la réindustrialisation de la France. Le gouvernement doit mieux équilibrer l’effort d’économie mais ne pas s’en tenir là : la revendication d’une fiscalité juste a, dans le passé, été au fondement de mouvements sociaux amples. Les privilèges heurtent, ce que F. Bayrou n’a pas du tout compris.
De plus, dans une interview au Monde, Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT fait le lien entre les mesures budgétaires contre lesquelles elle s’insurge et les conséquences politiques, avec fermeté et netteté : « Chaque centimètre de reculs sociaux, ce sont 1000 voix pour l’extrême-droite ». Les syndicats font de la politique, avec sérénité, avertissant sur les gains potentiels de l’extrême-droite, au moment où le pouvoir privilégie des calculs d’opportunité.
Syndicalisme et politique : en France, un lien inévitable
Le vieux débat entre syndicalisme et politique date, on le sait, de 1906 et de la Charte d’Amiens, qui donnait deux missions au syndicalisme, porter les revendications quotidiennes des travailleurs et lutter pour transformer la société. Ce choix, encore inscrit dans les statuts de nombreux syndicats, expliquerait, dit-on, leur moindre audience (à l’étranger, les syndicats qui se vouent à la stricte défense corporatiste des intérêts des travailleurs sont beaucoup plus puissants). Il est vrai également que la critique de syndicats « trop politisés » revient souvent dans les sondages d’opinion.
Cependant, c’est le droit français, où la loi est la source principale du droit du travail et des relations sociales, qui amène inévitablement les syndicats sur le terrain politique, à la différence de nombre de pays européens où ceux-ci ont un domaine réservé et débattent librement avec les employeurs des conditions de travail. La loi (et les programmes des partis) se prononce sur les droits des travailleurs, sur le temps de travail, sur l’assurance chômage : c’est bien contre les choix du « budget Bayrou » qui affectent la situation des travailleurs que les syndicats s’insurgent.
Il reste toutefois des différences entre l’action syndicale et l’action politique. Dans un article ancien (Économie du travail, 2006/1) le politologue René Mouriaux distinguait trois notions du champ politique, bien cernées par l’anglais : « Polity », le système institutionnel (les syndicats sont concernés car il reconnaît, ou pas, la liberté syndicale) , « Policy », qui désignent les choix de politiques publiques qui intéressent les syndicats, et « Politics », le jeu politique et la lutte pour le pouvoir, auxquels les syndicats ne participent pas. Les syndicats font donc légitimement de la politique quand, conformément à leur mission, ils s’opposent à des politiques publiques affectant les droits et les intérêts de leurs mandants mais aussi quand ils défendent des valeurs, qu’il s’agisse de la démocratie ou de l’inclusion de tous. Une condition toutefois : garder leur indépendance (pas de soumission aux partis) et leur rôle propre (les droits économiques et sociaux, la cohérence des valeurs), en tout cas ne pas appeler à voter pour tel ou tel parti (ce qui est, au demeurant, imposé par la jurisprudence, Cass. 25.11.80, n° 80-90.554).
Aujourd’hui, une parole syndicale qui porte.
Le site en ligne The Conversation (L’échec du gouvernement Bayrou, l’échec d’une crise démocratique profonde, 7 septembre 2025) reconnaît que les solutions institutionnelles ne suffiront pas à résoudre une crise aussi profonde que celle que nous traversons. Il évoque pourtant ensuite des moyens d’en sortir, le recours à la proportionnelle, pour inciter chacun à voter par choix et non plus par défaut, et l’institution d’une VIe République, avec un régime parlementaire assorti de mécanismes de démocratie participative. De telles solutions soulèvent aujourd’hui, dans la population, un certain scepticisme : un régime parlementaire ne peut vivre que par alliances, élaboration en commun de programmes de gouvernement et acceptation de compromis. Les partis actuels donnent le sentiment de ne pas savoir (ou vouloir?) faire.
Le syndicalisme aujourd’hui paraît se démarquer de cette impuissance. Longtemps, on a souligné sa faiblesse (elle perdure, avec un nombre d’adhérents très limité), doublée, depuis les réformes de 2017, d’une faible capacité à assurer une présence auprès des travailleurs et d’une crise des vocations. Dans le Barème CEVIPOF de 2025, la confiance dans les syndicats est certes bien plus forte que celle envers les partis (37 % contre 16 %), mais elle n’est pas très élevée, même si elle monte à 60 % quand on resitue les syndicats dans le cadre de l’entreprise (Baromètre du dialogue social, octobre 2024). Mais la confiance monte et l’image des syndicats change quand ils s’unissent, comme ils l’ont fait en 2023 sur la réforme des retraites, pour évoquer le travail (et la pénibilité) en tant que phénomène social, aux rebours d’un pouvoir politique qui n’y voyait qu’un coût.
De plus, le mécontentement actuel de la population ne tient pas qu’au rejet des modalités d’action des politiques. Le mécontentement est, profondément, un mécontentement social, souvent négligé dans des commentaires obnubilés aujourd’hui par le désordre politique. Sur le long terme, l’on constate une tendance à une moindre croissance du pouvoir d’achat depuis 50 ans. Sur la période récente, ont coexisté une croissance modeste (+ 1 % par an de 2014 à 2021) et des années de stagnation (2022 et 2023) avant un rebond en 2024. Pour autant, ce chiffre national ne suffit pas à comprendre : les divers types de ménage n’ont ni la même consommation, ni le même pouvoir d’achat. La note de conjoncture de l’Insee de mars 2023 montre clairement que, compte tenu de l’augmentation des prix de l’alimentation et de l’énergie, les ménages âgés et ruraux et les ménages modestes voyaient, début 2023, leur pouvoir d’achat affecté bien davantage que les ménages jeunes, urbains et aisés, pour ne rien dire de l’écart avec les très riches, ce qui alimente une colère juste. Ce sont les ménages modestes qui souffrent aujourd’hui le plus, et ce depuis des années.
Aujourd’hui, les syndicats sont sans doute les seuls à pouvoir imposer dans le débat public le thème du partage de la valeur ajoutée ou de la justice fiscale, à demander clairement, au nom des salariés, un renforcement de la solidarité et un projet politique qui intègre « des investissements dans une transition écologique juste ». Ils paraissent plus dignes, plus unis, plus ouverts à la négociation sans pour autant transiger sur le projet. Quand la CFDT rejette la demande de renégociation de l’assurance chômage qui aurait une fois de plus tapé sur les plus fragiles, elle défend vraiment les faibles. Faut-il prendre au sérieux les analyses qui annoncent un renouveau syndical s’appuyant sur des exemples étrangers (Réformer le syndicalisme pour affronter le nouveau monde du travail, Fondation jean Jaurès, février 2025) avec des syndicats ancrés dans la vraie vie, capables de proposer une alternative à la droitisation des élites et à la logique de ressentiment des classes populaires ? Aujourd’hui, cette parole syndicale ne suffit pas bien sûr : mais au moins elle crée de l’espoir.
Pergama, le 15 septembre 2025