La liberté d’expression et ses abus, une question compliquée

Les mouvements sociaux à la pointe
15 septembre 2025

La liberté d’expression et ses abus, une question compliquée

Quand nous autres, en France, évoquons la liberté d’expression, tout nous paraît clair. L’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) indique en effet : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Le Conseil constitutionnel (décision 2019-780) a étendu cette garantie au « droit d’expression collective des idées et des opinions », c’est-à-dire au droit de manifester, que la DDHC ne mentionne pas en tant que tel. De nombreuses lois ont par ailleurs précisé les conditions d’exercice de la libre expression et défini les « abus » et leurs sanctions : il en est ainsi de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, des lois réglementant le droit de manifester ou portant sur la régulation numérique.

Le système européen est proche de cette conception. L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme est construit en deux paragraphes : le premier affirme le droit à la liberté d’expression et à celle de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans ingérence des autorités publiques ; le deuxième admet des restrictions pour diverses raisons, sécurité nationale, défense de l’ordre, protection de la santé ou des droits d’autrui.

Aux États-Unis, la situation est différente. Le premier amendement de la Constitution interdit au Congrès de limiter la liberté d’expression : « Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l’établissement ou interdise la liberté d’exercice d’une religion ou qui restreigne la liberté de la parole ou de la presse ou le droit des peuples de s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour des torts dont il aurait à se plaindre ». La liberté est donc protégée, du moins des interventions de l’État fédéral, sans que des limites soient prévues.

Malgré les accusations de censure émises à l’encontre de l’Europe par le Vice-président des USA J. Vance à Munich, en février dernier, notre conception de la liberté d’expression, droit fondamental reconnu mais « régulé », nous semble équilibrée. D’autant que J. Vance, en refusant d’appliquer à ses opposants le droit à s’exprimer librement, met à mal sa propre argumentation, au nom d’un principe essentiel au populisme : pour défendre une cause, tous les arguments sont bons, y compris ceux de mauvaise foi. Au vu des énormités formulées sur la scène publique ou les réseaux sociaux aux Etats-Unis, si un pays doit réformer ses textes et sa pratique pour respecter la vérité et éviter les discours de menaces ou de haine, ce sont sans nul doute les États-Unis.

Pour autant, si on regarde les choses de près, la Constitution américaine n’interdit pas toutes les régulations. Quant à la France, l’équilibre qu’elle vise est loin d’être atteint et, à vrai dire, notre système ne fonctionne pas parfaitement.

USA, des solutions existent pour garantir la liberté et réprimer les abus

En mars 2024, dans un remarquable article de la revue électronique Jus politicum (La liberté d’expression à l’ère digitale, des conceptions américaines et européennes réconciliables en pratique ?), la juriste Pauline Trouillard explique les différences par l’histoire : s’agissant des États-Unis, elle remonte au philosophe  américain John Mill et à son ouvrage de 1859 « On liberty », selon lequel la libre expression d’opinions même fausses ou répréhensibles est la meilleure manière, dans un débat démocratique, d’accéder à la vérité ou de dégager les choix à suivre. L’arrêt de la Cour suprême de 1927 « Whitney v. California » montre que la juridiction s’est approprié cette interprétation : « Les forces de la délibération doivent prévaloir sur l’arbitraire » dit-il. La reconnaissance sans limite de la liberté d’expression est conçue un moyen pour que le débat soit complet, sincère, et que l’individu et la collectivité disposent chacun de leurs droits.

Cette conception se heurte à celle de l’Europe qui, comme l’explique P. Trouillard, repose sur un modèle rousseauiste faisant prévaloir la notion de « volonté générale », idéal où les citoyens renoncent à leurs intérêts privés pour s’attacher au bien commun. Comme aux États-Unis, c’est le libre débat qui permet de dégager cette « volonté générale » mais celle-ci s’impose ensuite à tous. Aux États-Unis, le débat reste à l’inverse perpétuellement ouvert, parce qu’imposer aux individus d’adhérer à la décision étatique serait une limitation inacceptable de leurs droits.

Simplifions : les deux conceptions traduisent une divergence fondamentale quant au rôle de l’État. Les Européens, et tout particulièrement les Français, reconnaissent à l’État, et tout spécialement aux représentants qu’ils élisent, le droit de définir la « volonté générale », (« La loi est l’expression de la volonté générale » dit la DDHC), même si cette dénomination est en partie fictive ou du moins volontariste. Les Américains posent des interdictions à l’État fédéral pour éviter qu’il ne devienne trop puissant et confisque le débat public, parce qu’il s’en méfie et préfère l’individu.

Il résulte de cette situation deux conséquences.

La première est préoccupante.  Aux États-Unis, l’État (le Congrès) n’a pas, contrairement aux pays européens, mission d’organiser le débat public. Pour autant, l’idéal de liberté tel que prôné au XIXe siècle s’y corrompt aujourd’hui, dans un contexte où le fonctionnement du débat public a fondamentalement changé, notamment de par la technologie : d’où la profusion de déclarations racistes, de témoignages de haine insupportables et de contre-vérités qui nuisent aux personnes privées ou à la santé publique. Cela ne date pas d’aujourd’hui : les débats qui ont suivi l’adoption en 1996 du Communication Decency Act (CDA) nous semblent hallucinants : alors que la loi voulait limiter la diffusion sur Internet de textes et d’images « indécents » ou « manifestement choquants » dans le souci de protéger les enfants, elle a été déclarée (partiellement) inconstitutionnelle en 1997 par la Cour suprême et ne s’est appliquée que dans des cas d’illégalité manifeste.

On voit là l’inconvénient d’une conception « originaliste » du droit qui prévaut encore aux USA : on applique la Constitution dans son esprit d’origine, sans prendre en compte que la société a évolué.

La deuxième conséquence est plus réconfortante. Si la Constitution interdit au Congrès des États-Unis de limiter la liberté d’expression, rien n’interdit à des communautés ou personnes privées d’adopter des dispositions restrictives, et c’est d’ailleurs ce qu’ont fait les universités, les médias et, un temps, les réseaux sociaux. Le texte dénommé « section 230 » annexé au CDA, qui refuse d’assimiler les plates-formes à des éditeurs et les protègent de toute mise en cause de leur responsabilité pour les propos des internautes, les protège aussi de toute sanction si elles décident, de bonne foi, de restreindre l’accès à des contenus jugés « obscènes, violents, harcelants ou autrement répréhensibles ».  La régulation des autorités privées est permise et même protégée.

L’article de Jus politicum, écrit il y a plus d’un an, en des temps révolus, espérait tenir là la voie d’une conciliation entre les droits européen et américain quant à la régulation des réseaux sociaux. Cet espoir est aujourd’hui anéanti, mais pas pour des raisons juridiques : les plates-formes qui refusent la régulation le font par choix politique.

En France, un encadrement profus, quelques dérapages et parfois des violations du droit à la libre expression

La France n’est pas, quant à elle, à l’abri de critiques.

La liberté d’expression a parfois été présentée (rarement) comme une obligation absolue, alors même qu’il en est résulté des instrumentalisations et des blessures. La journaliste Anne Chemin en prend un exemple très sensible (Le très fragile équilibre de la liberté d’expression, Le Monde, 5-12-2020), la large publication des caricatures de Mahomet dans l’espace public, ainsi sur les panneaux de la ville de Béziers dont le maire est proche des idées du Rassemblement national. Même Charlie-hebdo en a convenu : « c’est dur d’être aimé par un con », ont-ils reconnu.

En réalité, ce sont plutôt les dispositions d’encadrement de la liberté d’expression qui se sont multipliées : le droit est devenu profus et compliqué. Au-delà des dispositions anciennes de la loi de 1881 sur la presse (répression de la diffamation, de l’atteinte à la vie privée, de la diffusion de fausses nouvelles dans l’intention de nuire…), la juriste Lauréline Fontaine le souligne (S’exprimer au nom de quoi ? Mouvements n° 4, 2022) : la provocation aux crimes et délits est réprimée depuis la Révolution, leur apologie l’est depuis 1951, et l’incitation à la haine en raison de l’origine ou de la religion depuis 1972. La loi Gayssot punit depuis le 13 juillet 1990 le négationnisme du génocide des juifs et la loi du 27 janvier 2017 celui des crimes contre l’humanité. Se sont ajoutés ensuite, en mars 2017, le délit d’entrave à l’IVG (dont le Conseil constitutionnel, au nom de la liberté d’expression, a réduit la portée, en réservant les sanctions non pas aux déclarations mais aux actions visant à empêcher réellement l’accès à l’information), puis la loi sur l’interdiction du harcèlement de rue en 2018. A suivi celle du 22 décembre 2018 qui traite de la manipulation de l’information en période électorale, difficile à appliquer puisqu’elle requiert du juge qu’il statue en 48 h sur le retrait d’une information répondant à certains critères. La loi Avia sur la haine en ligne a, quant à elle, été amputée : sa principale disposition, qui imposait dans les 24 h, sans recours au juge, le retrait des contenus haineux, a été invalidée par le Conseil constitutionnel parce qu’elle risquait d’inciter les plates-formes à des retraits de précaution. Avec malice, L. Fontaine souligne que lors de la discussion du projet de loi, des députés ont proposé, au-delà des discours de haine, d’interdire les attaques contre l’État d’Israël et contre les agriculteur : la pente est glissante quand certains plaident l’interdiction des opinions qui déplaisent.

Les lois votées reposent toutes sur des motifs légitimes. Mais leur accumulation n’empêche pas la désinformation de s’amplifier et les contenus illégaux de se multiplier. Si une politique de tolérance complète est insupportable, une politique qui multiplie les limitations se ridiculise quand la société évolue vers une parole « décomplexée » qui apprend à se faufiler, avec habileté, entre les interdictions, tout en portant des messages quasi-délictueux.

De plus, certaines règles qui encadrent la liberté d’expression ont parfois été instrumentalisées : c’est le cas des incriminations d’incitation au terrorisme, qui ont donné lieu à des centaines de plaintes (suivies parfois de mises en examen, sans suite le plus souvent) émanant d’associations qui défendent Israël à l’encontre de personnes qui ont commenté les attaques du Hamas du 7 octobre 2023. En France, la Commission consultative des droits de l’homme s’en est émue auprès du ministre de la justice, lui rappelant que la Cour européenne de droits de l’homme reconnaît que la protection de la liberté d’expression doit s’étendre aux propos « qui choquent, heurtent ou inquiètent » sans être pour autant illégaux : il ne faut pas confondre l’apologie du terrorisme (présenter le Hamas comme un « résistant ») et le souci de rappeler l’histoire, qui nous apprend qu’il existe des causes aux actes terroristes,  ce qui n’enlève rien à leur inadmissible cruauté.

En France, l’on peut s’inquiéter aussi des atteintes portées à la liberté de manifester qui se sont multipliées depuis 2015. Répétition d’interdictions de manifester insuffisamment fondées, interpellations préventives avec de long délais de garde à vue sans aucune suite judiciaire pour des dizaines ou des centaines de manifestants, utilisation de la technique de la nasse pour empêcher les manifestants de s’échapper, violences policières insupportables à l’égard de manifestants isolés (gifles, coups, insultes) et criminalisation des manifestants par le gouvernement (les « écoterroristes »). Au-delà des organisations syndicales, des journalistes et du Défenseur des droits, la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe s’en est émue lors des manifestations contre la loi retraites : « Il appartient aux autorités », écrit-elle, « de permettre l’exercice effectif de ces libertés, en protégeant les manifestants pacifiques et les journalistes couvrant ces manifestations contre les violences policières et contre les individus violents agissant dans ou en marge des cortèges ». La France n’est certes pas la Russie. Mais la répétition d’actes qui limitent la liberté de manifester est grave.

Les défaites de la régulation

Surtout, la régulation telle que la veulent les textes est en échec, s’agissant des réseaux sociaux mais aussi de l’audiovisuel privé et, parfois, de la presse.

Une Autorité administrative indépendante, l’ARCOM, est pourtant chargée, pour les réseaux, de mettre en place un dispositif de signalements et de demander aux plates-formes de retirer les contenus contestés, notamment les contenus manifestement illicites (article 23 du DSA). Pour les chaines audiovisuelles, l’ARCOM doit surveiller l’application de règles déontologiques, notamment l’honnêteté et l’indépendance de l’information, ainsi que le respect du pluralisme des courants de pensée et d’opinions. Or, la vérification du pluralisme est délicate : les prises de parole sur les sujets sensibles doivent exprimer des points de vue diversifiés et ouvrir des débats, ce qui n’est pas si facile à vérifier.

Sur les réseaux, l’ARCOM est manifestement débordé et, au demeurant, la question est souvent plus complexe que la chasse aux contenus à l’évidence illicites. D’une manière générale, les réseaux sont devenus, pour les jeunes comme pour les adultes, le principal vecteur d’information, dont personne ne contrôle la qualité des contenus. Surtout, le rapport récent de la commission d’enquête parlementaire sur les effets psychologiques de Tik-tok sur les mineurs dénonce des contenus néfastes mais insiste sur le caractère insidieux de l’intoxication : « banalisation de la violence », « contenus sexistes suggérés », « poison lent » de l’exploitation de la mélancolie et, surtout captation de l’attention par tous les moyens. C’est le réseau tout entier qui semble nocif et condamnable, pas un contenu précis.

Quant à l’audiovisuel, il a fallu une décision de la Commission européenne pour que l’ARCOM suspende deux chaines de propagande russe, RT et Sputnik. S’agissant des chaînes Bolloré, C8 et Cnews, c’est une décision du Conseil d’État qui a contraint l’ARCOM, en février 2024, à ne pas se contenter de contrôles formels des temps de parole des invités politiques et à prendre une vision plus large, tenant compte de la parole des animateurs, ce qui a conduit au retrait de l’autorisation accordée à C8.

En juillet 2024, l’ARCOM a défini ses nouvelles orientations en matière de contrôle du pluralisme, pour détecter « l’existence éventuelle d’un déséquilibre manifeste et durable dans l’expression des courants de pensée et d’opinion en s’appuyant sur un faisceau d’indices : la diversité des intervenants, des thématiques et des points de vue exprimés ».

Pour l’instant, rien n’a changé : les chaines Bolloré restent le porte-parole de l’extrême droite, comme l’ARCOM le reconnaît (rapport 2024 sur CNews) : dès qu’il est question de violences contre la police, du fonctionnement de la justice ou des effets de l’immigration, « les points de vue divergents sont très ponctuels » et on assiste plutôt à un concert unanime qui accuse la gauche et la « bien-pensance » de manipuler l’opinion.  Les informations diffusées sont biaisées, orientées, souvent fausses, servies au demeurant à un public acquis, comme le montrent les travaux de l’universitaire américain, J. Labarre, qui assimile CNews à Fox news compte tenu d’une audience massivement partisane (French Fox News ? Audience-level metrics for the comparative study of news audience hyperpartisanship).

Parallèlement, la presse d’extrême droite utilise un enregistrement réalisé clandestinement, remonté et coupé, d’une rencontre entre deux journalistes et deux responsables socialistes, pour accuser France-Inter d’être une radio de gauche, accusation soutenue par la ministre de la culture. Paradoxalement, l’ARCOM annonce alors engager une réflexion « sur l’exigence d’indépendance et d’impartialité de l’audiovisuel public », alors qu’elle n’a jamais relevé jusqu’ici, de manquements.  Que fait-elle quand les chaines Bolloré relaient une pétition demandant un référendum sur l’immigration parce que la France « changerait de peuplement », serait devenue « un hall de gare » aux « régularisations massives », « versant des aides sociales sans conditions » ? Pour l’instant, rien.

Que faire ? Des propositions sur la table : exiger la transparence et la modification des algorithmes des réseaux, soumettre les aides à la presse à des critères de qualité de l’information, réformer les textes sur la concentration des médias, mettre en place des dispositifs garantissant la liberté des journalistes face aux propriétaires, sévir aussi quand le dérapage dépasse les limites légales.

En définitive, il est sain d’être effaré des excès, des abus, des mensonges des médias et réseaux sociaux américains. Mais il serait opportun de s’intéresser aux excès, aux abus et aux mensonges qui ont cours en France.  Il est vrai que dans un contexte politique pris par d’autres enjeux, un tel débat n’est pas prioritaire et qu’il paraîtrait même, selon certains, inopportun. C’est dommage, car en attendant, la démocratie s’abîme.

Pergama le 29 septembre 2025