Fondation Jean Jaurès: le temps libre, un temps à mieux valoriser

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10 novembre 2025

Fondation Jean Jaurès: le temps libre, un temps à mieux valoriser

La fondation Jean Jaurès publie le 3 novembre 2025 une note intitulée Le temps libre confisqué, comment les écrans creusent les inégalités et sapent les progrès sociaux, de Paul Klotz.

 On y trouve des chiffres peu connus sur l’augmentation du temps libre : aux États-Unis, entre 1965 et 2003, + 6,2 heures par semaine pour les hommes et + 4,9 pour les femmes avec une baisse de 8 h du temps de travail, qu’il soit professionnel ou domestique ; en France, baisse de 10 h du travail hebdomadaire, rémunéré ou pas, de 1974 à 2010, selon les Enquêtes emploi du temps réalisées plus ou moins régulièrement par l’Insee.

L’augmentation du temps libre est d’abord la réponse à une demande très ancienne de libération du travail : la note rappelle, avec des accents dignes de 1936, combien passer de la traditionnelle rémunération à la tâche à la rémunération horaire puis au salariat a marqué l’histoire, avant que ne s’ajoutent l’allègement du travail domestique et la diminution progressive des horaires professionnels.

Las ! Le temps libre qui se dégage présente désormais deux faces : celle du loisir créatif ou de bien-être (lecture, écriture, cuisine, visite touristique ou culturelle, promenade…) qui apporte détente et plaisir et augmente la qualité de vie, et celle qui se consacre « aux écrans », expression dont on comprend qu’elle désigne pour l’essentiel, l’action de « scroller » (lire des messages sur les réseaux sociaux ou faire défiler des images sur un portable) : une telle utilisation passive du temps libre générerait, selon plusieurs études, mal-être et solitude. Ainsi, une étude sur les loisirs des adolescents montre que, au-delà de sept heures d’écran par jour, ceux-ci présentent un risque plus que doublé d’anxiété et de dépression, ainsi qu’une probabilité presque triplée de recours à un traitement médicamenteux pour troubles psychiques. Émancipation contre dépendance, stimulation personnelle contre dissolution de la conscience de soi, l’opposition est criante. Temps libre ne signifie pas nécessairement retour à l’autonomie et à la liberté.

Force est de constater que nous sommes tous victimes des « écrans » : la note mentionne, depuis des décennies, la rétraction progressive du temps de lecture, d’écoute de la radio, de conversation, de visites de musée, d’actions de bénévolat et aussi du temps de sommeil. Exploitant sa dernière étude de 2010 sur les emplois du temps, l’Insee (Depuis 11 ans, moins de tâches ménagères, plus d’Internet, Insee première, novembre 2011) indique que, à l’époque, plus de la moitié des temps de loisirs (4h 58 en tout) était déjà consacrée aux écrans (2h 30), mais avec encore une nette prévalence de la télévision sur les jeux ou le surf sur Internet, auquel les jeunes consacraient bien plus de temps que leurs aînés. Dès 2010, ces activités dépassaient largement la lecture (dont la durée a baissé de plus d’un tiers entre 1986 et 2010) tout comme la promenade et le sport, réduit pour les actifs. Depuis lors, les chiffres ont basculé : en 2021, un Français passait 25 heures par semaine à surfer ou à regarder des vidéos sur Internet, soit 3h ½ par jour. Que nous dira l’étude 2025 sur les emplois du temps que réalise aujourd’hui l’Insee ?

Toutefois, de fortes différences existent entre les loisirs des catégories sociales, surtout sur les temps d’écran. Une étude de 2025 de Santé publique France montre que l’intensité de l’usage des écrans chez les enfants et les adolescents est corrélée avec le niveau de revenu et de diplôme de leurs parents. Aux Etats-Unis une étude de 2019 sur les 8-12 ans montrent de même que les enfants des familles ayant plus de 100 000 dollars de revenu consacrent quotidiennement à leur téléphone 3h 49, durée qui passe à 5h 49 dans les familles gagnant moins de 35 000 dollars.

La note insiste sur le fait que ces différences amplifient les inégalités, car l’usage intensif de l’écran-téléphone altère la capacité d’attention et les capacités cognitives et a des répercussions sur la productivité.

Tout ceci est indéniablement vrai.

Pour autant, mettons en valeur quelques nuances : la note ne mentionne pas le cinéma dans les activités émancipatrices et a plutôt tendance à dévaluer la télévision. Quand elle parle des « écrans », elle évoque le fait de « scroller », cette activité étonnante auquel se livrent la quasi-totalité des occupants de toutes les rames de métro, qui consiste à faire défiler continument des informations dérisoires que l’on oublie la seconde d’après. Or, le cinéma, la télévision, les vidéos et la recherche sur internet, qui relèvent aussi des « écrans », sont des activités potentiellement libératrices. Ce n’est pas l’outil qui est en cause, c’est ce qu’on en a fait.

La deuxième nuance, que la note évoque mais sans s’y attarder, c’est que le choix des loisirs est en rapport avec le travail que l’on fait. Quand elle évoque l’otium romain, où elle voit l’apogée du « loisir fécond » à prendre en exemple, la note ne mentionne pas que les Romains qui le pratiquaient étaient à la fois très riches et très cultivés et méprisaient absolument toutes les activités lucratives, vues comme une forme de servilité. Rares sont ceux aujourd’hui qui peuvent se le permettre : l’otium est mort. Aujourd’hui, les catégories modestes cherchent un loisir où elles oublient leur fatigue et leur lassitude, ce qui favorise une utilisation passive du temps libre : on se vide la tête. Ceux qui, dans leur travail, sont plus libres, peuvent prendre des initiatives et se sentir responsables exerceront ces mêmes compétences pour organiser leurs loisirs : ils sont moins fatigués, moins usés et cela leur permettra de choisir des loisirs actifs, d’autant qu’ils sont aussi mieux avertis des dangers des écrans et plus conscients de leur fréquente vacuité.

La note de la Fondation appelle en conclusion l’État à agir, d’une part en offrant aux citoyens des espaces accessibles où ils peuvent pratiquer des loisirs créatifs et épanouissants, d’autre part en bridant davantage l’usage des écrans et en supprimant les mécanismes addictogènes qui l’accompagnent. Très bien. Mais c’est aussi sur la qualité du travail qu’il importerait d’agir : plus le travail est abrutissant ou frustrant, plus le loisir risque aussi de l’être, et cela vaut pour le travail professionnel comme pour le travail scolaire.