
Comment ne pas attacher de prix aux sondages, qui aident à mieux comprendre la société et son évolution ? Ils ont une force que n’ont pas toujours les études ou les articles, celle d’apporter des réponses simples à des questions essentielles : quelle est la priorité que les Français donnent à l’écologie, la confiance qu’ils ont envers les institutions, le regard porté sur l’immigration ? Fournir des statistiques sur ces sujets, les relier aux préférences politiques, établir la courbe d’évolution des réponses dans le temps, c’est satisfaire un besoin de connaître, de mesurer et de comparer des forces en présence. Les sondages eux-mêmes nourrissent les études de politologues (ainsi sur la géographie des votes ou les populations abstentionnistes), ce qui élargit leur portée. Quant aux sondages sur l’image des partis et des hommes politiques ou ceux qui anticipent les résultats d’une élection, ils sont vus, sinon comme prédictifs, du moins comme apportant une information utile à la prédiction, ce qui répond aussi à une attente.
Et pourtant, statisticiens, sociologues et politologues sont souvent très critiques sur les sondages. Des enquêtes récentes en ont fait les frais, celle de l’IFOP sur État des lieux du rapport à l’Islam et à l’islamisme des musulmans de France ou le Baromètre politique de novembre 2025 d’Odoxa. De fait, ces sondages sont critiquables. Ce désaveu est-il généralisable ?
Des faiblesses qui ne se voient pas
Dans une note de décembre 2023 écrite par un expert de son département des méthodes statistiques Peut-on se fier aux sondages statistiques ? l’Insee évoque le « schisme méthodologique » qui sépare le sondage « probabiliste », que les statisticiens publics pratiquent, du sondage « empirique » mis en œuvre par les instituts de sondage. La différence tient aux modalités de définition de l’échantillon. Pour que celui-ci soit représentatif d’une population, il doit être choisi par un algorithme dans cette population de manière aléatoire, de sorte que chaque élément ait une chance d’être choisi. En réalité, seul l’Insee dispose de bases de sondage représentant la totalité des populations à étudier et a les moyens de gérer des échantillons importants qui conditionnent la précision et la qualité du sondage.
A l’inverse, parce qu’ils ne disposent pas de base de sondage et que leurs moyens logistiques et financiers ne leur permettent pas de gérer de grands échantillons, les instituts de sondage ont le plus souvent recours à une méthode que les Décodeurs du Monde appellent La France en miniature : ils choisissent leur échantillon (1000 personnes le plus souvent) en fonction de la structure de la population étudiée (méthode des quotas). S’agissant des enquêtes nationales d’opinion, les quotas utilisés sont sexe, âge, catégorie socioprofessionnelle, zones d’habitat, les enquêtes plus spécialisées utilisant d’autres types de quotas. Il appartient alors aux enquêteurs de rechercher des personnes qui répondent aux caractéristiques recherchées. En fait, il existe un biais d’échantillon car, à la différence d’un algorithme, la méthode des quotas ne garantit pas que l’échantillon représente avec fidélité la population à étudier.
Les statisticiens (y compris ceux de l’Insee) semblent toutefois s’accorder sur un constat empirique : ce biais peut être, sinon corrigé, du moins atténué par la pratique professionnelle de l’enquêteur, qui peut réintroduire, par le choix des personnes sondées, le caractère aléatoire qui permet aux échantillons « probabilistes » d’être représentatifs. L’enquêteur, pour remplir ses quotas, doit utiliser des horaires, des jours et des lieux de collecte différents, éviter d’interroger des personnes qui se ressemblent, varier les individus inclus dans des sous catégories (cadres, ouvriers, diplômés…), insister en cas de non-réponse parce que la non-réponse concerne davantage certains profils. De même, les « redressements » permettent, quand on s’aperçoit que l’échantillon ne correspond pas aux caractéristiques connues de la population étudiée, de le corriger. A cette condition, l’on constate (empiriquement) que les méthodes utilisées par les instituts donnent des résultats proches de ceux d’études probabilistes. Mais qui peut garantir que les instituts exigent de leurs enquêteurs cette qualité d’enquête ou même leur en laissent la disponibilité, dans un monde de concurrence où la rapidité de production est décisive ?
Et que dire surtout des panels tout faits (« access panels »), composés de volontaires qui reçoivent une petite rémunération, constitués à l’avance par certains instituts pour y puiser rapidement des échantillons qui répondront à la demande ? En 2023, une étude présentée lors d’un colloque de la Société française de statistiques[1] notait leur développement, y compris pour des enquêtes sociologiques, explicable par la réduction des coûts et des délais. L’Insee estime qu’un million de personnes sont inscrites dans des access panels, dont plus de 50 % sont inscrites à plusieurs panels. Cela accentue les biais des sondages : il faut disposer d’Internet pour répondre et la principale motivation des volontaires est financière. La population inscrite est plus jeune, plus féminine, plus militante, mieux informée. La conclusion est que, même si les instituts affirment porter une attention rigoureuse aux échantillons qu’ils en tirent, le recours à de tels panels devrait être proscrit, alors qu’il est fréquent. Il semble que, dans certains cas, la fraude soit aisée : lors de la campagne présidentielle de 2022, un journaliste du Monde (Dans la fabrique opaque des sondages, L. Bronner) expliquait avoir répondu n’importe quoi à des dizaines de questionnaires à partir plusieurs comptes d’identité factice, sans qu’aucune vérification ait été faite.
Des faiblesses qui se voient
De l’avis de tous, le baromètre politique d’Odoxa de novembre 2025 réalisé pour Public Sénat n’a aucune fiabilité : comme le précédent (avril 2025), il ne se contente pas de mesurer la popularité des personnalités étudiées mais évoque des « intentions de vote » au premier et deuxième tour des présidentielles 2027 (avec, selon les cas, entre 23 et 39 % de non-réponses). Sans déclaration de candidatures, sans débat, sans campagne électorale, sans programmes et avec un taux très élevé de non réponses, ces intentions de vote n’ont pas de sens. La fiabilité des sondages électoraux dépend de leur proximité par rapport à l’élection : en novembre 2017 (5 mois avant le scrutin), un sondage Elabe donnait F. Fillon président avec 30 % des voix au premier tour. En octobre 2021 (6 mois avant le scrutin) un sondage de Harris interactive plaçait É. Zemmour au 2e tour. Les sondeurs continuent pourtant à réaliser ces enquêtes, pour faire du buzz, voire influer sur l’opinion : le sondage d’Odoxa permet de propulser Jordan Bardella comme le favori des Français et de balayer les autres candidats. Il n’est certes pas crédible mais il fait parler et inscrit l’ascension d’un candidat dans les esprits.
Autre faiblesse, les questions posées, qui, selon des principes déontologiques évoqués mais pas toujours suivis, devraient être simples et claires, comprises par les personnes interrogées et non biaisées (ne pas induire de réponse). Il faut en outre permettre à la personne de ne pas répondre, ce qui altère certes la représentativité des réponses données mais évite des biais (sinon, la personne interrogée fait semblant de connaître un terme qu’elle ne comprend pas ou choisit par prudence la réponse la plus conformiste).
Sur la compréhension des questions et des notions qui y sont évoquées, le politiste Alexandre Dezé, dans une récente émission de France Culture Les sondages attisent-ils les tensions identitaires ? reconnaît qu’il s’agit d’un problème récurrent. Il citait alors ironiquement, dans le Baromètre de la confiance politique du CEVIPOF, les 36 % de confiance des Français envers le Conseil économique, social et environnemental, qui n’est pourtant connu que de quelques pourcents de la population. La remarque vaut pour d’autres institutions, pour des politiques publiques complexes (protection de l’environnement, politique européenne) ou pour des termes dont le sens est sujet à débat, comme islamophobie ou laïcité. Les réponses relèvent alors davantage d’un ressenti flou que d’une véritable « opinion ».
Si une notion est au centre d’un sondage, le soupçon qu’elle puisse ne pas avoir été comprise par les personnes interrogées devient extrêmement gênant. Le sondage L’état des lieux du rapport à l’islam et à l’islamisme des musulmans de France (IFOP, novembre 2025) ne définit pas les termes qu’il emploi, ni islamisme, ni loi musulmane, ni « mouvance islamiste », salafisme, wahabisme. Dans son essai sur « La fabrique de l’islamisme » (2018), le philosophe Hakim El Karaoui indiquait combien l’islamisme est une notion complexe et sujette à controverses. Rappelons que le terme a été parfois utilisé pour désigner une pratique rigoriste de l’islam. Mais il désigne le plus souvent un islam politique qui entend imposer le respect de la charia aux sociétés et aux États et peut recourir à la violence. Dans le sondage mentionné, quand le sondeur demande si les personnes interrogées approuvent « la plupart » ou « quelques-unes » des positions islamistes, sans jamais ni définir l’islamisme ni définir les « positions » évoquées, alors même qu’il sous-entend une entreprise de domination voire de subversion, on ressent un grand malaise. En définitive, l’étude mentionnée totalise tous ceux qui approuvent un peu ou beaucoup les « positions » islamistes (mais lesquelles ?) pour conclure que 38 % des musulmans français figurent dans le « halo » de l’islamisme. Le taux de 38 % est de plus comparé à celui d’une précédente enquête de 1998 où 19 % des musulmans étaient considérés comme favorables à l’islamisme : or, l’enquête de 1998 portait sur un échantillon trop réduit (500 personnes) pour être fiable et l’islamisme y était défini comme un « intégrisme » religieux, ce qui a une résonnance différente. L’enquête, sans jamais définir « la loi islamique », mesure 15 % de musulmans qui souhaite l’appliquer intégralement même dans un pays non musulman et 31 % qui considèrent qu’elle peut être appliquée partiellement, en l’adaptant aux lois du pays. La conclusion écrite ensuite noir sur blanc est que 44 % des musulmans veulent appliquer la charia dans un pays non musulman. Le constat ici paraît lourdement biaisé, voire malhonnête.
Le sondage entend de plus démontrer que la religiosité des musulmans a notablement augmenté depuis une précédente étude de 2016 et que ce sont les jeunes qui ont les pratiques religieuses les plus rigoristes : ainsi, 45 % des jeunes femmes de moins de 25 ans porteraient le voile, notable augmentation depuis 2016 (31 %). Cependant, sur un échantillon de 1000 personnes, la sous-catégorie jeunes (291 individus hommes et femmes) et jeunes femmes (sans doute 150) est trop restreinte pour permettre des extrapolations.
D’autres exemples montrent les biais auxquels conduisent certains questionnaires, ainsi dans le domaine de la protection sociale, de ses effets et de son avenir.
Un sondage IPSOS de mars 2025 Les Français et la sécurité sociale d’aujourd’hui et de demain témoigne d’une certaine ambivalence des opinions sur la sécurité sociale mais d’un jugement au final très laudatif et d’une volonté de maintien de son rôle. Certes, sur une liste proposée de termes positifs et négatifs, les termes négatifs dominent à 72 % (fraude, dette, coût, assistanat…) ; certes, le pessimisme domine sur l’avenir financier. Toutefois, si le système est considéré comme couteux, il est jugé bien meilleur que les systèmes étrangers. Sur l’avenir, l’opinion dominante est qu’il faut limiter les fraudes et les abus (91 %), donner une plus grande priorité à la prévention (81 %) mais continuer à assurer tous les Français quoi qu’il arrive (85 %).
Les conclusions sont exactement inverses dans deux sondages réalisés à la même période par le CSA (Enquête sur le modèle social français, mai 2025) et l’IFOP (Les Français et la protection sociale, février 2025). Dans le sondage CSA, les termes qui viennent spontanément à l’esprit des sondés sont très majoritairement positifs (61 %). Mais ensuite, sur l’avenir, toutes les assertions proposées à l’appréciation des sondés sont négatives : augmentation des dépenses liées au vieillissement, alourdissement de la dette, mise en cause de la stabilité financière de l’État. Il en est de même sur les effets du modèle social : il coûte cher aux travailleurs et réduit leur pouvoir d’achat, il coûte cher aux entreprises et nuit à leur compétitivité, il suscite des abus, décourage l’emploi et déresponsabilise. Une fois toutes ces assertions validées, voilà nos sondés tout prêts à accepter, pour les 2/3, la réduction des prestations sociales et des bénéficiaires.
Le sondage de l’IFOP de février 2025 procède de même : au départ, les sondés considèrent pourtant, à 54 %, que les prestations ne sont pas « trop élevées » Mais ensuite, suit une rafale d’assertions uniquement négatives (précédées d’une question : « Je contribue plus au système que je n’en bénéficie ») : excès d’assistanat, niveau des prestations sociales trop élevé, efficacité incertaine du système et fraude. Les sondés se plient aux questions. Ils sont interrogés ensuite sur trois « solutions », la création d’une allocation unique remplaçant toutes les autres (projet dont il est douteux qu’ils le connaissent), les restrictions à l’AME des immigrés clandestins et la suppression des allocations aux chômeurs qui ne cherchent pas d’emploi : les trois mesures sont, c’est normal, plébiscitées. Reste un petit couac de fin toutefois dans la conclusion : sans grande cohérence avec leurs réponses précédentes, les sondés préfèrent que le système soit « réformé sur quelques points » (55 %) que transformé en profondeur » (36 %).
Le traitement de la protection sociale et de son avenir mériterait mieux : la population est ambivalente, attachée à la redistribution mais inquiète sur le fonctionnement et le coût du système. Mais certains sondeurs ne recherchent pas une vision nuancée et exacte : ils manipulent les questions et font le buzz, au risque de produire des sondages incohérents entre eux qui alimentent les tensions politiques.
Quant à la qualité des questionnaires, l’enquête élaborée par le CEVIPOF et qui devait être administrée par l’IFOP sur L’antisémitisme à l’université a suscité des réactions très critiques. Outre son caractère inquisitorial (le sondé devait décliner avec précision ses caractéristiques propres, y compris ses préférences politiques) et l’absence de possibilité de non-réponse, la confusion était claire entre antisémitisme et opinion sur Israël : Qui porte la responsabilité du conflit israélo-palestinien ? Avez-vous une bonne image d’Israël ? Des deux affirmations suivantes, quelle est celle qui vous semble fausse : Israël est une grande puissance agressive envers ses voisins ? ou Israël est un petit pays qui se défend contre ses voisins dont certains veulent le détruire ? Quant à la mesure de l’opinion envers les juifs, le caractère caricatural des assertions dont il fallait choisir si elles étaient exactes ou non n’aurait pas permis de cerner un antisémitisme : les juifs sont-ils des Français comme les autres ? Les juifs ont-ils trop de pouvoir ? Sont-ils plus riches que les autres ? Ont-ils une part dans l’antisémitisme ? Parle-t-on trop de la Shoah ? Si vous répondez oui, vous êtes antisémite…mais qui aurait répondu oui devant des questions si grossières ?
Toutefois, le paradoxe est qu’un tel questionnaire a été partiellement repris d’une précédente enquête d’IPSOS-BVA Antisémitisme en France, où en est-on en 2024 ? Beaucoup moins caricaturale il est vrai, appréhendant beaucoup plus finement la question des préjugés et les pratiques discriminatoires à l’égard de diverses populations, elle n’avait pas soulevé les mêmes protestations. Mais elle était déjà ambiguë : une image négative d’Israël est-elle un signe d’antisémitisme, comme elle semblait le suggérer, même si, à sa décharge, elle différenciait le peuple israélien, l’État et le gouvernement ? Que vient faire lune question sur la sympathie pour les palestiniens dans un questionnaire sur l’antisémitisme ? L’opinion selon laquelle les juifs sont très soudés entre eux est-elle un signe d’antisémitisme, sachant que toutes les minorités (protestants, catholiques intégristes, immigrés) sont soudées ? Reconnaître que les juifs ont des lobbies, est-ce de l’antisémitisme, comme le dit l’enquête, alors que mentionner les lobbies d’autres catégories ne soulève aucun débat ?
Sondages, presse, responsables politiques : influences mutuelles
La qualité des sondages n’est pas seule en cause. La qualité des articles de presse qui s’en font l’écho est aussi en cause. De même les sondages ne mesurent pas des opinions « pures ». Celles-ci sont influencées par le débat public et, en particulier, par le discours des responsables politiques.
Dans son ouvrage Produire l’opinion, une enquête sur le travail des instituts de sondages, le sociologue Hugo Touzet indique que les sondages reflètent ce qui intéresse les médias qui les commandent, ce qui est sans doute la critique la plus grave que l’on puisse adresser aux sondages. En tout état de cause, la presse d’opinion met en valeur les conclusions des sondages dès lors qu’elles alimentent sa propre approche. Il n’est pas étonnant que le sondage IFOP de février 2025 sur la protection sociale émane d’une association libérale de contribuables ou que le site Télos, plutôt classé à droite, commente favorablement le sondage sur les musulmans de France et regrette les critiques contre l’enquête sur l’antisémitisme à l’université. Il est évident que C-news, Europe 1 et le JDD vont encenser un sondage CSA qu’ils ont commandé, où les Français considèrent à 66 % que les pouvoirs publics et la presse minorent l’insécurité et estiment à 79 % que la société connaît un véritable ensauvagement. Force est également de constater que l’enquête de l’IFOP sur les discriminations envers les musulmans de France de septembre 2025 n’a eu aucun écho tandis que les articles se sont multipliés sur celle relatives à leurs convictions et pratiques religieuses, qui nourrit les polémiques.
Au-delà, les publics sollicités lors des sondages ne vivent pas sur une île, protégés des thèmes qui agitent le débat public. L’avis des personnes interrogées reflètent les discours qu’ils entendent des hommes politiques qui visent à les convaincre et y parviennent, s’agissant, en particulier, des thèmes les plus clivants. Dans Droitisation en Europe, enquête sur une tendance controversée, le politiste V. Tiberj montre que le débat public a une forte influence sur les opinions, surtout quand personne ne porte la contradiction. De même, dans une note de juillet 2024, le CEPII (Centre d’études prospectives et d’informations internationales) démontre que la couverture médiatique de l’immigration polarise les opinions : celui qui était modérément défavorable devient extrêmement défavorable et les personnes ayant une capacité d’attention limitée sont plus sensibles aux opinions saillantes ou clivantes, qu’ils ont alors tendance à adopter.
Les instituts de sondage, la presse, les discours politiques fonctionnent donc en réseau, parfois en chambre d’écho. Les imperfections des sondages sont d’autant moins repérées que le sondage correspond aux opinions du lecteur, la presse d’opinion prolonge ses propres analyses par des sondages qu’elle commande et les politiques s’appuient ensuite sur les sondages pour justifier leurs prises de position : « Les Français pensent… ».
L’opinion publique n’existe pas
L’affirmation ci-dessus est le titre d’un article du sociologue Pierre Bourdieu paru dans Les temps modernes il y a 50 ans, en janvier 1973. De manière très convaincante, P. Bourdieu « démonte » les sondages, avec un argumentaire qui ne porte pas sur leurs éventuelles imperfections techniques mais sur leur principe même. Il conteste que tout le monde puisse avoir une opinion sur tout, que les opinions se valent toutes et que toutes les questions méritent d’être posées : les questions intéressent différemment les personnes, qui n’ont ni les mêmes compétences ni la même appétence quant au sujet soulevé. L’on ne peut pas additionner des opinions individuelles pour en faire une sorte d’opinion moyenne : les opinions sont en réalité un système de tensions qui ne peut se traduire par un pourcentage « moyen ». Enfin, les personnes ne choisissent bien leurs réponses que dans certaines situations, pas quand on leur présente deux positions opposées entre lesquels choisir à froid mais en situation de crise, lorsqu’elles ont devant elles des « réponses constituées » (plaidées) et qu’elles peuvent mesurer pleinement la portée de leur réponse. Sinon, les réponses sont des « artefacts » qui n’intéressent que les politiciens.
Ces critiques relativisent fondamentalement l’intérêt des sondages et devraient nous empêcher de présenter leurs résultats comme des vérités, tout au plus comme des tendances, des vérités approchées valables un instant T, exactes surtout pour des catégories homogènes : certaines opinions sont construites sur des erreurs, l’opinion publique est à la fois moutonnière et volatile et, surtout, notamment face à des questions compliquées, elle semble ambivalente et pas toujours cohérente.
C’est le cas sur le racisme, si l’on en croit le bilan dressé en 2025 par le rapport de la CNCED (Commission nationale consultative des droits de l’homme) : l’indice de tolérance se situe à un bon niveau (63/100), meilleur en tout cas que dans les années 90 où il était fréquemment inférieur à 50. Mais l’indice est assez fluctuant et surtout il cohabite avec l’expression encore vive de stéréotypes marqués envers certaines populations (les immigrés sont rendus responsables de l’insécurité et des difficultés économiques) et avec une augmentation des actes racistes. Le racisme « biologique » d’un Jean-Marie Le Pen disparaît et la population se présente comme protégée du racisme : mais les immigrés sont accusés de ne pas s’intégrer, de vivre entre eux, d’êtres hostiles aux « valeurs occidentales ».
On retrouve une autre forme d’ambivalence en ce qui concerne la lutte contre le réchauffement climatique et la protection de l’environnement. En octobre 2025, un sondage IPSOS sur La perception par les Français des enjeux et des mesures écologiques témoigne de la vive préoccupation de la population à ce sujet (89 %), de sa critique sur une action jugée insuffisante (68 %), de sa demande d’intensifier la planification écologique malgré les coûts et les contraintes et de sa volonté de limiter l’usage des pesticides (80 %). Quelques semaines plus tard, dans le baromètre CEVIPOF des priorités françaises du 3 décembre 2025, l’environnement, qui n’a jamais été très haut quand il faut choisir entre plusieurs priorités (dans un baromètre de novembre, il était à la 6e place avec 23 % des préoccupations contre 49% pour le pouvoir d’achat) dégringole à 4 % des préoccupations et à la 9e place. Sans doute aucune de ces données n’établit-elle un savoir certain. Quand l’opinion est interrogée spécifiquement sur une question (la santé, l’égalité des chances, l’environnement), elle l’épouse et le défend. Quand on lui demande un classement, le sondage traduit plutôt les anxiétés de l’heure. Les deux ont leur part de vérité et ce n’est pas la peine d’y chercher une boussole des choix politiques.
L’opinion peut aussi être schizophrène : dans une enquête de l’UNEDIC de novembre 2024 sur le chômage, 95 % des répondants considèrent que tout le monde peut être frappé et 75 % que le chômage est subi et non pas choisi. Pourtant, quand on les interroge sur les causes du chômage, 37 % incriminent le refus de travailler, 25 % la fraude, 24 % le montant des allocations : plus de 80 % mettent donc en cause le chômeur lui-même. Commentant ces contradictions, l’UNEDIC rappelle les conclusions d’une étude d’universitaires suédois : les personnes savent que le chômage est imputable à l’économie. Mais comme on leur répète que pour lutter il faut faire des efforts, elles veulent croire en même temps que le mérite permet d’y échapper. Le sondage reflète alors la peine que les personnes ont à concilier des convictions antagonistes.
Que conclure ?
L’on ne peut ni esquiver les sondages ni s’en désintéresser. Reconnaissons que les règles applicables sont insuffisantes. La loi n’oblige les sondeurs qu’à rédiger une courte notice présentant l’échantillon et à publier le sondage. La Commission de contrôle ne fait de remarques que lorsque le mode de composition de l’échantillon semble fantaisiste. Mais les access panels au sein desquels sont choisis des échantillons à quotas sont acceptés, alors qu’ils ne devraient pas l’être. Les règles déontologiques des sondeurs devraient être écrites et opposables. La transparence devrait être améliorée : la Commission n’impose pas que l’ampleur et les motifs des redressements opérés soient mentionnés dans la notice : pourtant, cela limiterait les accusations de tripatouillage. Enfin, certains experts du CÉVIPOF (note de recherche Présenter l’incertitude, mars 2022) proposent de représenter matériellement, sur les graphiques, la marge d’erreur, pour rappeler aux lecteurs qu’elle existe et qu’elle dépend de la taille de l’échantillon et des pourcentages aux réponses : beaucoup de sondages n’en disent rien.
L’essentiel est ailleurs : il faut certes distinguer les sondages correctement réalisés et ceux qui ne le sont pas. Au-delà, tous doivent être considérés avec un certain détachement : ils ne représentent pas une vérité incontestable. La vérité qu’ils révèlent peut-être ponctuelle, hors sol, résulter d’une mauvaise compréhension, inspirée par la conjoncture, suggérée par une tendance conformiste, ambivalente. Il est donc légitime d’être vigilant : l’opinion publique, c’est, pour une part, du sable.
Pergama, le 8 décembre 2025
[1] Qui sont les membres des access panels ? Étude réalisée par Stéphane Legleye, Guillaume Chauvet, Thomas Merly-Alpa, Noémie Soullier et Aurélie Vanheuverzwyn