Pendant que la France et l’Allemagne cherchent à retrouver une gouvernance stable et à éviter la stagnation voire la récession, que la guerre déstabilise l’est du continent européen et le Moyen Orient proche, que le commerce mondial redoute des perturbations et que les alliances traditionnelles s’effritent, l’Union européenne affiche, en ce mois de décembre 2024, ses priorités pour les 5 ans à venir : dans l’inimitable jargon des communicants (« Une Europe libre et démocratique », « une Europe forte et sûre », « une Europe prospère et compétitive »), le Conseil européen met au rang de ses priorités la défense, le renforcement de l’Union (élargissement et gestion des frontières) et la compétitivité des entreprises. Les objectifs de la Commission, un peu plus détaillés, évoquent certes des sujets plus traditionnels (la question agricole, la protection de la biodiversité, la préparation aux changements climatiques). Mais ses objectifs comportent également « une politique économique étrangère » et la réforme « du système international », ce qui est plus nouveau. La Commission veut également modifier le fonctionnement interne de l’Union, avec la réforme du budget et un partenariat différent entre le Parlement et la Commission.
L’on discerne donc une réorientation des priorités traditionnelles et une volonté de trouver des réponses aux défis actuels. Mais ce programme a-t-il des chances de s’appliquer ? Depuis très longtemps l’Union soulève des doutes : politiques sectorielles sans cohérence d’ensemble, incapacité à réduire les inégalités entre pays, éloignement des peuples, focalisation libérale et dogme de la concurrence. Pourtant, le bilan des 5 dernières années comporte des réussites : l’Union a joué son rôle pendant la COVID et a innové en finançant ensuite un plan de relance. Elle a été un partenaire de l’Ukraine dans la guerre qui l’oppose à la Russie. Elle a marqué des points dans la régulation des GAFAM. Mais quelle est sa situation aujourd’hui ? Face aux difficultés de l’heure, l’Europe a-telle les moyens de faire face ? Tout semble montrer que non, sa vulnérabilité commerciale, l’ampleur de son retard sur le plan économique, son propre mode de fonctionnement, la faiblesse de ses moyens financiers et, de plus en plus, ses divisions politiques et son virage droitier.
A court terme, la crainte d’échanges commerciaux affaiblis
L’on ne sait si D. Trump mettra en œuvre ses intentions quant à l’augmentation des droits de douane américains de 10 ou 20 % pour les produits européens, davantage pour les importations en provenance du Mexique ou du Canada et jusqu’à 60 % pour la Chine. L’Europe en est, à juste titre, inquiète. L’Allemagne est la première concernée (les USA sont son premier client) mais l’Irlande et l’Italie sont également des exportateurs importants, la France l’étant un peu moins, les États-Unis étant toutefois son 4e client.
Au-delà de ces craintes ponctuelles, la lettre de novembre 2024 du CEPII (Centre d’études prospectives et d’informations internationales) intitulée Le Prix du protectionnisme de D. Trump, a modélisé les conséquences mondiales d’un scénario où les menaces d’augmentation généralisée des tarifs douaniers seraient mises à exécution, soit avec représailles à même hauteur des pays visés, soit sans représailles. Les résultats sont alarmants, avec dans les deux cas, un ralentissement mondial de la croissance et des échanges, qui toucherait paradoxalement surtout les USA, le premier à pâtir de ce ralentissement, mais aussi la Chine. Celle-ci chercherait à rediriger ses exportations vers d’autres pays et réduirait ses propres importations, ce qui creuserait le déficit des pays qui commercent avec elle. Les pays européens seraient touchés, avec une baisse de leurs exportations de -0,5 % en volume pour la France et de -0,6% pour l’Allemagne, bien moins toutefois que les USA et la Chine. L’impact serait plus fort pour les États-Unis si les pays partenaires exercent des représailles.
La note conclut, en élargissant la focale, que l’ensemble des annonces de D. Trump manque de cohérence économique : il est, de fait, difficile d’augmenter à la fois tous les droits de douane, de mieux satisfaire la demande intérieure en baissant les prix, d’améliorer la production tout en expulsant massivement des travailleurs immigrés et de baisser fortement les impôts tout en maintenant le Reduction Inflation Act. Cela peut conduire le Président à renoncer, au moins pour une part, à ses projets ou plus probablement l’amener à discuter avec les pays menacés pour en tirer d’autres avantages.
L’Union se prépare donc à négocier. La Présidente de la Commission a ainsi évoqué des contreparties qui pourraient être offertes si les Etats-Unis dispensaient l’Europe de l’augmentation des tarifs douaniers, par exemple davantage d’achat de gaz voire d’armes.
S’il y a négociation, l’Europe peut cependant craindre un chantage tendant à la contraindre à limiter ses échanges commerciaux avec la Chine. L’Union s’est dotée d’instruments juridiques pour lutter contre ce type de contrainte (un « règlement anti-coercition » a été adopté en 2023) mais la négociation et les projets de rétorsion risquent de ne pas avoir grand prise sur les pressions de Trump, qui peut agiter des menaces d’un autre ordre, comme arrêter son aide à l’Ukraine. L’inquiétude est d’autant plus forte que, malgré des efforts récents, l’Union reste très dépendante de nombre de produits chinois. Selon une étude du Mercator Institute for China de Berlin, si l’on donne de la dépendance à l’égard d’un pays fournisseur une définition large (des importations qui représentent au moins 30 % des importations totales du produit et un faible nombre de pays qui fournissent ce produit), l’Europe est massivement dépendante de la Chine en 2022, pour 275 produits et un montant de 229 Mds d’importations (hors textiles), soit un tiers des importations en provenance de Chine. Sa dépendance à l’égard de ce pays s’est considérablement accrue depuis 20 ans (parfois pour des produits hautement stratégiques comme certains métaux) tandis que la Chine a réduit la sienne à l’égard de l’Europe. Pour autant, d’autres travaux du CEPII (Import Dependencies, Policy brief 47, septembre 2024) montrent que la Chine, moins exposée, reste dépendante à l’égard de l’Europe pour des biens indispensables à son économie, bien plus qu’elle ne l’est à l’égard des États-Unis, et que les États-Unis sont eux aussi fortement dépendants de la Chine. Ces données joueront dans les réponses apportées…mais la crainte est que l’Europe en souffre.
Stopper le décrochage de l’Europe ? Accélérer la transition énergétique ? Mais comment ?
Au-delà des inquiétudes sur la « guerre commerciale », l’Europe, on le sait, « décroche » économiquement par rapport aux États-Unis : le rapport Draghi l’a démontré et ce point fait désormais consensus. L’écart entre l’évolution de la croissance / habitant aux USA et en Europe a été imputé à divers facteurs, un temps de travail qui serait plus bas en Europe, une structure démographique différente, un taux d’activité moins élevé dans certains pays européens. Les économistes désormais mettent plutôt l’accent sur l’écart de la productivité horaire entre l’Union et les USA depuis 2000 (écart qui s’est encore accru dans les années récentes). La différence serait surtout imputable à la différence de montant et de nature des investissements matériels des entreprises (les entreprises américaines investissant davantage par emploi et bien davantage dans les technologies nouvelles) et, surtout, à un investissement immatériel nettement supérieur aux États-Unis (recherche et développement, logiciels, formation…). La taille des entreprises européennes est en cause ainsi que leur positionnement dans des industries matures, où l’effort d’investissement semble moins crucial.
Des constats sectoriels existent aussi, qui soulignent le retard dans le domaine des investissements industriels (cf. Réindustrialisation verte : un retard européen à combler, Blog, CEPII, mars 2024) : sur la période 2016-2023, l’Europe a réalisé seulement 6,5 % des investissements industriels dans le monde, les États-Unis 17 % et la Chine 19 %. La note souligne l’ampleur du soutien aux investissements industriels aux États-Unis, les 385 Mds de l’Inflation Reduction Act étant appelés à être largement dépassés. Les aides européennes sont beaucoup plus limitées. Il est vrai que, longtemps, la Commission a refusé d’envisager une politique industrielle. Celle qu’elle mène aujourd’hui, par l’intermédiaire des PIEEC (projets importants d’intérêt européen commun), la conduit à autoriser les États à déroger aux règles en leur permettant de subventionner des projets innovants dans des domaines stratégiques pour l’avenir. Toutefois, le dispositif, par nature, favorise les États riches déjà attentifs à leur industrie : les inégalités internes à l’Union ne peuvent être combattues par cette voie. Quoi qu’il en soit, ce constat pose la question du retard de certaines filières à se transformer, en particulier la filière automobile : face à une Chine qui a pris de l’avance sur la voiture électrique et qui peut décider d’installer des usines de production en Europe pour échapper à l’augmentation des droits de douane européens, les filières européennes pourront-elles résister ?
Depuis le rapport Draghi, l’Europe, jamais avare de grandes déclarations, annonce vouloir agir. En novembre 2024, une feuille de route a été rédigée sur le thème de la compétitivité, qui affirme que « le statu quo n’est pas une option », mentionne les secteurs prioritaires, insiste sur la simplification des procédures, au final demande à la Commission de présenter un plan pour améliorer la productivité des entreprises d’ici juin 2025.
Mais rien n’est dit sur les sommes que l’Europe pourrait engager pour aider les entreprises à y parvenir, sauf à dire que « l’Europe étudiera la possibilité de développer de nouveaux instruments pour lever des fonds », sachant que rien ne semble décidé sur ce point. Si elle veut appliquer le rapport Draghi, la Commission, comme l’indique un Policy paper de la Fondation R. Schumann d’octobre 2024 (Les quatre défis de la nouvelle Commission européenne) devra donc en premier lieu faire un choix entre deux outils, la norme (son outil préféré) et l’aide au financement (sur le modèle de l’Inflation Reduction Act américain), outil qu’elle utilise finalement peu.
De plus, au-delà même de la question financière, l’Europe ne sait pas faire : elle ne sait pas être maître d’ouvrage en direct d’un plan d’investissement multinational, et rien ne dit qu’elle saurait piloter un plan d’amélioration de la compétitivité qui devra bien davantage aider certains pays que d’autres ou certaines filières que d’autres, compte tenu des inégalités très fortes entre pays et grandes zones. Certes, l’Union a mis au point en 2020, après la crise COVID, le plan Next generation UE pour aider le financement de projets répondant à certaines conditions (modernisation, digitalisation, objectifs environnementaux) mais un tel plan patine (le montant prévu est très loin d’avoir été dépensé 4 ans après) tant les conditions de mise en œuvre sont lentes, au niveau national ou européen. Donner à l’Europe le pilotage direct d’une politique industrielle serait une révolution et il est douteux que les États acceptent de lui déléguer ce droit.
Défendre l’Ukraine quoi que fassent les USA ? Enfin développer une politique de défense ? Brouillard…
L’appui de l’Union à l’Ukraine a sans nul doute marqué un tournant dans les choix géopolitiques de l’Union comme dans sa politique de défense. Les sanctions européennes à l’encontre de la Russie, les changements opérés dans l’approvisionnement de l’Europe en énergie en témoignent. Les États membres se sont davantage préoccupés de Défense, ont augmenté leur propre budget, ont fait des dons d’armement ou d’équipement en direct à l’Ukraine et ont accepté de financer en commun des envois d’armes. L’Europe dispose désormais de trois instruments dans le secteur de la Défense : le Fonds européen de défense, qui finance la R&D de programmes industriels, l’EDIRPA, fonds d’achat commun d’armes et d’équipement et l’ASAP, un fonds d’action de soutien à la production de munitions.
Le bilan de l’appui à l’Ukraine est cependant médiocre et inquiétant. En mars 2023, l’Union avait promis l’envoi d’un million d’obus d’ici mars 2024 et, selon les sources, elle n’en a livré qu’entre 30 et 50 %, ce qui a rendu l’Ukraine très vulnérable et a permis à la Russie de progresser. La capacité de production européenne s’est révélée nettement insuffisante : l’industrie européenne est faible. Les armements dont se sont dotés les pays qui ont, dans la période, renforcé leur capacité de défense, ont été achetés pour les 2/3 à des entreprises américaines et, contrairement aux recommandations de la Boussole stratégique de 2022, les États ne se concertent pas sur leur planification stratégique (source : 5 années qui ont transformé la Défense européenne, Fondation Jean Jaurès, avril 2024).
En 2023, l’Europe a adopté une stratégie industrielle de défense, affirmant le principe d’acquisitions communes, l’intention de renforcer l’industrie de défense européenne et de « travailler plus efficacement avec l’OTAN ». Mais ces lignes ont du mal à se concrétiser.
Ces constats conduisent à deux conclusions. La première est que, si la politique de défense européenne doit avoir un avenir, rien n’est encore fait : il reste à définir les objectifs et les domaines de coopération, à décider d’un financement pérenne, à préciser en ce domaine le rôle respectif de la Commission et des États, à savoir quelle est la structure qui représente l’Europe au sein de l’OTAN et quelle aide est, le cas échéant, apporté à l’industrie d’armement européenne. Surtout, une politique de défense n’a pas de sens sans politique étrangère forte et, quels que soient les mérites et le courage de J. Borrel, qui vient de quitter son poste de Haut représentant pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité, celle-ci n’existe pas. En soutenant l’Ukraine, l’Union a affirmé le faire pour défendre des valeurs, respect des territoires nationaux, démocratie prévalant sur la force, protection des civils : mais, comme au demeurant le camp occidental, elle pratique le deux poids deux mesures. Elle ne proteste que faiblement quand, au Proche Orient, c’est un « pays ami » qui envahit un pays souverain et pilonne des civils.
La deuxième conclusion est que, contrairement à ce que l’Union veut faire croire, l’Ukraine a été insuffisamment aidée, ce que reconnaissait en novembre dernier F. Merz, le Président de la CDU allemande : comme avec les États-Unis, l’histoire a été faite d’hésitations et de tergiversations constantes, toujours trop peu, toujours un peu tard et sans idée claire sur ce qui se passera si l’aide américaine flanche. Certes les États membres paraissent très désireux d’éviter une défaite (même partielle) de l’Ukraine, mais L’Europe n’a pas les mêmes capacités que les États-Unis et l’on n’est pas assuré qu’il y ait un consensus sur la nette augmentation de l’aide qui serait alors nécessaire. L’Allemagne ne suivra pas et d’autres pays refuseront…La promesse constante d’un soutien ferme comme celle d’étudier une augmentation des financements restent floues au demeurant, même certains États évoquent là aussi un appel à l’emprunt.
Au total, dans un contexte géopolitique troublé où la guerre peut impliquer plus directement l’Europe, le nouveau Commissaire européen à la Défense évalue la dépense nécessaire dans le domaine de la défense, sur les 10 ans à venir, à 500 Mds. Où diable pourra-t-on les trouver ? L’Europe y réfléchit…
Un contexte compliqué…
Ces défis presque insurmontables se présentent à une Union aujourd’hui livrée à une forte pression de l’extrême droite : depuis les élections de juin 2024, le Parlement compte trois groupes d’extrême droite totalisant 187 députés, auxquels s’ajoutent une bonne partie des 33 non-inscrits ancrés eux aussi à l’extrême droite. Si la droite conservatrice (188 députés) se rapproche d’eux, comme elle semble vouloir le faire sur certains thèmes, la majorité absolue est atteinte. La droitisation est également visible à la Commission et forte dans le groupe des chefs d’État.
Comme l’indique un récent article de la revue Esprit (L’extrême droite et l’Union européenne, avril 2024), alors qu’autrefois on aurait vu dans une victoire de l’extrême droite une négation de l’Europe, par nature proche d’une structure fédérale et ouverte sur le monde, aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Mais c’est au prix d’un changement progressif des priorités. Les députés européens ne sont pas seulement nationalistes et souverainistes : ils se posent aussi en défenseurs d’une civilisation européenne en danger et d’une Europe bastion fermée à l’immigration. Sur ce terrain, la droite suit, le symbole étant la signature en 2023 d’un accord avec la Tunisie permettant à ce pays de refouler les migrants (ce qu’elle a fait très violemment, au mépris de leur vie), en présence de la Présidente de la Commission, de la présidente du Conseil Italienne, G. Meloni, et d’un dirigeant néerlandais de centre droit : l’accord est bien pire que celui conclu avec la Turquie en 2016 et contraire aux valeurs humanistes que l’Union affiche.
Ce virage vers la « protection » se retrouve également dans d’autres domaines, avec la suppression de normes environnementales pour complaire aux lobbies agricoles, l’extrême droite et la droite préférant les modes de vie traditionnels à la lutte contre un dérèglement climatique qui ne les mobilise pas. Comment l’Union va-t-elle pouvoir concilier le Green deal avec cette polarisation politique ? A tout le moins, il y a là des germes de division profonde.
Si on ajoute que rien n’est assuré quant au renforcement du budget de l’Union souhaité par la Présidente de la Commission, dans un contexte où les États se préoccupent de leur affaiblissement économique et politique et n’ont aucune envie de contribuer davantage, l’on voit mal comment une très forte mobilisation peut se déclencher en faveur de la compétitivité des entreprises et d’une industrie plus verte. Divisée, marquée par une gouvernance compliquée dans laquelle les États sont maîtres des décisions, l’Union affirme avoir une boussole et savoir où elle va. Mais ses propres contradictions risquent de la rattraper.
Pergama le 23 décembre 2024