Responsables politiques et justice pénale, l’histoire n’est pas finie

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Responsables politiques et justice pénale, l’histoire n’est pas finie

 La responsabilité pénale des politiques  a été un thème fort de 2024, comme ce sera sans nul doute le cas en 2025 : condamnation définitive de N. Sarkozy dans « l’affaire des écoutes », pour corruption et trafic d’influence, avant d’autres procès annoncés ; affaire des assistants parlementaires européens du MODEM et du Rassemblement national, avec jugement mis en délibéré dans ce dernier cas  ;  mise en examen de la députée S. Chirikou dans l’affaire des comptes de campagne de la France insoumise de 2017, pour laquelle deux autres mises en examen ont été prononcées en 2021 et 2022 ; confirmation par la Cour de cassation de la culpabilité des époux Fillon dans le « Penelope gate », mais avec la perspective d’un nouveau procès pour définir la peine de F. Fillon ; appel auprès de la Cour d’appel de Paris (jugement à venir) du non-lieu prononcé en 2023 suite à la plainte de 2006 qui mettait en cause l’État, des ministres et des responsables publics qui ont autorisé l’utilisation aux Antilles du Chlordécone, pesticide dangereux, jusqu’en 1993 ; enfin, clôture, en fin d’année, par la Cour de justice de la République, de l’enquête ouverte sur la gestion de la crise sanitaire COVID-19, sans mise en examen, ce qui blanchit A. Buzyn, ministre de la santé au début de l’épidémie et E. Philip, alors Premier ministre, « témoins assistés » dans cette affaire, A. Buzyn ayant été, un temps, mise en examen.

Cette énumération montre combien la question de la responsabilité pénale des responsables politiques est disparate, manquements purs et simples à la probité, affaires politico-judiciaires de détournement de fonds publics à des fins politiques ou personnelles, mise en cause de la responsabilité des décideurs pour la gestion des risques, notamment sanitaires.

Malgré des faiblesses évidentes, les juges sanctionnent mieux aujourd’hui la malhonnêteté des élus. Toutefois, la morale publique n’a pas gagné la partie et peut-être même est-elle en train de la perdre : la justice est plus que jamais attaquée et les élus ne se sentent pas responsables, serait-ce des défaillances des politiques publiques qu’ils mettent en œuvre.

 Atteinte à la probité :  la justice condamne, mais tard et pas toujours

 Dans la décennie 2010, avec la réponse pénale aux affaires Cahuzac, Fillon et Balkany, le duel opposant les politiques et les juges depuis les années 80 (affaires Urba, Elf, Tibéri, Tapie, Juppé, Chirac…) semblait terminé.  La normalisation était en marche, avec plusieurs lois (lois de 2013 sur la transparence de la vie publique et de 2016 de lutte contre la corruption) et avec l’institution de nouvelles institutions de surveillance (Parquet national financier, PNF, et Haute autorité de la transparence de la vie publique, HATVP).

De fait, depuis lors, de plus en plus d’élus sont régulièrement poursuivis pénalement sans que cela fasse la une : mais il est vrai qu’il s’agit surtout d’élus locaux : le nombre de leurs « mis en cause » a été multiplié par 4 depuis la mandature 1995-2001, 40 % d’entre eux étant poursuivis pour manquement à la probité. En 2024, ont été condamnés ou mis en examen un Président de Région (et plusieurs anciens), un Président de département, 1 député, plusieurs maires (dont celui de Saint Etienne) et un ancien secrétaire d’État…signe au moins que la justice passe.

La justice passe mais, pour les responsables politiques nationaux, elle passe très tard. En 2024, N. Sarkozy a été condamné pour le financement de sa campagne présidentielle 2012. Il vient d’être condamné définitivement, 10 ans après les faits, pour l’affaire des écoutes. Il sera jugé en 2025 pour le financement de la campagne présidentielle de 2007. Marine Le Pen sera condamnée en 2025 pour des faits commis de 2004 à 2016, signalés à la justice en 2014, dont l’instruction en France n’a été ouverte qu’en 2016. S. Chirikou, responsable de prestations fournies au candidat Mélanchon en 2017, a été mise en examen en 2024, alors que le signalement à la justice par la Commission des comptes de campagne date de mars 2018. Rachida Dati, mise en examen en 2021 pour corruption passive, n’est toujours pas renvoyée devant un tribunal, même si le PNF l’a demandé mi-novembre 2024 : il est vrai qu’elle a tout fait pour retarder l’échéance (les avocats de N. Sarkozy ou ceux de F. Fillon ont utilisé les mêmes techniques) avec un recours devant la chambre de l’instruction sur la prétendue prescription de l’action et en tentant de poser une QPC au Conseil constitutionnel.

Or, le passage du temps contribue à « déréaliser » les faits, qui semblent dater d’un autre monde. La presse les relate de manière anecdotique. 15 ans après, les puissants ne le sont plus et le sens de la sanction s’affaiblit. S’ils le sont toujours, comme R. Dati, ils ont investi un nouveau rôle et se prévalent du temps passé. La lenteur de la justice est effarante, même sur des mises en examen attendues des années. Comment réformer le droit pour accélérer cette mache si lente, indûment entravée par des manœuvres dilatoires et sans doute aussi par la complexité des procédures ?

En outre, l’impunité perdure parfois.

Dans la pire affaire de corruption d’élus de la Vème République, l’affaire Karachi, les responsables de seconde main (conseillers ministériels et intermédiaires), jugés par la justice ordinaire 25 ans après les faits, ont été condamnés en 2020 à plusieurs années de détention[1]. La Cour de justice de la République, en 2021, qui jugeait les ministres, tout en reconnaissant que plus de 10 millions, retirés peu auparavant d’un compte suisse par un des intermédiaires condamnés, avaient atterri en espèces sur les comptes de campagne de M. Balladur, a relaxé celui-ci et condamné à un de ses lieutenants à une peine de prison avec sursis. Les enquêteurs soulignaient pourtant que M. Balladur « ne pouvait raisonnablement soutenir n’avoir eu aucune interrogation sur l’origine de ces fonds ». Mais la Cour indique n’avoir pas eu la preuve qu’il ait donné des instructions. Peut-être s’est-il contenté d’encaisser…

Le même raisonnement a été suivi en 2024 pour E. Dupond-Moretti, relaxé par la même Cour. Certes, celle-ci reconnaît que la prise illégale d’intérêt dont il était accusé a été effective, mais l’absout parce que l’élément intentionnel ne serait pas prouvé. Le ministre n’aurait pas eu conscience que sa décision constituait une faute pénale, lui, avocat, lui, ministre de la justice, entouré d’un cabinet de fins juristes et conseillé par le secrétaire général du gouvernement. Or, cette exigence d’intentionnalité n’était pas, en l’occurrence, nécessaire pour le condamner : selon un arrêt de la Cour de cassation du 27 novembre 2002, il n’est nul besoin, en cas de prise illégale d’intérêt, que le prévenu ait eu une intention frauduleuse, il suffit qu’il ait accompli l’acte. Pourtant, nul n’a bronché, le Procureur n’a pas fait de pourvoi en cassation (il s’en justifie au nom de l’apaisement) et le ministre a clamé que son innocence était enfin reconnue. Selon que vous serez puissant ou misérable…

La Cour de justice de la République est une juridiction d’exception douce aux ministres qu’il serait impératif de supprimer : les ministres devraient être jugés par les tribunaux ordinaires.

Elle n’est pas cependant la seule juridiction compréhensive pour les puissants.

Dans l’affaire des assistants parlementaires du MODEM, 7 responsables de ce parti ont été condamnés, parfois lourdement, dont le principal collaborateur de F. Bayrou. Quant au Président du parti, « aucun élément ne permet d’affirmer qu’il avait connaissance de la non-exécution des contrats d’assistants parlementaires… » conclut le tribunal. Tout le parti était au courant (ils ne sont pas nombreux) sauf son président. L’on regrette que le tribunal n’ait pas appliqué le raisonnement tenu pour condamner N. Sarkozy dans l’affaire Bygmalion, alors même que celui-ci se défendait d’avoir été informé de quoi que ce soit : le tribunal a jugé que N. Sarkozy ne pouvait pas ne pas savoir. Il est vrai qu’il avait été prévenu du risque de dépassement du plafond légal de dépenses et ne s’en était pas soucié. S’agissant de F. Bayrou, les fidèles n’ont pas parlé. Reste que le parquet a fait appel, considérant que « les faits caractérisent les infractions reprochées ». Oui, les faits parlent…quel Procureur le dira au Premier ministre ?

 Morale publique d’un côté, contre-attaques populistes de l’autre

Depuis quelques années, les réactions des responsables politiques mis en cause se sont faites plus vives et plus combattives.

Lors de l’affaire Fillon, des articles rédigés par des universitaires reconnus ont mis en doute la compétence du PNF qui avait traité l’affaire : les sommes « détournées » par F. Fillon auraient été des crédits dont l’Assemblée nationale avait la libre disposition et le PNF, en vérifiant leur utilisation, aurait méconnu la séparation des pouvoirs, abomination que E. Dupond-Moretti dénonçait alors avec vigueur ; le PNF aurait brisé une tradition républicaine consistant à suspendre les enquêtes concernant des élus candidats à une élection : « Il aurait dû prendre son temps » disait à l’époque, sans rire, Alain Finkelkraut. En réalité, ces réactions ahurissantes montraient que toute la classe politique (et l’Assemblée nationale au premier chef) connaissait et tolérait cet abus, répandu au demeurant.

En 2019, un éminent avocat écrivait dans un numéro de Lexisnexis de 2019 (Justice et politique : les raisons d’une relation conflictuelle) « Il n’est pas sain que les politiques interviennent dans le champ judiciaire ni que les juges interviennent dans le champ politique ». C’est pourtant inévitable : il appartient aux rpolitiques de définir la politique pénale et d’adopter le droit, et il appartient aux juges de l’appliquer, même aux élus. La séparation des pouvoirs, dispositif qui permet à un pouvoir d’exercer librement ses compétences sans immixtion abusive, n’a rien à voir dans le débat. Enfin, nombre de juristes expliquent doctement qu’il ne faut pas confondre droit et morale, rejetant ainsi la morale du côté de la naïveté sosotte : or, si les deux notions sont différentes, elles sont liées : le droit reflète les choix éthiques d’une société.

En mars 2022, un rapport du Sénat sur La judiciarisation de l’action publique va plus loin : il soutient que le désintérêt des citoyens pour les élections est lié au fait que le politique serait « dépossédé de son pouvoir » par la place prise par les juges, nationaux et surtout internationaux.  Il note (ce qui est au demeurant exact) que la judiciarisation de la vie publique accompagne la montée de la défiance envers les responsables publics. Haro donc sur les juges qui s’immiscent dans ce qui ne les regarde pas : la responsabilité pénale des ministres, la vérification de la constitutionnalité des lois, la mise en avant des droits fondamentaux, l’exécution défaillante des politiques publiques. Une des préconisations émises que « le pouvoir juridictionnel soit exercé avec retenue ».

Ces protestations se réaniment aujourd’hui. En réponse au réquisitoire du Procureur qui annonce une lourde sanction, Marine Le Pen attaque une justice bureaucratique et partiale : un assistant parlementaire serait un « politique » qui, à quelque poste que ce soit, travaille pour son parti et la justice n’a pas à s’en mêler. En s’attaquant à elle, la justice s’attaquerait à la souveraineté du peuple. Ses électeurs potentiels seraient bâillonnés par une condamnation à l’inéligibilité contraire à la démocratie. L’argument, populiste par nature (le peuple a toujours raison, serait-ce au mépris de la morale publique et s’il vote pour un délinquant, c’est son affaire), porte. Quand sa Présidente sera condamnée, le RN clamera que les juges lui ont volé une probable victoire et ses électeurs se sentiront amers.

La France insoumise utilise le même jeu d’arguments, certes moins martelé, peut-être à cause de débats internes sur ce sujet. Dans un communiqué de septembre 2024, LFI, devant la mise en examen de S. Chikirou pour « escroquerie aggravée », « abus de biens sociaux » et « recel d’abus de confiance », dénonce une « stratégie de lawfare et un danger pour la démocratie ». Le chic de l’expression (le lawfare désigne une instrumentalisation de la justice) ne change rien : selon LFI, la justice est aux ordres du pouvoir. Or, ce qui est dangereux ici, c’est de réclamer l’impunité au nom du peuple. Ne nous moquons pas trop des invectives de l’Amérique de Trump ou des pratiques d’Orban. Elles arrivent en France.

La vraie défaillance de la réponse pénale : la gestion des crises

 Les responsables politiques négligents ou corrompus qui n’ont pas pris les décisions nécessaires pour protéger la population ne sont quasiment jamais sanctionnés.

L’on connaît l’histoire du Chlordécone, pesticide toxique, autorisé par dérogation aux Antilles jusqu’en 1993 alors qu’il a été interdit aux Etats-Unis dès 1977 et en Suède en 1978. Ce n’est qu’en 2006 que des associations ont déposé plainte au pénal pour empoisonnement, mettant en cause l’État, les ministres d’alors, les agents publics qui ont validé les autorisations et les entreprises. La plainte a dormi des années avant de faire l’objet d’un non-lieu en 2023 : l’État (c’est la loi) ne peut être pénalement poursuivi ; les ministres qui ont autorisé le produit ne peuvent l’être que devant la Cour de justice de la République mais aucun ne se souvient du dossier ; le terme empoisonnement, qui implique l’intention de tuer, n’est pas approprié ; la faute des agents publics qui ont autorisé le produit n’est pas « détachable du service » (ils n’ont pas à en répondre personnellement) ; on ne peut rien prouver quant aux entreprises concernées dès lors que l’État a autorisé le produit. Le jugement est difficilement réfutable. Comment ne pas en voir la profonde iniquité ?

Après la crise COVID, plusieurs dizaines de plaintes ont été déposées contre des ministres, pour mise en danger de la vie d’autrui, abstention dans la prise de mesures nécessaires pour endiguer l’épidémie ou non-assistance à personne en danger. La ministre de la santé, A. Buzyn, a été, un temps, mise en examen : l’article 223-1 du Code pénal punit d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende « le fait d’exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures (…) par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement ». Nul ne nie que la ministre a eu clairement conscience du danger dès avant l’explosion de l’épidémie, qu’elle a averti le Premier ministre et le Président, qu’elle ne les a pas convaincus et est alors restée passive, par manque de courage personnel. La Cour de cassation a annulé cette mise en examen parce que les textes qui donnaient à la ministre mission de protéger la santé des populations (Code de la santé et Code de la défense) ne prévoyaient pas une « obligation particulière de prudence et de sécurité » qu’elle n’aurait pas appliquée, seul cas qui permettrait de la mettre en cause. Les textes auraient dû édicter non pas des obligations générales (« protéger la santé de la population ») mais des obligations concrètes. Cela revient à dire que le non-respect des obligations générales des ministres (ou des employeurs, ou des médecins…) n’est pas pénalement sanctionnable. Les textes sont le rempart de ceux qui n’assument pas leurs responsabilités.

L’article L121-3 du Code pénal n’a joué que dans l’affaire du sang contaminé :  la Cour de justice de la république a, en 1999, condamné Edmond Hervé, ancien secrétaire d’État à la santé, pour n’avoir pas rappelé les personnes transfusées avec du sang de qualité suspecte, manquement à une obligation imposée par le Code de la santé qui avait directement causé la mort ou des incapacités physiques graves de victimes nommément désignées. La décision est-elle juste ? Oui (il n’a pas fait ce qu’il devait faire), non, bien d’autres responsables étant coupable d’inaction voire de pur cynisme. On le mesure : sanctionner une décision politique collective est une entreprise quasiment impossible, quelle que soit la soif de justice de ceux qui en ont supporté les conséquences.

En 2020, dans une tribune (Si les gouvernants ont failli, la solution de la plainte pénale n’est pas la bonne, Le Monde, 20 avril 2020), le juriste O. Beaud affirmait qu’il ne faut pas vouloir régler au pénal ce qui relève d’une mauvaise gestion de l’État. Pourtant, dans une telle crise, un directeur d’EHPAD qui a négligé de prendre des mesures d’isolement d’un malade risque une condamnation pénale pour négligence alors que le gouvernement, qui a sans doute fait pire en donnant consigne d’isoler en EHPAD, sans les hospitaliser, des malades âgés morts sans soin d’étouffement, ne risque rien, qu’un paragraphe désagréable dans un rapport parlementaire.

Il serait nécessaire de réfléchir à la responsabilité des politiques : quelles seraient les conditions à réunir pour que leur mise en cause soit équitable ? Si l’on ne parvient pas à modifier le droit sur la responsabilité pénale individuelle, l’institution d’une responsabilité pénale de l’État apporterait-elle une amélioration, sachant que la justice administrative peut déjà être saisie (et ordonner réparation) quand il y a eu faute ?  Le vent ne va pas en ce sens. Aujourd’hui les élus ne veulent pas être responsables, ni de la qualité de l’air, ni des effets des pesticides ni de l’évolution du climat. Leur rôle serait pourtant décisif. Les citoyens souhaiteraient, au moins, qu’ils réfléchissent davantage aux risques de leurs décisions ou de leur inaction. Mais comment faire ?

Pergama, le 6 janvier 2025

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Un procès en appel a eu lieu en 2024 et la Cour doit rendre sa décision le 21 janvier 2025 prochain