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Mayotte, quelle stratégie ?

 En frappant le 14 décembre dernier l’île de Mayotte, le typhon Chido n’a pas seulement semé la peur et ravagé les bidonvilles : il a réveillé la mauvaise conscience des responsables politiques à l’égard de cette lointaine terre française, 101e département totalement atypique, symbole au carré de la spécificité de l’outre-mer : une pauvreté sans commune mesure avec celle de la métropole, des retards majeurs dans les domaines essentiels, santé, éducation et infrastructures, des services publics défaillants, en particulier la distribution de l’eau, une démographie galopante et une inquiétante insécurité, au point que début 2024, au moment où des mouvements violents ont secoué l’île, comme c’est périodiquement le cas, la CFDT protestait contre les conditions dans lesquelles les agents publics effectuaient leurs déplacements domicile travail, agressés et parfois rackettés.

Dans L’essentiel sur Mayotte, une note de l’Insee du 24/10/2024 énumère des données dont l’accumulation effare.

La démographie en est un élément marquant : la population, estimée à 321 000 habitants, croît ces dernières années de 3,8 % par an, alors que la moyenne pour la France entière (hors Mayotte) est de 0,3 %. Dans une société de ressources limitées, ce dynamisme, dû à une natalité élevée conjuguée à une immigration mal contrôlée (en 2017, l’Insee estimait que près de la moitié de la population était étrangère), crée des situations de grande misère et une densité excessive (plus de 800 habitants au km2) compte tenu des conditions d’habitat. Le niveau de vie médian est 7 fois inférieur au revenu de l’ensemble des Français et le taux de pauvreté atteint 77 % : la moitié de la population a un niveau de vie inférieur à 3140 euros/an, alors que même la Guyane, le plus pauvre des départements devant Mayotte, atteint un revenu médian bien supérieur, de 11 000 euros/an. Le PIB /habitant est quatre fois inférieur à celui de la France. A Mayotte, en 2017, seuls 32 % des personnes de 15 ans ou plus sorties du système scolaire possèdent un diplôme qualifiant (CAP ou BEP, baccalauréat ou diplôme de l’enseignement supérieur, contre 72 % en France. Le tertiaire non marchand représente 55 % des emplois contre 30 % au niveau national. L’agriculture ne suffit pas à nourrir les deux îles qui sont, à 65 % de leurs besoins, dépendantes des importations. Seuls 30 % des personnes en âge de travailler (contre 67% en France entière) ont un emploi. Le chômage atteint 40 % de la population active.

Le rapport de la Cour des comptes publié en 2022 (Quel développement pour Mayotte ?) évoquait « une économie sous perfusion », dépendante et fragile : dans le PIB, la part des transferts (État, Agence pour le développement, fonds européens ou de la CDC) est prépondérante (75 %), ce qui enlève beaucoup de son intérêt à la mesure de la croissance, qui traduit surtout celle des aides et peu celle de l’activité.

Enfin, face à un cyclone il est vrai d’une force rare (Météo-France note qu’aucun cyclone comparable n’est survenu depuis 90 ans à Mayotte), les îles ont montré leur extrême vulnérabilité : destruction d’un habitat précaire dans des bidonvilles sans fondations, (l’Insee estimait en 2017 que l’habitat illégal, construit dans les zones les plus exposées aux risques, représentait 40 % de l’habitat  d’ensemble) ; voierie en mauvais état, noyée sous les eaux ; mise à l’abri difficile des habitants faute de constructions en dur en nombre suffisant et parce que ceux en situation irrégulière ont préféré ne pas aller dans les abris ; organisation des secours défaillante dans une ile dont certains recoins sont difficilement accessibles. Après le passage du cyclone, l’on estime qu’un tiers de la population s’est retrouvé sans abri.

Le paradoxe est qu’avec un PIB/habitant de 10 600 euros en 2022, Mayotte apparaît comme une terre riche aux yeux des habitants des Comores, de Tanzanie, du Mozambique et de Madagascar, dont le PIB et le revenu moyen sont bien plus bas, ce qui explique les flux migratoires incessants. Ceux-ci expliquent aussi pourquoi les prestations sociales, inaccessibles aux étrangers en situation irrégulière, ne parviennent pas à réduire la pauvreté, l’aide médicale d’État n’existant pas. Quant au montant du RSA, réservé aux demandeurs en règle, il est deux fois moins élevé qu’en métropole.

Un avertissement pour les décideurs : dans un passé récent, une succession de plans stratégiques, mal suivis et jamais achevés

 Le gouvernement a annoncé le vote rapide, dans les premières semaines de 2025, d’une loi d’urgence pour répondre aux besoins d’hébergement temporaire des habitants (constructions prévues pour 2 ans au maximum), reconstruire les bâtiments publics endommagés et remettre en état les infrastructures, l’État s’engageant à financer la reconstruction des écoles. Des dérogations sont prévues, règles d’urbanisme ou commandes publiques. Des prêts garantis par l’État seront accordés aux habitants pour réparer leur logement et des exonérations de charges sont prévues pour les entreprises.

Au-delà, le gouvernement élabore « un plan pour un avenir différent », dont le contenu n’est pas connu. L’ambition annoncée est colossale. Le gouvernement serait donc bien avisé de se pencher sur les raisons de l’échec des plans précédents.

Le rapport de la Cour des comptes mentionné ci-dessus fait en effet une critique sans concessions des plans stratégiques élaborés depuis dix ans pour développer Mayotte.

 Ainsi, annoncé en 2014, élaboré en concertation avec les élus, les associations et les citoyens, le plan Mayotte 2025 traitait de 25 thèmes, souvent présentés de manière très générale (« Une éducation de qualité », « Un tissu économique développé », « Un secteur sanitaire exemplaire ») ou sous forme d’objectif (« Favoriser l’entreprenariat féminin »). Peu de chantiers étaient chiffrés ou accompagnés d’un calendrier. Certains ressemblaient à de bonnes résolutions (« Achever la décentralisation et clarifier les responsabilités »).

Un premier bilan (le seul en fait) a été dressé en juin 2016 et certaines actions ont fait l’objet d’un suivi épisodique jusqu’en 2020. La Cour considère que, si certaines décisions ont été suivies d’effet (classement des écoles en REP, réseau d’action prioritaire, renforcement de la formation continue), les données disponibles ne permettent pas de dire que le plan a contribué à un développement réel de Mayotte.

En 2018, le déclenchement de violences urbaines a conduit à l’élaboration d’un plan d’urgence, avec des objectifs précis et chiffrés (constructions d’écoles, créations de postes de fonctionnaires, notamment d’enseignants, financement d’une politique de logement, lutte contre l’immigration clandestine). Le suivi du plan a duré un an avant d’être abandonné, la Cour indiquant toutefois que des actions essentielles ont été menées à bien : création de postes, lutte contre l’immigration. Le plan s’est accompagné en 2019 d’un contrat d’investissements, dont la réalisation a pris beaucoup de retard : en 2021, pour 1,3 Mds prévus au total, les crédits de paiements engagés atteignaient 300 millions.

En définitive, la Cour considère que les « plans stratégiques » de l’État courent le risque d’être oubliés et que seule une contractualisation chiffrée permet d’espérer que les actions prévues se concrétisent. La préfecture, dit-elle, doit pouvoir disposer des effectifs nécessaires pour en effectuer le suivi. Elle insiste aussi pour que, au-delà de dépenses de fonctionnement, l’État s’attache à une politique d’investissements, à condition qu’elle soit menée avec dynamisme : en définitive, une vision de long terme est indispensable ainsi qu’un strict suivi, alors que les bonnes intentions se délitent vite. Enfin, elle préconise de lier l’ensemble des questions, migrations, insécurité, équipements, remise à niveau des services de santé et d’éducation, développement d’une activité économique trop limitée.

En 2021, après une concertation approfondie avec les élus et la population, un troisième plan a pris la forme d’un projet de loi relatif au développement accéléré de Mayotte. Le projet prévoyait la transformation du statut de Mayotte, qui serait devenu à la fois Région et département, un durcissement du droit du sol (exigence d’un an de séjour régulier d’un des deux parents pour qu’un enfant né à Mayotte puisse devenir français), la perspective d’un alignement des droits sociaux avec la métropole et la création d’un établissement public spécifique pour traiter des infrastructures, qu’elles relèvent de l’État ou des collectivités. Muet sur les questions de sécurité, jugé insuffisamment ambitieux pour le reste, le projet a été abandonné à la suite d’un avis défavorable du Conseil départemental. C’est l’époque où les représentants de la population de Mayotte considèrent que la condition absolue de la réussite est de garantir l’étanchéité des frontières, ce qui supposerait des moyens gigantesques dans une mer sillonnée par les Comoriens.

Mayotte, le piège identitaire

 L’épisode de 2021 est révélateur d’une conviction dominante des élus et du ministre de l’Intérieur de l’époque : les problèmes de Mayotte viennent de l’immigration, que ce soit l’immigration comorienne ou l’immigration plus récente originaire de l’Afrique des grands lacs. Il suffirait d’empêcher celle-ci pour débloquer les freins au développement. Le diagnostic semble de bon sens : la surpopulation, l’insécurité, la pauvreté sont indéniablement aggravées par l’immigration. A vrai dire, les élus de Mayotte pensent qu’il s’agit là de leur cause exclusive.

La politique menée par G. Darmanin est allée en ce sens : en 2018, première loi restreignant le droit du sol à Mayotte, renforts policiers, augmentation des reconduites aux Comores (en 2023, 22 000 reconduites à la frontière ont eu lieu) et, à partir de 2023, opération officielle Wuambushu (« reprise » en mahorais ») avec expulsion de populations vivant dans des cases insalubres, censées être relogées si elles étaient en situation régulière ou, sinon, expulsées. Cette pratique a en réalité commencé bien avant, par la population elle-même, avec des opérations violentes en 2016 et 2019.  Les tensions avec les Comores, qui ont un temps refusé d’accueillir leurs ressortissants, se sont accrues. Le bilan de ces opérations sécuritaires ne semble pas bon : nombre de personnes ont reconstruit leurs cases plus loin dans des endroits moins accessibles, d’autres ont refusé le relogement qui les éloignait de leur quartier. La précarité en a sans doute été accrue. Le ministre propose de durcir encore le droit du sol, voire de le supprimer (mais une modification constitutionnelle serait nécessaire), espérant ainsi dissuader les migrants, sans résultat probant.

Cette politique a contribué à augmenter les tensions entre habitants réguliers et migrants :  il est vrai qu’elles sont anciennes et que des incidents graves se sont multipliés depuis 2000. Dans un rapport d’information de mai 2023 de l’Assemblée nationale sur les enjeux migratoires dans l’Océan indien, les deux députés rédacteurs imputent l’immigration à la volonté de mainmise sur Mayotte d’un état étranger (les Comores). Ils mettent l’accent sur « des conséquences dramatiques » : c’est l’immigration qui est cause d’un système de santé plingé dans le chaos, d’une croissance démographique hors de contrôle, de la pauvreté endémique et d’une insécurité insupportable. Les recommandations portent sur le respect absolu des frontières maritimes, quitte à demander l’intervention de Frontex au nom de la politique européenne de protection des territoires et de conditionner l’aide au développement accordée aux Comores à l’engagement de surveillance de ses côtes.

Ce choix  de fermeture, qui semble pourtant largement illusoire pour des raisons géographiques, est soutenu par la population :  au second tour des présidentielles 2022, Marine Le Pen a obtenu 59 % des voix. Ceux qui pensent être du bon côté de la frontière veulent la fermer aux migrants dont ils ont parfois fait partie.

Des questions apparemment insolubles

 Les défis de Mayotte ne peuvent être relevés que si l’on parvient à concilier des objectifs apparemment inconciliables.

La première difficulté est de limiter l’immigration irrégulière mais tout en travaillant à une meilleure insertion de Mayotte au sein des Comores.

A l’origine, le problème de Mayotte est né d’une décision absurde : accepter, dans le vote des populations comoriennes, de dissocier le vote de Mayotte, qui a, en 1974, majoritairement refusé l’indépendance par rapport à la puissance coloniale, de celui des Comores, qui l’a massivement réclamée. V. Giscard d’Estaing voulait (et il avait raison) que le sort de l’ensemble des îles d’un même archipel soit commun. La France désirant, pour des raisons géostratégiques, se maintenir dans l’Océan Indien, il en a été finalement décidé autrement. En 1995, la libre circulation entre Mayotte et les Comores est supprimée. Pour entrer à Mayotte, un Comorien a besoin d’un visa, difficile à obtenir. Après des années de tergiversations, c’est N. Sarkozy qui décide que Mayotte deviendra un département français, départementalisation effective depuis 2011. Cela n’enlève rien au fait que Mayotte relève des Comores, historiquement et culturellement.

La politique à définir doit en tenir compte, en accroissant l’aide déjà versée aux autres îles des Comores pour développer l’ensemble des îles. La négociation sur le ralentissement des flux migratoires et l’acceptation des rapatriements est à ce prix. Certains experts préconisent même de rétablir la libre circulation entre Mayotte et les autres îles, espérant que revienne la pratique des allers et retours plutôt que celle d’installations clandestines durables à Mayotte.

En tout état de cause, la focalisation des autorités françaises sur la réforme du droit du sol pour limiter l’immigration comorienne est un leurre : comme le note le démographe F. Héran, ce n’est pas le droit du sol qui génère l’attractivité de Mayotte, c’est sa position géographique et l’espoir (sans doute illusoire) d’échapper au dénuement. Au demeurant, la restriction au droit du sol décidée en 2018 (exigence de 3 mois de séjour régulier d’un des deux parents pour qu’un enfant né à Mayotte de parents étrangers puisse espérer devenir français) n’a rien changé au nombre de naissances à Mayotte d’enfants de parents étrangers : les Comoriennes viennent très probablement accoucher à Mayotte pour des raisons sanitaires.

De même, une politique purement sécuritaire augmente les tensions et ne freine pas l’arrivée des migrants : ceux-ci s’éloignent davantage dans des zones moins accessibles, la misère est plus profonde et la délinquance s’accroît.

Autre débat, la séparation traditionnelle des missions entre l’État et les collectivités est en cause. L’objectif fondamental est que les collectivités non seulement jouent leur rôle (gestion de l’eau, construction des écoles, voierie) mais aussi participent pleinement au développement économique. Or, elles manquent de compétences et l’évolution vers une « prise de pouvoir responsable » est lointaine. L’État risque ainsi d’être le principal acteur alors même qu’il souhaiterait que les collectivités s’autonomisent. Lui-même doit rompre avec la politique d’assistance pour enclencher un développement autonome, ce qu’il ne parvient manifestement pas à faire.

Enfin, il faut tout mener de front : réduction des flux migratoires, insertion des personnes qui peuvent prétendre à un titre de séjour, redressement du système éducatif et de santé (en améliorant l’attractivité des emplois), investissement dans les infrastructures, élaboration d’une politique du logement, établissement d’une programmation financière, appui au développement économique (l’établissement d’une zone franche étudié aujourd’hui n’est pas une panacée).

 

Dans une interview donnée au site Outremers 360° le 2 juillet 2018, le géographe originaire de La Réunion Wilfrid Bertille soutenait que la situation actuelle des outre-mer est quasi impossible à réformer parce que les gouvernants, confondant aide et développement, se contentent de grands-messes qui débouchent sur des plans d’action jamais complètement réalisés, jamais bien suivis, jamais aptes à pousser les territoires vers une économie autonome et la fin de l’assistance. A Mayotte, coincé par les récriminations de l’extrême droite qui réclame une protection des îles françaises contre leur voisinage, les autorités sont prises au piège d’un discours xénophobe, qui fait de l’étranger un bouc émissaire, alors que les bonnes relations avec l’environnement sont la clef.

 

Comment Manuel Vals, dont la finesse n’est pas la qualité première, va-t-il s’en sortir ? Comment un gouvernement menacé d’être lui-même éphémère, pourra-t-il construire une politique de long terme ? A suivre…

 

Pergama, le 20 janvier 2025