Immigration-submersion : un pur fantasme, du pur racisme

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Immigration-submersion : un pur fantasme, du pur racisme

En juin 2015, lors de l’afflux de réfugiés syriens en Europe, commentant la décision de la Commission européenne de répartir ceux-ci entre les États membres, l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy comparait cette arrivée à une inondation provoquée par l’explosion d’une tuyauterie domestique : « Dans une maison, il y a une canalisation qui explose, elle se déverse dans la cuisine. Le réparateur arrive et dit : J’ai une solution. On va garder la moitié pour la cuisine, mettre un quart dans le salon, un quart dans la chambre des parents et, si ça ne suffit pas, il reste la chambre des enfants ». L’ancien président riait lui-même d’une comparaison qui lui semblait si rigolote. Le migrant syrien qui en 2015 fuyait les bombes au phosphore et les chambres de torture d’un dictateur n’était donc pas un être humain : il était une calamité qui coule, une fuite qui s’immisce partout, un mal présent là où il ne devrait pas être. Il abimait la maison des braves gens, lesquels veulent tout simplement que l’eau soit « évacuée ». Il devenait un ennui, une plaie, un problème à effacer.

Quand F. Bayrou a déclaré sur LCI le 27 janvier dernier : « Mais dès l’instant que vous avez le sentiment d’une submersion, de ne plus reconnaître votre pays, les modes de vie ou la culture, dès cet instant-là, vous avez rejet », il pouvait encore arguer qu’il dressait un constat de l’état d’esprit du pays sans le partager (constat sans doute à nuancer mais constat qui n’est pas faux). Pouvait-il ignorer que la métaphore fait partie du vocabulaire du Rassemblement national depuis sa première utilisation par J-M Le Pen en 1983, tout comme le grand remplacement ou la certitude que la France est en voie d’être une République islamique ? Cependant, interpellé à l’Assemblée nationale, le Premier ministre a assuré partager ce diagnostic : « Le mot de submersion est le plus adapté », a-t-il dit, accusant les socialistes de refuser de voir la réalité, affirmant que « Les préjugés sont nourris par le réel ». Les immigrés sont donc une vague monstrueuse qui nous envahit, nous étouffe et mène à la mort notre pays et sa culture.

Or, la submersion, comme le grand remplacement, comme l’islamisation du pays, est du domaine du fantasme. L’ironie atroce, si l’on garde l’image de l’eau qui étouffe, est que ce sont les immigrés qui se noient, du fait du verrouillage de l’Europe et du refus des pays de prévoir des voies régulières d’immigration : en 10 ans, sans doute 70 000 noyés dans la Manche, la Méditerranée et sur la route des Canaries.

La vérité des chiffres : quelle « submersion » ?

Rappelons les faits : en 2023, 7,3 millions d’immigrés, soit 10,7 % de la population, vivent en France, dont 34 % sont Français. La population immigrée étrangère est de 4,8 millions, soit 7 % de la population.

Toutefois, la définition des immigrés (« nés étrangers dans un pays étranger ») n’est pas une définition juridique mais statistique. Elle désigne les personnes qui se sont réinstallées dans un pays qui n’était pas à l’origine le leur, pays dont elles n’avaient pas la nationalité à leur naissance. Il en ressort que le classement dans la catégorie « immigrée » est un classement « à vie », quelle que soit par la suite l’évolution de la nationalité (2,5 millions d’immigrés ont été jugés suffisamment intégrés pour acquérir la nationalité française, alors que l’on connaît les délais et la difficulté de la démarche) ; quelle que soit l’origine (un tiers des 7 millions d’immigrés sont d’origine européenne, notamment les espagnols et portugais venus autrefois pour travailler en France) ; quelle que soit leur date d’arrivée (parmi les immigrés présents aujourd’hui, un quart est arrivé avant 1982, la moitié avant 2002 et les ¾ avant 2012) ; quels que soit le diplôme et la catégorie sociale : il existe des immigrés de haut niveau, chercheurs et universitaires. La notion d’immigrés est, en réalité, un fourre-tout sans homogénéité et sa quantification (10,7 % de la population) est une addition de strates historiques de personnes intégrées de longue date et d’arrivants plus récents.

Où est alors la submersion ?

S’agit-il des 4,5 millions d’immigrés restés étrangers (soit 6,6 % de la population française), puisque les autres sont désormais français ? S’agit-il plutôt des 3,3 millions d’africains (4,9 % de la population française), qui se différencient par leur couleur de peau, leur langue, leurs coutumes ? C’est hélas le plus probable, même si certains (ceux originaires du Maghreb) sont présents depuis des décennies, tant notre pays vieillissant éprouve peur et aversion de l’Afrique. S’agit-il des 38 % qui n’ont aucun diplôme (contre 16 % pour les non-immigrés), soit 3,9 % de la population d’ensemble, ce qui les expose, c’est vrai, à un risque accru de chômage mais permet aussi de pouvoir des emplois peu qualifiés ou pénibles délaissés par le reste de la population ? S’agit-il des 55 % qui déclarent pratiquer l’Islam (3,8 millions, soit 5,6 % de la population), ce que notre République qui se voudrait « laïque » a parfois du mal à supporter ? S’agit-il de ceux qui entrent chaque année, sachant que le solde migratoire atteignait, pour les deux dernières années où il est connu avec certitude (2019 et 2020), 182 000 et 160 000 ?

Est-ce leurs descendants devenus français qui font peur (en 2021, 7,3 millions de personnes), qui ont, malgré leurs difficultés dans le système scolaire, un niveau de diplômes comparable à celui de la population sans ascendance migratoire et s’intègrent bien mieux que leurs ascendants, malgré les discriminations subies ?

Personne ne nie les difficultés que cause la concentration des immigrés dans certains territoires : 37 % des immigrés habitent en Ile de France, notamment en la Seine-Saint-Denis, 13 % et 11 % respectivement dans l’agglomération lyonnaise et marseillaise. Ils sont également surreprésentés dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville, choisis sur critère de pauvreté : 23 % des immigrés y résident. Il ne tiendrait qu’à une politique d’insertion attentive d’éviter une telle concentration de la pauvreté qui pèse sur le système scolaire et sur le logement…Ces problèmes devraient être traités et ne le sont pas : ils servent d’épouvantail.

Pour autant, ouvrons les yeux, puisque F. Bayrou nous y invite : la « submersion » se réduit à quelques pour cents et parmi les électeurs qui votent Rassemblement national, certains n’ont jamais vu d’immigrés de leur vie (mais ils en ont entendu parler, en mal). Selon l’OCDE, (Perspectives des migrations internationales 2024), avec 0,4 arrivée permanente pour 1000 habitants, soit deux fois moins que la moyenne de l’OCDE, la France est, en 2023, année de forte immigration (à cause notamment de l’Ukraine), parmi les pays qui comptent le moins d’immigrés. Parler de submersion est de l’ordre du pur fantasme.

Quels sont les facteurs qui influencent le « sentiment » de la population ?

 L’opinion de la population française sur l’immigration, mesurée dans nombre d’enquêtes dignes de foi, apparaît comme fortement négative. Une étude BVA réalisée au premier trimestre 2023 pour la Fondation Jean Jaurès indique que le terme immigration évoque pour les personnes interrogées la violence et la délinquance (à 42 %), l’islamisme (à 32 %), nettement avant les questions d’intégration (28 %) et les conditions d’accueil (26%). 60 % des Français pensent que les immigrés ne sont pas bien intégrés et 43 % seulement considèrent l’immigration comme une chance. De même, dans la dernière version 2024 de l’enquête « Fractures françaises » du CEVIPOF, le pourcentage de la population qui adhère à l’opinion selon laquelle « il y a trop d’étrangers en France » oscille depuis 2014, selon les années, entre 67 et 63 %, ce qui est beaucoup.

Certains facteurs « objectifs » contribuent à cette opinion défavorable : selon une étude menée au niveau européen du CEPII (Centre d’études prospectives et d’information internationales, La présence immigrée façonne-t-elle les perceptions des européens sur l’immigration ? septembre 2022), plus la part des immigrés dans la population est grande, plus les perceptions des nationaux sur les questions d’intégration, de sécurité et de protection sociale des immigrés sont négatives. L’origine n’est pas neutre : la présence immigrée d’origine non européenne est perçue plus négativement que celle d’origine européenne. Autrement dit, les populations européennes rejettent l’immigré : déjà les grecs n’aimaient pas les barbares, (ceux dont la langue n’est pas compréhensible, bar-bar), figures de l’altérité. Dans la société française aussi, le racisme est présent : selon l’étude Fractures françaises 2024, 85 % des Français le reconnaissent.

Cependant, le CEPII cherche à aller plus loin : il souligne combien l’opinion des Français et des européens sur l’immigration est puissamment déterminée par la catégorie socio-professionnelle des personnes, le niveau de diplôme, l’âge. Elle est très clivée selon les choix politiques : ce sont les personnes affiliées à droite et à l’extrême droite qui portent ce rejet, pas les autres.

Mais cette opinion évolue aussi en fonction des débats publics et de l’écho que leur donnent les médias.

 Ainsi, une autre étude du CEPII (La couverture médiatique de l’immigration polarise les opinions,  juillet 2024), qui s’appuie sur un panel spécifique (ELIPSS, étude longitudinale par internet pour les sciences sociales) note d’une part que, sur la période 2013-2017, quatre groupes se distinguent : des personnes aux opinions extrêmement favorables à l’immigration (20 %), celles aux opinions extrêmement défavorables (18 %) et les groupes aux opinions modérées, avec 34 % de « modérément favorables » et 28 % de « modérément défavorables ». Sur cette base, le CEPII a étudié en 2024 l’impact de la couverture médiatique de la récente loi du 26 janvier 2024 sur l’immigration (celle qui contenait des mesures de préférence nationale, annulées ensuite par le Conseil constitutionnel). Les vifs débats qui ont eu lieu à cette occasion ont accentué la polarisation des opinions : ceux qui étaient modérément favorables à l’immigration le sont devenus davantage mais ceux qui avaient des opinions modérément défavorables sont devenus très défavorables.  Le CEPII constate de même que le fait d’interroger les personnes sur l’immigration les rend moins favorables à la redistribution : se réactive alors le thème latent du coût de l’immigration pour la protection sociale (voire l’opinion fantasmatique selon laquelle les immigrés perçoivent davantage d’aides que les autres).

Pour le dire autrement, sur l’immigration, l’opinion se construit aussi sur des fondements informatifs qui ne sont pas nécessairement rationnels. Les médias comme les hommes politiques ont donc une responsabilité essentielle, dans un contexte où depuis des années l’extrême droite martèle des affirmations mensongères sur l’immigration qui imprègnent l’opinion publique au point qu’elles la durcissent dès que le débat public s’anime sur l’immigration.

Le CEPII évoque ce qu’il appelle « un effet de saillance » dans l’information : lors de débats publics, ce sont les affirmations les plus frappantes qui sont davantage retenues et répétées.  C’est cet effet qui fait le succès de Trump, de Musk ou, plus généralement des populistes. On dit n’importe quoi et, au bout d’un moment, c’est cela qui reste dans l’esprit.

Il existe cependant, face au discours fantasmatique de l’extrême-droite, des contrefeux.

Ainsi, l’étude européenne du CEPII note que, plus la part des deuxièmes générations est élevée, plus les natifs ont une perception positive de l’immigration. L’avenir joue en faveur de l’acceptation.

En outre, l’utilité de l’immigration joue. Dans un étonnant sondage ELABE réalisé le 20 septembre 2023 pour BFMTV, 59 % des Français se déclarent opposés à l’immigration économique (celle qui vient pour travailler) mais 55 % sont favorables à la régularisation des travailleurs étrangers travaillant dans les métiers en tension.

Une enquête IFOP de juin 2023 sur Le regard des Français sur l’immigration indique que les Français sont favorables, à 67 %, à la mise en place d’une politique d’immigration choisie en fonction des besoins économiques et à la régularisation des immigrés qui travaillent dans les métiers en tension. L’accueil réservée à un fim comme L’Histoire de Souleymane montre combien l’image de l’immigré peut évoluer : dès lors qu’il est vu comme un travailleur qui répond à des besoins économiques, les préjugés tombent : l’immigré devient un homme, et un homme attachant.

De même, les Français peuvent retrouver la fraternité : dans le même sondage ELABE mentionné ci-dessus, 69 % des Français sont défavorables à l’accueil des migrants récemment arrivés à Lampedusa mais 52 % sont pourtant d’accord avec les propos du pape appelant les hommes politiques à être solidaires. Ils oublient alors leurs craintes identitaires.

Surtout, quand la parole leur est laissée sur leurs difficultés, comme cela a été le cas dans les Cahiers de doléances écrits après la crise des Gilets jaunes, les Français évoquent la justice fiscale, l’enclavement des territoires, l’éloignement des services publics, l’inquiétude écologique, la difficulté de vivre dignement…mais pas l’immigration.

 

En définitive, F. Bayrou a manqué à un rôle essentiel du politique : ne pas assimiler opinion subjective et vérité, comme le font aujourd’hui tous les populistes, qui soutiennent que tout ce que pense le peuple est vrai ; ne pas « avoir peur des Français qui ont peur », comme le dit la politologue C. Wihtol de Wenden, mais débattre pied à pied ; rétablir les faits dans leur complexité ; repérer les marges d’action pour accompagner des évolutions inévitables. Les flux migratoires ne s’arrêteront pas : ils sont une caractéristique d’une planète ouverte. Certains regrettent l’ancien monde, celui d’une société blanche, rurale, nationale, refermée sur elle-même et honnissant l’étranger, tel Bruno Retailleau, cavalier de l’apocalypse, évoquant les « quatre cercles de feu » dont il faudrait délivrer la France, dont celui du « désordre migratoire », assénant que « l’immigration n’est pas une chance ». On peut désirer que la France revienne en 1950. Mais quand on fait de la politique, mieux vaut s’intéresser à l’avenir.

Pergama, le 3 février 2025