Les faits sont assez clairs : le 24 février dernier, les Etats-Unis, qui avaient jusqu’alors soutenu l’Ukraine dans sa résistance à la guerre d’invasion de la Russie, ont présenté au vote du Conseil de sécurité de l’ONU, sans accepter aucun amendement, une résolution demandant qu’il soit mis fin au conflit dans les plus brefs délais et plaidant pour une paix durable entre l’Ukraine et la Fédération de Russie. Révolution géopolitique, les États-Unis ont voté en faveur de la résolution avec la Chine et la Russie tandis que le camp occidental, représenté par le Royaume-Uni et la France, s’abstenait, vaincu, après avoir tenté de plaider des amendements exigeant l’arrêt de l’agression russe, reconnaissant la souveraineté de l’Ukraine sur son territoire ou évoquant la nécessité de garanties de sécurité en cas de cessez-le-feu.
Le 3 mars 2025, les États-Unis suspendaient leur aide militaire à l’Ukraine puis le partage de renseignements militaires, avant de reprendre cette décision, peut-être définitivement, peut-être provisoirement, le 12 mars, quand l’Ukraine a accepté le principe d’un cessez-le-feu « provisoire ».
Le 7 mars 2025, le Président Trump mettait en doute la solidarité de la France au cas où les États-Unis lui demanderaient de l’aide au titre de l’article 5 du traité de l’Atlantique nord, qui impose aux pays signataires de réagir contre une attaque armée visant un autre membre.
De cet ensemble de faits et du souvenir du leader ukrainien publiquement rabaissé et chassé de la Maison blanche pour avoir refusé de se rendre et avoir exigé des garanties pour son pays, la quasi-totalité des observateurs a conclu que, même si les États-Unis restent dans l’OTAN et ne retirent pas leurs troupes présentes en Europe, l’alliance de l’Atlantique nord, qui reposait, plus encore que tout autre traité, sur la confiance mutuelle, était morte ou à l’agonie. Nombre de pays européens, y compris ceux qui se sont longtemps reposé sur la garantie de défense des États-Unis, ont annoncé alors leur volonté de développer une défense autonome : l’Allemagne, longtemps réticente à l’ambition d’autonomie stratégique, a annoncé une augmentation des dépenses de défense de 500 Mds sur 10 ans. En mars 2025, plusieurs sommets (Londres, puis Bruxelles puis Paris, Londres à nouveau) ont réaffirmé cette volonté commune, ainsi que celle de rester aux côtés de l’Ukraine, sommets auxquels ont parfois participé, au-delà des pays européens, des puissances « occidentales » comme le Royaume-Uni, le Canada ou l’Australie.
Quels enjeux pour la France et quels enjeux pour l’Europe ?
Lorsque le Président Macron, dans son allocution du 6 mars 2025, justifie l’augmentation de l’effort financier que la France va consacrer à la Défense en disant La menace russe est là et touche les pays d’Europe, dans quelle mesure est-il crédible ?
Le Rassemblement national n’a pas manqué de souligner que Paris risquait peu d’être envahi demain par les Russes, déjà très occupés en Ukraine, tandis que la presse et les éditions possédés par le groupe Bolloré (le JDD, CNews, Canal plus, Europe 1, Fayard) ont, tout comme le journal d’extrême droite Valeurs actuelles, nié la dangerosité de la Russie et parlé du « bellicisme » déraisonnable de la France. D’anciens ministres de droite (François Fillon, Hervé Morin), qui n’ont, c’est vrai, jamais brillé par leur finesse, ont expliqué que le Président exagère la menace, la « dramatise », pour éviter les sujets de politique intérieure qui lui seraient moins favorables.
Reconnaissons, de fait, que la Russie n’est pas si forte qu’elle en a l’air : certes, elle a réussi à structurer une industrie de guerre très performante (elle ne manque ni d’obus ni de missiles), à maintenir ses rentrées financières en vendant plutôt facilement, malgré les sanctions, son gaz et son pétrole dans le monde, tout comme elle est parvenue à réorienter vers la Chine ou l’Inde ses achats, ce qui lui permet de se procurer les biens européens qui lui sont théoriquement interdits. Elle a adapté sa stratégie militaire après les erreurs de départ, procédant à une guerre d’usure très dure envers les civils (attaques continues des villes et des infrastructures) et, à la très longue frontière de l’est, entre Kherson et Koupiansk, à une guerre d’attrition, très couteuse en hommes, qui grignote le territoire ou gèle les positions, méthode qui fixe une armée ukrainienne trop pauvre en munitions dans un effort de résistance qui semble ne pas avoir de fin.
Surtout, le régime de Poutine a réussi à imposer à la société russe des sacrifices matériels et humains considérables.
La Russie s’avère donc résiliente et l’âpreté de son projet politique (« combattre l’Occident », « combattre l’ennemi intérieur ») n’y est pas pour rien.
Pour autant, The Institute for the study of war a annoncé récemment que la Russie allait désormais rencontrer des contraintes matérielles, humaines et économiques, manque de certains équipements, manque d’hommes, manque de ressources : son déficit budgétaire est considérable, l’inflation est à un niveau très élevé malgré l’augmentation des taux par la banque centrale qui lui est deux fois supérieure, ce qui ralentit fortement une économie « ordinaire » mangée par l’économie de guerre. La chute du rouble a repris fin 2024, qui certes facilite l’exportation mais alimente l’inflation. Le pays, qui est dans une situation de décroissance démographique depuis 25 ans, a subi une saignée avec la guerre, que le Wall Street journal estime à 200 000 morts et 400 000 blessés. L’exode massif de 2022 (on évoque un million d’exilés) la prive de jeunes aux compétences précieuses. Objectivement, la Russie devrait désirer un cessez-le-feu durable en Ukraine, même si elle n’en montre rien. Ce n’est pas dans cet état qu’elle attaquera une grande puissance européenne, c’est certain.
Et pourtant, E. Macron a raison : la Russie représente bien pour l’Europe et pour les valeurs occidentales un risque et un risque existentiel.
D’abord par des pratiques systématiques de sabotage dont on doute qu’elles s’arrêtent aux explosifs utilisés çà et là, aux coupures des câbles sous-marins de télécommunications et de transport d’énergie ; ensuite par des cyberattaques, qui, n’en déplaise à J-L Mélanchon, ne viennent pas de « groupes » inconnus mais aussi de l’État russe : le but est de spolier, de semer l’inquiétude, de répandre de fausses nouvelles, d’alimenter les clivages, de mettre à mal des services publics essentiels mais aussi de fausser les élections ; enfin, la Russie multiplie les actes hostiles, en mer et en aérien, qui frôlent constamment l’agression ouverte, y compris avec des pays de l’OTAN, comme on le constate quotidiennement en mer Baltique ou à la frontière biélorusse. Tactique ou stratégie qui lui a toujours réussi, la Russie ne s’arrête que juste avant la réplique, guettant toute faiblesse de l’adversaire, courant le risque qu’un incident dégénère mais comptant sur la prudence (parfois la lâcheté) de l’adversaire. Elle continuera à utiliser la tromperie pour avancer, comme elle l’a fait en Ukraine, quand elle a occupé le Donbass en s’appuyant sur des forces « locales » et en niant énergiquement être présente avant d’annexer la région. Aujourd’hui, elle a colonisé la Biélorussie et y a transporté des armes nucléaires, au plus près des pays de l’OTAN, en le faisant savoir.
Si la Russie obtient de Trump, comme c’est probable mais pas certain, le dépeçage et la démilitarisation de l’Ukraine, si elle parvient ensuite à placer à Kiev un gouvernement qui lui sera asservi, elle ne s’arrêtera pas. Certes, elle ne s’attaquera pas militairement Paris, ni Londres, ni Berlin. Toutefois, une fois qu’elle aura réorganisé ses forces, elle s’attaquera, frontalement ou en y fomentant des troubles, à des États jugés faibles : Géorgie (c’est en grande partie fait), Moldavie (pays vulnérable dont une région russophone a déjà fait sécession) et États baltes, dont les services secrets ont alerté, en février 2025, sur l’augmentation considérable, en 2024, des sabotages, éliminations physiques et cyberattaques, dans laquelle ils voient l’annonce d’une attaque plus grave. La Pologne est également convaincue qu’elle n’est elle-même pas à l’abri.
Faudra-t-il se battre pour des États aux franges de l’Union (le traité de l’Union nous fait au moins obligation de les aider, qui dit à l’article 42-7 : « Au cas où un État membre serait l’objet d’une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir », l’article 222 prévoyant la même chose en cas d’attaque terroriste), voire pour des États qui n’en sont pas membres ? La réponse, n’en déplaise au Rassemblement national, à LFI et aux amis de F. Fillon, qui disent vouloir la paix (fermer les yeux et se replier sur les frontières nationales en pensant être protégés du monde), c’ est qu’il faut au moins être prêt à le faire et le montrer, pour dissuader l’attaque et non l’encourager : la Russie aujourd’hui veut déstabiliser l’Occident, démontrer sa faiblesse, déchirer le droit international qui protège les frontières et interdit certaines méthodes de guerre. Elle a des alliés, notamment la Chine, qui, sous un masque hypocrite, entend changer la gouvernance mondiale et s’approprier de nouveaux territoires. Les États-Unis, qui adoptent aujourd’hui la même philosophie (une grande puissance fait ce qu’elle veut), font sans doute partie, désormais, des alliés russes. Mais la Russie est surtout forte de notre peur. L’Europe doit donc réagir en cas de violation du droit international, de manière raisonnée et adaptée, comme le préconise l’article 5 du traité transatlantique, qui, contrairement à ce qui est dit parfois, ne prévoit pas de recourir nécessairement à la guerre : « une attaque armée contre une ou plusieurs parties (…) sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties…et chacune d’elles assistera la ou les parties attaquées et prendra aussitôt telle action qu’elle jugera nécessaire y compris l’emploi de la force armée ».
Si l’Europe ne réagit pas, la Russie imposera à d’autres pays, progressivement, sa dictature, sa vision réactionnaire de la société, sa violence envers toute opposition, sapant la démocratie, le respect de la science et de la vérité, la solidarité entre pays. Notre intérêt est de refuser un monde où le plus fort domine le plus faible avec comme seule justification la satisfaction de son propre intérêt. Il n’est pas de nous replier sur un intérêt national étroitement compris : au-delà de nos frontières, nous sommes politiquement et économiquement concernés par la marche du monde.
Quant à ceux qui disent qu’il suffit d’attendre les élections américaines de 2028 pour que l’OTAN redevienne pour les pays européens le parapluie gratuit qu’elle a longtemps été, ils se leurrent. La demande des États-Unis que les États membres contribuent correctement à leur propre défense est légitime et perdurera : il n’y aura plus à l’avenir de ces « passagers clandestins » qu’évoquent les experts en géopolitique ; surtout, Trump, frapadingue narcissique, inculte et odieux, est aussi la voix d’une Amérique bien réelle, attachée, comme le rappelait récemment un historien (Les États-Unis sont-ils un pays occidental ? L. Tournès, Le Monde, 15 janvier 2025) à un isolationnisme qu’elle a pratiqué la plus grande partie de son histoire, ce qui n’empêche pas des velléités d’expansion, hier la Louisiane et l’Alaska, aujourd’hui le Groenland et Panama. On a beau célébrer l’altruisme des soldats d’Omaha Beach, les États-Unis sont d’abord mus par leurs intérêts propres et ceux-ci sont pour l’essentiel économiques et financiers. Au demeurant, c’est bien le Président Obama qui a laissé faire la Russie quand elle a annexé la Crimée « à la demande de la population locale ». C’est lui qui a refusé d’intervenir en Syrie alors qu’il s’y était engagé auprès de ses alliés, acceptant l’écrasement du pays et la domination régionale temporaire de la Russie et de l’Iran avec une déstabilisation de tout le Proche-Orient. Les États-Unis ont déjà trahi l’Europe, qui n’a guère de prix à ses yeux. Ils voudraient aujourd’hui en finir avec les conflits qui s’y mènent, serait-ce n’importe comment, on le voit aujourd’hui pour la question israélo-palestinienne. Faut-il que cette défection et cette volonté de saboter l’action internationale nous empêchent d’agir ?
Perdre l’Ukraine : un risque incertain mais bien présent
Sur le court terme, l’avenir est brumeux, plein d’incertitude. Si la guerre se poursuit sans que l’aide américaine reprenne effectivement, l’Europe sait qu’elle peut tenter d’atténuer pour l’Ukraine les conséquences de ce retrait mais sans pouvoir y répondre pleinement, s’agissant notamment du renseignement et des moyens de défense antiaérienne : certes le Conseil européen du 6 mars 2025 a affirmé sa volonté d’augmenter et d’accélérer l’aide européenne et plusieurs pays ont annoncé des contributions supplémentaires en 2025 (Norvège, Royaume-Uni, France, Allemagne). Certes, l’aide américaine a été rétablie le 12 mars mais dans le cadre d’une proposition de trêve qui peut échouer. Sans appui des américains, les experts donnent à l’Ukraine entre quatre et six mois avant de fléchir et d’être contrainte à accepter des concessions politiques et territoriales insupportables. D’où l’urgence d’arracher rapidement, à une Russie qui n’en veut manifestement pas, une trêve. Mais l’on en revient alors aux garanties qui doivent impérativement l’accompagner, d’abord pour éviter que l’Ukraine soit contrainte, sous la menace des États-Unis, à signer une paix qui la réduirait à la vassalité, ensuite pour contrer les velléités de la Russie de reprendre les hostilités, de manière ouverte ou dissimulée. La France, le Royaume-Uni, peut-être le Canada et d’autres pays affirment être prêts à fournir ces garanties. Ils proposent la présence de soldats : mais armés ou pas armés ? proche du front, en retrait ? Engagés pour protéger contre toutes les incursions, aériennes et terrestres, sachant que les frontières sont très longues ? Ayant le droit de riposter ? Tout est là.
Ce déploiement sera difficile, sachant qu’il faudra fournir plusieurs dizaines de milliers de soldats alors que les opérations de sécurisation auxquelles a participé l’Union jusqu’ici étaient bien plus modestes. Il serait également difficile parce que risqué : jusqu’alors, dans les opérations menées par l’Union, les soldats veillaient sur la paix. En l’occurrence, il faut une force anti-guerre, ce qui n’est pas pareil. Surtout, cette présence sera-t-elle autorisée ? la Russie la refuse absolument et le Premier ministre du Royaume-Uni considère que seule une garantie américaine complémentaire permettra à cette force européenne de résister à des provocations russes : jusqu’ici le Président Trump refuse, parce qu’il préférerait que l’Ukraine plie et ne soit pas encouragée à résister. Les Européens iront-ils seuls, alors que le risque d’affrontement est patent ? C’est une première décision à prendre et elle est stratégique.
Défense de l’Europe sur le long terme : tout reste à construire
Malgré la bascule historique que constituent les déclarations de la quasi-totalité des pays européens en faveur d’une augmentation des dépenses militaires et de la constitution d’une défense commune, dans la réalité, presque tout reste à faire, ce qui peut soulever l’inquiétude, tant l’Europe est un ventre mou : elle a pris l’habitude de s’avancer verbalement et adore les formules clinquantes, tout en menant en réalité des actions contraires.
Sur la question financière, la Présidente de la Commission, en annonçant 800 Mds pour l’Ukraine, n’a réussi à éblouir que les gogos. Ce montant, qui vaut pour 4 ans, recouvre 150 Mds de prêts européens aux États, distribués à condition que les armements achetés le soient en commun. Le reste de la somme demeure à la charge des États qui, s’ils empruntent, pourront à certaines conditions ne pas intégrer le montant correspondant à leur dette « déclarée » à Bruxelles. Autrement dit, rien ne garantit que la somme de 800 Mds sera dépensée et rien, qu’une incitation limitée, n’oblige les pays à définir une politique commune d’achats. De plus, certains pays, dont la France, ne souhaitent pas emprunter eux-mêmes, pour des raisons évidentes, et plaident pour la création d’un instrument financier européen spécifique avec, le cas échéant, un nouvel emprunt commun, ce qui serait, c’est vrai, l’annonce d’une véritable ambition commune.
De plus, les estimations qui existent sur l’ampleur des besoins sont beaucoup plus lourdes : certes, les États européens ont accru leur effort depuis 2022, augmentant de plus de 30 % leur effort militaire et passant en moyenne (de fortes inégalités demeurent) à 2 % du PIB européen. Pour autant, une étude du 21 février 2025 du centre de réflexion Bruegel et du Kiel Institute for World Economy évoque la nécessité, si les États-Unis se retirent, de fixer en compensation un objectif de dépenses de Défense de 3 à 3,5 % du PIB, soit un effort supplémentaire d’investissement de 250 Mds annuels par rapport à aujourd’hui, que l’étude détaille en tanks, véhicules d’infanterie, pièces d’artillerie, capacités de transport, missiles, drones…et surtout 300 000 soldats, ce qui, compte tenu des difficultés de recrutement existantes, représente un défi supplémentaire.
Au-delà se pose la question, aujourd’hui sans cesse soulignée, de la fragmentation des achats, qui renforce leur coût, augmente les redondances ou les manques, freine l’interopérabilité des armements et, surtout maintient l’Europe dans la dépendance des États-Unis : 64 % des achats effectués depuis 2020 par les pays européens l’ont été aux États-Unis. La question de la dépendance n’est pas seulement celle de l’accès aux pièces détachées ou aux ateliers de réparation, telle qu’elle se pose par exemple pour la force nucléaire du Royaume-Uni par rapport aux États-Unis. Les livraisons d’armes s’accompagnent de services (maintien en condition opérationnelle) mais aussi d’obligations (demande d’autorisation en cas de transfert à un autre pays, voire interdiction pure et simple de transfert) et parfois d’une forme de soumission aux désiderata du vendeur : mise à jour fréquente des logiciels, qui, si le processus s’interrompt, rend l’armement vendu inutilisable, voire capacité du vendeur à porter atteinte, à distance, à certaines fonctionnalités. Toute acquisition financée sur fonds conjoints peut alors poser question si le vendeur n’est pas, avec la collectivité des acheteurs, dans une relation de confiance. Mais si les États européens changent de fournisseur et abandonnent les achats américains, un long délai s’ouvrira avant qu’ils ne recouvrent leur autonomie, délai qui se compte en années. En tout état de cause, la montée en charge de l’effort de défense sera longue elle aussi, de 3 à 5 ans ou de 5 à 8 ans selon les experts.
Dernier problème, lui aussi désormais bien connu depuis les défaillances de livraison d’obus à l’Ukraine : l’industrie de défense européenne a progressé depuis 2022 mais elle ne produit pas assez pour satisfaire une demande accrue et certaines armes ne sont produites qu’en dehors de l’Europe. La rapport Draghi en a souligné les manques : opérateurs nationaux trop petits, absence de « champions européens » de bonne taille, absence d’autorité centralisée pour soutenir et gérer les initiatives industrielles.
Quel cadre de décision ?
Proclamer la volonté de s’armer de manière conjointe ne suffit pas. D’abord il importe qu’il y ait « adhésion » formelle au projet, faute de quoi, celui-ci risque de déliter et la construction d’une base industrielle solide ne suivra pas. Ensuite, comment fixer la stratégie commune ? Comment décider des priorités en termes d’achat d’armes, de la place faite aux armements de masse (chars, missile, drones) et aux armements « de demain », de la place faite au renseignement (le spatial) ou à la protection anti-missiles ? Il faut sortir du « national » et se coordonner.
Le modèle du fonctionnement de l’OTAN se caractérise d’abord par l’adoption d’un « Défense planning process », c’est-à-dire du niveau d’ambition de l’organisation dans les différents domaines, défense aérienne et antimissile, aviation, cyberdéfense, renseignement, logistique…Sont ensuite répartis entre les alliés « les objectifs capacitaires » qui en découlent (les achats à effectuer). Les besoins d’armement dépendent en effet du type d’opérations qu’une organisation militaire se veut capable d’assumer. Enfin, l’interopérabilité s’impose par des standards imposés aux matériels et par des exercices communs.
La conclusion semble aller de soi : le cadre de fonctionnement de l’Union européenne n’est pas adapté pour accueillir cette mission, qui, parce que les États veulent l’exercer directement, ne peut être déléguée à la Commission, à laquelle peuvent toutefois être confiées des missions logistiques et financières. De plus, dans l’Union, la Hongrie et la Slovaquie sont asservis aux russes. Le modèle OTAN est le bon. Toutefois, comment faire vivre un « pilier européen » de l’OTAN, longtemps qualifié de « vieille lune », surtout si les États-Unis, qui en pratique dominent l’OTAN et commandent ses opérations, sont toujours là ? A court terme, cela explique, avec la dépendance actuelle de l’Ukraine à l’aide américaine, que les États européens évitent la rupture avec Trump. Demain, comment faire sécession sans faire sécession ?
Il faudra également choisir le cadre où sera élargie à d’autres pays européens la protection nucléaire de la France. Contrairement à ce que suggère les cris d’horreur du Rassemblement national, il ne s’agit pas là d’une nouveauté, au moins dans le principe : le nucléaire est bien présent dans les textes de l’OTAN (notamment dans la « Revue de dissuasion et de défense » de 2012 et dans le « concept stratégique » de 2022) et les États-Unis ont pratiqué l’extension : la manière qu’ils ont choisie pour montrer qu’ils intégraient la protection des pays européens dans leurs intérêts vitaux a été de disséminer dans certains pays (Allemagne, Italie, Pays-Bas…) des armements nucléaires américains. La France propose elle aussi d’élargir sa protection, non pas, bien évidemment, en partageant la décision d’y avoir recours, mais en affirmant que la protection des pays européens peut relever de ses intérêts vitaux et peut donc, si la France en décide ainsi, justifier le recours à l’arme nucléaire ou sa menace.
Conclusion : reste à remplir une condition capitale de réussite, garder l’adhésion de l’opinion
En France, la complaisance à l’égard de la Russie, portée depuis toujours par le Rassemblement national et, d’une manière plus déguisée, par LFI et le parti communiste, est répandue. L’opinion pourtant ne les suit pas vraiment : selon un récent sondage IFOP (Le baromètre Politique et Territoires, mars 2025), 77 % des Français pensent que la politique menée par la Russie en Europe est une menace pour la paix et 76 % sont favorables à une augmentation de l’effort de défense à condition que les impôts ne soient pas augmentés. Les Français partagent ainsi l’inquiétude des autres pays, telle que mesurée par un sondage Yougov mené au niveau européen. Mais sur la durée, qu’en sera-t-il si les soldats français participent directement à une action armée ou à une force de garantie de sécurité qui peut y conduire ? Les Français aiment leur armée, acceptent un effort de défense accru et comprennent la dangerosité de la Russie et de la volte-face américaine. Mais que le pays s’implique dans une guerre ou dans une situation menaçante leur paraît complètement hors champ. Il faudra convaincre…
Pergama, le 17 mars 2025