A 69 : contourner les décisions de justice?

Urgences hospitalières, une urgence
14 avril 2025
Formation des enseignants : rester vigilants sur la qualité
28 avril 2025

A 69 : contourner les décisions de justice?

Le 27 février dernier, le tribunal administratif de Toulouse a annulé l’arrêté préfectoral du 1er mars 2023 autorisant les travaux de construction de la future autoroute A 69 reliant Toulouse, à Castres, sur une longueur de 62 km. L’arrêté préfectoral autorisait le chantier à déroger à l’interdiction de détruire des espèces protégées (ou d’altérer leurs habitats naturels) inscrite à l’article L 411-1 du Code de l’environnement. Le tribunal a jugé que les conditions de dérogation à l’interdiction de principe du Code, telles que prévues à l’article L 411-2 du même Code, n’étaient pas remplies. L’article 411-2 indique d’abord que toute dérogation doit démontrer « qu’il n’existe pas de solution alternative satisfaisante » et que la dérogation ne nuit pas au maintien des populations des espèces concernées dans un état de conservation favorable. En second lieu, la dérogation doit obéir à un des motifs énumérés dans l’article, parmi lesquels figurent des « raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique ». Le tribunal a considéré que, à supposer que la dérogation accordée réponde aux deux conditions de base, le projet en cause ne répond pas, compte tenu de son intérêt limité en termes économique, social et de gain de sécurité, à des raisons impératives d’intérêt public majeur. L’autorisation est donc annulée alors que les travaux de construction de l’autoroute ont été largement engagés. L’État a fait appel de cette décision mais le recours n’est pas suspensif.

Il est bien sûr loisible de regretter que le Conseil d’État, qui a rejeté le 5 mars 2021 un recours contre l’arrêté préfectoral d’utilité publique du projet et donc validé l’utilité publique de celui-ci, ait considéré, à l’inverse du tribunal administratif de Toulouse, en se fondant sur l’étude d’impact, que le projet avait « une incidence modérée » sur le site « Natura 2000 » proche des travaux qui abrite des espèces protégées. Même si le jugement du TA la minimise en soulignant que la déclaration d’utilité publique recouvre d’autres exigences que la reconnaissance d’une raison impérative d’intérêt public majeur, l’on ressent une contradiction entre les deux jugements : d’un côté, celui du Conseil d’État valide l’utilité publique du projet parce que celui-ci ne porte pas une atteinte excessive à l’environnement, compte tenu de son intérêt et des mesures prises pour en limiter les impacts ; il mentionne que le projet affectera les conditions de vie de la loutre d’Europe, espèce en voie d’extinction, mais ne mentionne pas que l’autorisation du projet pourrait emporter dérogation aux dispositions de protection des espèces protégées inscrites dans le Code de l’environnement ; il se contente de peser les avantages et les inconvénients, l’équilibre penchant, selon lui, vers les avantages ; de l’autre côté, le jugement du tribunal administratif de Toulouse s’intéresse aux conditions de l’autorisation environnementale du projet : il  refuse alors de mettre en balance l’intérêt jugé « limité » du projet avec l’atteinte portée aux conditions de vie des espèces protégées, qui n’aurait pu être autorisée qu’en cas d’intérêt public majeur, si du moins les conditions de base (absence d’alternative satisfaisante, pas de risques de destruction ou d’altération des conditions de vie des espèces protégées) avaient été considérées comme remplies.

De plus aucune des requêtes en référé déposées par les associations de défense de l’environnement avant le jugement sur le fond du tribunal administratif n’a abouti, l’urgence n’ayant pas été reconnue, à plusieurs reprises.

Seule l’autorité environnementale a alerté dans un avis du Conseil national de protection de la nature du 12 septembre 2022, où il était noté que le projet ne devait pas bénéficier d’une dérogation au sens de l’article L411-2 du Code de l’environnement, parce qu’il ne représentait nullement un projet d’intérêt public majeur au regard des risques courus par les espèces protégées. L’État a passé outre et autorisé le lancement des travaux tablant peut-être sur le fait que, jusqu’ici, aucun projet d’infrastructure de ce type n’avait été interrompu.

Le sentiment qui domine à la lecture des deux jugements mentionnés ci-dessus est que le tribunal administratif a appliqué la loi alors que le Conseil d’État n’a pas vu les risques qui s’annonçaient. Quant à l’État, dûment averti de ces risques, il n’en a pas tenu compte. Tous les juristes ne sont toutefois pas d’accord sur cette conclusion : l’avocat spécialisé en droit de l’environnement, Arnaud Gossement, recommande la « prudence » à ceux qui prédisent que la décision d’appel ira dans le même sens que la décision de première instance, compte tenu, précisément, des décisions préalables qui ont validé le projet et du refus des juges de référé d’accepter un jugement en urgence.

Les élus favorables au projet ont, en février 2025, protesté contre l’arbitraire des juges. Ils souhaitaient déposer une loi de validation du projet d’autoroute. Mais la jurisprudence du Conseil constitutionnel (décision du 22 juillet 1980) est exigeante en ce domaine : elle admet qu’une telle loi soit rétroactive, elle admet que le législateur puisse modifier les règles que le juge est chargé d’appliquer dans des affaires « pendantes » en cours (pas dans les affaires définitivement jugées), mais exige qu’il agisse alors au nom de « l’intérêt général », ce qui serait douteux en l’occurrence puisque précisément le jugement du tribunal refuse l’intérêt général du projet. Il a donc été conseillé aux élus de renoncer à demander le vote d’une loi de validation.

L’État quant à lui, outre qu’il interjette appel, a demandé à la Cour administrative d’appel de surseoir à l’exécution de la décision d’arrêt des travaux qui occasionne un coût important. Il est assez douteux qu’il obtienne une telle décision, qui préjugerait du fond du dossier puisque le sursis n’est accordé que si les arguments présentés sont suffisamment forts pour faire douter de la validité du premier jugement. L’appel proprement dit sera sans doute long à intervenir.

Le ministre des transports a donc choisi d’agir par une autre voie, en annonçant « des mesures de simplification » (sic) « pour éviter que de telles situations ne se reproduisent ».

De fait, le projet de loi de simplification de la vie économique, dont l’examen s’engage en ce mois d’avril au Parlement, comporte, entre autres dispositions défavorables à la protection de l’environnement (réduction de l’objectif du « Zéro artificialisation nette », suppression des Zones à faibles émissions…), une modification des dispositions du Code de l’environnement relatives à la protection des espèces protégées et, en particulier, de celles relatives aux dérogations à l’interdiction de les détruire ou d’altérer leurs conditions de vie. Ainsi, dans ce texte :

1° Une liste énumère certains types de projets qui seront d’office considérés comme répondant à une raison impérative d’intérêt public majeur : y figure la construction d’infrastructures (routes, ponts…) ;

Jusqu’alors seuls les projets industriels revêtant une importance particulière pour la transition écologique ou la souveraineté nationale, pouvaient être d’office reconnus par décret de projet d’intérêt national majeur : les installations de production d’énergies renouvelables et de stockage d’électricité étaient dans ce cas. Les textes prévoient dans ce cas que, si le décret qui les qualifie ainsi peut faire l’objet d’un recours contre cette reconnaissance, il n’est pas possible d’invoquer celle-ci à l’appui d’un recours contre la dérogation aux dispositions de l’article 411-1 interdisant la destruction ou l’altération des habitats d’espèces protégées : autrement dit, une telle reconnaissance implique que la condition d’intérêt public majeur nécessaire pour obtenir une dérogation à l’interdiction de destruction, d’altération ou de dégradation des habitats naturels d’espèces protégées est remplie d’office ; si la loi de simplification accepte que les projets d’infrastructure sont d’intérêt public majeur, ils rempliront au moins une condition de la dérogation à l’interdiction de détruire ou d’altérer les habitats des espèces protégées ;

2° Précision du projet de loi : la reconnaissance d’utilité publique pour des projets d’infrastructure vaudra reconnaissance de leur qualité d’équipement répondant à une raison impérative d’intérêt public majeur ;

3° Les projets reconnus comme répondant à une raison impérative d’intérêt public majeur seront dispensés d’évaluation environnementale, à certaines conditions, « suivi environnemental » et vérification des impacts, notamment sur la biodiversité et les ressources naturelles.

Le choix est clair : si de telles dispositions sont votées, la loi s’appliquera immédiatement, même à une affaire qui a été instruite et jugée en première instance sous l’empire d’un droit différent, la Cour d’appel qui doit se prononcer sur le projet A 69 sera liée et devra déclarer que l’autorisation est légale, du moins si les conditions de dispense de l’autorisation environnementale sont remplies.

Le Conseil constitutionnel, qui a été saisi par QPC du premier texte prévoyant que la reconnaissance d’un intérêt public majeur pouvait être d’office accordé à certains projets industriels, a certes admis, dans sa décision 2024-1126 du 5 mars 2025, la conformité de cette démarche à la constitution, tout en soulignant que l’obtention d’une dérogation à l’obligation de ne pas détruire ou altérer les habitats naturels d’espèces protégées imposait aussi que soient remplies d’autres conditions, en particulier l’absence d’alternative satisfaisante et le maintien des espèces concernées dans un état de conservation favorable. Ce filet de protection ne jouera plus si la loi de simplification est adoptée telle quelle puisque l’étiquette de projet d’intérêt public majeur dispensera les infrastructures routières de toute évaluation environnementale, à quelques conditions assez fumeuses.

Il faudra donc d’abord suivre le vote pour vérifier que le texte adopté correspond bien aux intentions de départ (contrer la décision de justice sur l’A 69 et toute décision ultérieure allant dans le même sens). Il est de plus probable que le Conseil constitutionnel sera saisi du projet de loi, qui, à vrai dire, fourmille de dispositions contestables. Admettra-t-il que le label de projet répondant à une raison impérative d’intérêt public majeur soit attribué d’office de manière si large ? Que pour les infrastructures, le régime d’utilité publique soit assimilé au régime de l’intérêt public majeur, ce qui revient à faciliter les dérogations aux dispositions du Code de l’environnement pour tout projet autoroutier, même inutile ou saccageant un site protégé ? Surtout, que tous les projets qui auront ainsi d’office obtenu le label d’intérêt public majeur soient dispensés d’office d’autorisation environnementale, même à certaines conditions (suivi environnemental, vérification des impacts sur la biodiversité et les ressources naturelles) ? Cela sera-t-il jugé conforme au droit européen et, en particulier à la directive du 13 décembre 2011 ?  C’est douteux.

En tout état de cause, le gouvernement a peu de scrupules à soutenir un texte destiné à contrer une décision de justice et, ce qui est plus grave, à vider de leur sens certaines dispositions du Code de l’environnement. Marine le Pen fait des émules mais aussi Trump : « dig, baby, dig ».