Un pays en danger

Ce que la loi Duplomb dit de nous
18 août 2025

Un pays en danger

« Notre pays est en danger » a répété le Premier ministre F. Bayrou lors de sa conférence de presse du 24 août dernier. C’est vrai : la France est en danger, mais pas vraiment du fait de sa dette. Elle va très probablement plonger à nouveau dans une zone de turbulences et de divisions politiques. L’origine de cette épreuve est connue : un président mal élu en 2022, dans un pays qui, au premier tour des présidentielles, se fracture en 4 blocs, son propre camp, la gauche, l’extrême droite et l’abstention ; un président sans projet neuf, qui ne parle que de poursuivre les allégements d’impôts, de faire travailler les Français davantage et de lancer de nouveaux grands plans d’investissements alors que l’efficacité des précédents n’est pas évidente ; un président qui, sans doute par dédain, ne mène pas campagne et perd sa majorité parlementaire (il n’existe plus de parti dominant), refuse de s’adapter aux nouvelles règles du jeu puis qui, exaspéré de l’opposition latente du pays et de son incapacité à maîtriser le Parlement, préfère jouer seul un coup de poker qu’il perd en abimant, du même coup, la stabilité du pays ; un président qui ne peut plus s’appuyer que sur un gros tiers du Parlement mais, pour continuer comme avant, choisit des premiers ministres proches de sa famille politique et finit par nommer un des plus médiocres.

Aujourd’hui, le bilan de F. Bayrou est déshonorant et 8 mois ont été perdus sans profit. La rentrée s’annonce socialement troublée, même si le mouvement « Bloquons tout », déjà suspect, ne sera sans doute qu’un feu de paille. Divisé politiquement, le pays est aussi en situation de faiblesse économique, financière et géopolitique. Qu’il y ait ou non dissolution, que le Président adopte ou non les solutions envisagées en 2024, à savoir la nomination d’un premier ministre RN pour décrédibiliser le mouvement avant les présidentielles de 2027 ou d’un premier ministre socialiste pour lever l’hypothèque, peu importe : l’avenir proche est sombre.

Le premier ministre : triste bilan

Bayrou n’est pas un perdreau de l’année, mais il n’a pas exercé de responsabilités ministérielles très longtemps, seulement de 1993 à 1997, à l’Éducation nationale. Défavorable au collège unique, il est déjà alors friand de grandes phrases creuses (« Il faut passer du collège pour tous au collège pour chacun ») qui, heureusement, n’ont pas été suivies d’effet. En 1994, il rallume la guerre scolaire avec un projet de loi qui autorise les collectivités locales à financer librement l’enseignement privé, suscitant une énorme manifestation et une censure du Conseil constitutionnel. Ensuite, F. Bayrou s’est contenté d’affirmer qu’il soutenait les apprentissages fondamentaux et combattait l’illettrisme.

Premier ministre, averti par l’échec de son prédécesseur, il aurait pu essayer de conclure un « pacte de gouvernement » avec ses alliés pour construire un élan collectif. Il n’y a sans doute jamais pensé. Il garde B. Retailleau à l’intérieur et A. Genevard à l’agriculture et nomme G. Darmanin à la justice, parce qu’il n’est pas en désaccord avec eux : l’immigration est une submersion, la priorité de la Justice est de durcir les peines pénales et les agriculteurs, « parce qu’ils protègent la nature » (sic), doivent être défendus. Le budget 2025 qu’il fait adopter est calamiteux, avec des réductions de dépenses un peu partout, sans hiérarchie ni choix structurants, et des contributions exceptionnelles qui reportent le problème à 2026 : il est vrai qu’il a eu peu de temps pour le préparer.

Deux échecs seront ensuite marquants : d’abord celui du « conclave » qui devait renégocier la réforme des retraites de 2023, conclave né d’un calcul politicien pour éviter une motion de censure. Les exigences absurdes du premier ministre ont fait capoter cette renégociation, avec l’aide active, il faut le reconnaître, d’un Medef qui ne voulait pas négocier : F. Bayrou a posé comme première condition de ne pas dégrader le solde financier du système, puis, plus tard, il a exigé le retour à l’équilibre financier en 2030, condition inatteignable. Il a alors raté une occasion magnifique, montrer qu’il ne s’intéressait pas qu’à l’aspect financier des retraites mais aussi à la qualité des emplois et à la pénibilité du travail. Ces questions lui sont manifestement indifférentes.

Second échec, celui de la fabrique de la loi, avec l’abandon de toute cohérence gouvernementale dans le domaine de l’écologie : la loi de simplification de la vie économique, qui devait être la grande loi contre la bureaucratie, est devenue, faute de pilotage ferme, un fourre-tout de mesures antiécologiques que les députés d’Ensemble pour la République ont refusé de voter mais qui a enthousiasmé leurs alliés LR ainsi que le Rassemblement national.  Les soutiens de F. Bayrou ne se sont pas divisés à l’identique sur la loi Duplomb réautorisant un néonicotinoïde tueur d’abeilles, du moins pas officiellement. Mais bien des votes ont manqué, avant la censure du Conseil constitutionnel. L’unité n’existe plus : une part des soutiens officiels de F. Bayrou dérive vers l’extrême droite tandis que l’autre part (« le bloc central ») ne sait plus où elle en est ni quoi penser.

Bayrou méprise au demeurant l’écologie : il s’est refusé à arbitrer le conflit dur et public entre sa ministre de la transition écologique, qui défend les énergies renouvelables, et le ministre de l’Intérieur, qui les juge coûteuses et inutiles. Ce n’est pour lui qu’une divergence d’opinion. Le parlement lui-même n’a pas réussi à adopter une proposition de loi portant programmation nationale énergie et climat pour 2025-2035. La France n’a donc plus, depuis 2023, de planification énergétique valide et n’a pas fixé les orientations de politiques publiques nécessaires pour atteindre ses objectifs : la nouvelle stratégie nationale bas carbone et la nouvelle programmation pluriannuelle de l’énergie (qui sont prêtes) auraient dû être adoptées, par décret, en 2024, déjà en retard. Pas grave : le 1er août 2025, le Premier ministre a annoncé la prochaine parution d’une « feuille de route sur l’énergie », qui serait « provisoire », dans l’attente de la loi encalminée, feuille de route dont on ne connaît ni le statut ni le contenu.

La seule bonne décision de la période est la modification de la réforme de la formation initiale des enseignants, qui semble toutefois très en retard, peut-être trop pour être mise en place en 2026.

Viennent ensuite les annonces du 15 juillet 2025 sur les mesures à inscrire dans le budget 2026. On aurait pu penser qu’un Premier ministre impopulaire, qui n’a pas de majorité et dont les soutiens s’effritent au Parlement, proposerait des orientations ouvertes et engagerait une négociation. Pas du tout : il choisit des mesures qui hérissent la gauche et le Rassemblement national et ne recueillent pas l’aval unanime de son camp, prétend qu’il est ouvert à la critique mais n’ouvre aucun dialogue et laisse passer l’été avant d’annoncer qu’il va demander, début septembre, un vote de confiance sur la gravité de la dette et la nécessité de faire des économies, en réalité sur les réponses proposées. Il faut se sortir de l’addiction à la dette, dit-il, face à des citoyens qui n’étaient pas en charge des décisions et face à un Président dont les décisions ont largement contribué (indépendamment même de la crise COVID) à augmenter celle-ci. Suicide en direct, volonté de démissionner avec l’image flatteuse d’un Mendès France qui se bat, sans être compris, pour le bien commun, peu importe. Le pays risque fort de devoir affronter à la fois une crise politique et sociale.

 Le blocage, maladie infantile de l’opposition

 Le 10 septembre, plusieurs mouvements appellent au « blocage du pays ».

L’on peut comprendre la tentation des citoyens, parce qu’ils ne parviennent pas à se faire entendre, parce qu’ils ont le sentiment de subir des dirigeants illégitimes ou parce qu’on leur impose des mesures injustes, de se saisir de la grève générale, du retrait, du blocage, pour témoigner d’une colère après tout justifiée. La succession des calamités qui frappent le monde est un facteur aggravant : quel est l’avenir si la démocratie américaine chancelle et si son nouveau potentat peut brimer tel ou tel pays ? Si une autre puissance, jusqu’alors alliée officielle des pays occidentaux, tue méthodiquement une population civile enfermée dans une enclave sans que personne trouve le moyen de l’en empêcher ? L’Europe sera plus sûre quand elle aura élaboré sa propre capacité à se défendre, dit-on. Mais elle n’est même pas capable de résister à un Trump qui lui impose, unilatéralement, des droits de douane dont elle ne voulait pas.

Pour autant, ni le retrait ni la grève générale n’ont de sens dans la France d’aujourd’hui. Les mouvements qui impulsent ce mot d’ordre n’ont pas de cohérence politique. Un mouvement social réussit s’il porte des revendications précises et s’il peut s’inscrire dans la durée, avec le soutien de toutes les organisations syndicales. La référence aux gilets jaunes est parlante : il en reste le souvenir d’émeutes violentes, devant lesquelles, c’est vrai, le gouvernement a cédé et renoncé à l’augmentation de la taxe carbone. Mais les gilets jaunes, qui rêvaient d’une démocratie différente, n’ont rien obtenu là-dessus. Enfin, s’il n’y a pas, le 10 septembre, de gouvernement aux affaires, il n’y aura personne pour écouter.

Une France structurellement fragile

 Le pays peut sans doute supporter un autre changement de Premier ministre et de gouvernement, voire de nouvelles élections législatives, même si cela conduira à un nouveau retard dans l’élaboration du budget 2026, avec le risque de ce fait, pour la deuxième année consécutive, d’un budget construit en urgence, qui ira vers la facilité, sans mesures structurantes d’avenir et sans répondre aux besoins. Mais elle souffrira : certains dossiers sont brûlants, les choix énergétiques la Nouvelle Calédonie, les signes à donner à des services publics épuisés. La consommation et l’investissement ne se développent pas dans l’incertitude ou l’inquiétude. D’autres objectifs pâtiront de l’affaiblissement du pays sur la scène internationale, l’aide à l’Ukraine, la reconnaissance d’un État palestinien, la résistance aux menaces trumpistes.

Mais le pays se porte mal et cette faiblesse est structurelle, concernant de multiples domaines, politique, économique, financière.

L’Institut Montaigne, qui ne cache pas son appartenance idéologique, a publié, dans le cadre de la future campagne présidentielle de 2027, la première partie d’une étude sur l’avenir du pays, France 2040, qui établit le constat des difficultés qui assombrissent son avenir, les problèmes actuels étant supposés se prolonger jusqu’en 2040 sans que des réponses aient été apportées. L’exercice peut irriter : pour faire accepter des remèdes de cheval, le dessein est de montrer une France déjà en déclin qui va, si rien n’est fait, s’enfoncer inexorablement. De fait, sans surprises, se trouvent parmi les 13 « impasses » repérées, celle de la démographie, où il est affirmé que l’immigration ne peut être une bonne réponse (c’est pourtant la seule, à condition bien évidemment de construire une politique positive en ce domaine) ou la déploration sur l’état des finances publiques, obérées par des dépenses sociales et de fonctionnement de l’État jugées excessives. Tout laisse craindre, en ces domaines, des propositions type « one-way solution », alors que le choix politique ne peut s’imposer que par la qualité du compromis effectué entre les intérêts contradictoires des composantes de la population. Nous savons tous qu’il faut stabiliser la dette. La seule question qui vaille, c’est comment et à quel rythme. Quand, dans le rapport de l’Institut Montaigne, le chapitre sur la sécurité évoque les « frustrations socioéconomiques autour de l’immigration », ainsi que la montée des violences et la remise en cause des principes de la République, il alimente plutôt les clivages. Autre point irritant, dans le chapitre sur l’Éducation, la question centrale paraît bien être la baisse de niveau. Bref, l’exercice de l’Institut Montaigne tient pour une part du café du commerce de la droite. Oubli significatif : le travail n’est abordé que par l’activité des entreprises, comme si ce secteur n’était pas lui aussi à l’origine de dysfonctionnements préjudiciables, socialement et économiquement.

Pour autant, dans son principe, l’exercice est intéressant, parce qu’il pousse à synthétiser l’état d’un pays : le nôtre est, c’est certain, en situation de faiblesse critique. L’étude de l’Institut Montaigne rappelle que le dérèglement climatique actuel est spécifique, parce qu’il est rapide et appelle des réponses dans un laps de temps resserré : or, le monde agit peu et la France guère plus, comme le montre le trop lent recul de nos émissions de GES. Il témoigne que la contestation des normes environnementales conduit à des calamités et que l’agriculture française n’a pas engagé sa transition, à un moment où elle va subir le poids du changement climatique et où le rendement des terres va baisser.  Le rapport s’inquiète de l’affaissement de l’industrie en France et de l’inquiétant retard de la décarbonation, sans que les perspectives de production d’électricité « propre » soient claires. Il évoque les enjeux de la productivité et les risques de la trop faible progression de cet indicateur. Il s’intéresse aux difficultés du commerce extérieur ou du secteur de la santé, mentionne l’insuffisance des actions sur les transports et les inégalités de développement territorial, souligne les enjeux institutionnels et démocratiques ou la moindre influence de la France sur la scène internationale. Très peu de ces questions essentielles ont fait l’objet d’une amorce de politique corrective, comme si le pouvoir politique avait, sur l’essentiel, renoncé à agir, se contentant de mesures éparpillées sans construire des politiques complètes. Depuis 2022 et encore plus depuis 2024, la France s’est mise à l’arrêt sur nombre de questions essentielles.

En tous ces domaines, l’épisode Bayrou a augmenté notre retard et aggravé nos vulnérabilités. Il est temps d’adapter nos services publics et le fonctionnement de nos entreprises, d’engager une transition énergétique inévitable, de protéger notre environnement et de changer de politique agricole, de s’attaquer aux inégalités qui minent le pays et d’améliorer le fonctionnement de notre démocratie. Si l’élection présidentielle de 2027 n’est pas l’occasion de ces engagements, il risque ensuite d’être trop tard. Souhaitons que l’épisode Bayrou et ses suites passent rapidement et que le pays,  enfin, se prépare à aborder les problèmes de fond.

Pergama, le 1er septembre 2025