Le 18 août 2025, sur la plate-forme numérique Kick, un homme, vedette d’un spectacle de maltraitance physique et d’humiliation réalisé sur commande de spectateurs qui payaient la performance, est mort devant la caméra. Avertie dès décembre 2024 par des journalistes de Médiapart de ce spectacle indigne, l’ARCOM, autorité de régulation de l’audiovisuel et du numérique, s’était alors défaussée, expliquant, selon Médiapart, que la plate-forme n’était pas domiciliée en Europe. L ’ARCOM n’a pas répondu à la Ligue des droits de l’homme qui l’a saisie de la même question en février 2025. Bref, l’opinion publique se demande, aujourd’hui qu’un homme maltraité est mort, à quoi sert l’ARCOM si elle ne fait rien quand une chaine diffuse sur le Net un programme qui incite à la violence et à la haine, alors que l’on avait gardé le sentiment que c’était précisément ce que la réglementation européenne entendait combattre.
Dans une tribune du Monde du 24 août 2025, Martin Adjari, Président de l’ARCOM, répond à ceux qui lui reprochent son inaction. L’ARCOM ne serait tout simplement pas compétente et seul le serait le juge. Son argumentation est la suivante :
1° Sur un plan général, dans le champ du numérique, l’ARCOM n’a pas les mêmes pouvoirs que dans le champ de l’audiovisuel. S’agissant des plates-formes en ligne, le DSA (Digital Service Act, règlement européen appliqué depuis 2024) leur impose des obligations : prendre des mesures de protection des mineurs pour qu’ils ne soient pas exposés à certains contenus ; consacrer des ressources à la modération ou au retrait de contenus illégaux ; assurer la transparence des algorithmes et ouvrir leurs données aux chercheurs. De par la loi, l’ARCOM ne serait que tenue de vérifier si les plates-formes, à condition qu’elles soient installées en France, respectent ce que son Président qualifie « d’obligations de moyens » (le DSA ne demanderait donc pas de « résultat ») et, si elles ne mettent pas en œuvre les moyens nécessaires, d’engager des sanctions. L’ARCOM ne serait pas chargée de surveiller les contenus, n’aurait au demeurant pas compétence pour identifier leur supposée illégalité ou demander leur retrait. Ce sont les juges qui auraient, seuls, compétence pour agir sur ce point.
2° Sur le cas d’espèce, la plate-forme Kick n’étant pas installée en France, elle « ne relève pas », selon le Président de l’ARCOM, « de la responsabilité directe de l’ARCOM ».
La tribune est glaçante comme un mauvais film : on imagine un usager demander à une administration de faire respecter la justice et les droits humains, le fonctionnaire du guichet répondant qu’il n’est pas payé pour penser mais pour appliquer la circulaire 4482-12, laquelle ne lui impose que de vérifier si certaines conditions sont formellement respectées et, si c’est le cas, le décharge de toute responsabilité, même quand on tabasse un homme en public.
Toutefois, sur le plan général, le Président de l’ARCOM a, au moins pour une part, raison, même s’il semble bien aussi tordre les textes pour se dédouaner.
Le DSA prétend réguler les plates-formes mais, en réalité, pour l’essentiel, il leur demande de mettre en place elles-mêmes une régulation. Les autorités dites « de régulation » (en tout cas l’ARCOM) refusent d’ailleurs de recevoir des signalements du public sur les fausses informations et contenus haineux. Les réclamations doivent être adressées aux plates-formes elles-mêmes, censées y répondre et prendre les mesures qui s’imposent. Les autorités de régulation (l’ARCOM fait de même) comptent sur des « signaleurs de confiance » qu’elles nomment et qui sont chargées de surveiller les plates-formes et de leur signaler les manquements et violations de la loi. En théorie, les plates-formes doivent alors retirer les contenus contestés, notamment les contenus manifestement illicites (article 23 du DSA), du moins si elles jugent la réclamation fondée. Il peut paraître bizarre de signaler à une plate-forme qu’elle abrite un contenu délictueux (elle le sait le plus souvent et, si ça rapporte, elle n’y voit aucun inconvénient) et de lui demander d’agir (elle n’en a pas envie). Mais le DSA « responsabilise » les plates-formes, ou veut du moins y croire. On ne sait si la plate-forme Kick a échappé ou pas aux signaleurs de confiance nommés par l’ARCOM.
Cependant, même si les plates-formes sont, c’est vrai, les premières à devoir agir, même si elles n’ont l’obligation d’agir que sur signalement, le Président de l’ARCOM a une lecture minimaliste de ses propres responsabilités, au moins sur deux points.
C’est le cas en premier lieu quand il évoque les missions de l’ARCOM.
Les textes européens et la loi française n’exigent pas seulement des plates-formes des obligations de « moyens », comme le prétend le Président de l’ARCOM, à savoir protéger les jeunes publics, mettre en place des régulateurs, ouvrir leurs algorithmes. Les plates-formes ont, comme mentionné ci-dessus, une obligation plus forte : elles doivent (article 23 du DSA) retirer les contenus illégaux qui leur ont été signalés.
Que se passe-t-il si elles n’agissent pas, bien qu’un signalement ait été effectué ? Eh bien, selon le Président de l’ARCOM, rien. « La loi ne lui demande (ie à l’ARCOM) ni d’apprécier la légalité des contenus mis en ligne par des particuliers (ce qui relève du juge) ni d’en solliciter le retrait ».
Pourtant, le DSA lui-même (article 49) donne au coordinateur pour les services numériques « la responsabilité (…) de contribuer à une surveillance et une exécution efficace et cohérente du présent règlement dans toute l’Union ». Il est donc en charge de faire respecter par les plates-formes l’ensemble de leurs obligations (y compris l’obligation de retrait des contenus illicites quand ils ont été signalés), avec divers moyens de contrainte : l’article 51 du DSA, intitulé « Pouvoirs des coordinateurs pour les services numériques », précise que ces DSC peuvent demander aux fournisseurs de services numériques des explications, ordonner la cessation des infractions, imposer des mesures correctrices si nécessaire pour les faire cesser OU demander au juge de le faire. Le site de l’ARCOM lui-même, dans une page de présentation du DSA, indique que l’ARCOM peut, « entre autres : enquêter sur les fournisseurs de services établis en France ; demander la cessation d’une infraction ; imposer des amendes et des astreintes ; imposer des restrictions d’accès temporaires au service, en dernier recours ».
Comment concilier ces constats avec l’image d’une ARCOM dont la seule mission serait de surveiller si les plates-formes ont des effectifs suffisants pour répondre à leurs obligations de moyens ? Qui n’aurait même pas le droit de simplement demander à une plate-forme le retrait d’un contenu illicite qui lui aurait été signalé ? Certes, l’ARCOM ne peut pas agir sans signalement et ne peut pas agir avant que la plate-forme ait manifesté sa mauvaise volonté. Mais sa mission n’est pas que de vérifier les moyens dont celle-ci dispose mais de parvenir à un résultat. On a du mal à comprendre la tribune du Président de l’ARCOM, qui prétend au fond ne pas servir à grand-chose, d’autant que le 22 août 2025, un peu réveillée par l’émotion populaire, l’ARCOM a publié un communiqué de presse mentionnant qu’elle venait d’envoyer une lettre à Kick pour lui demander fermement de reprendre le blocage de la chaîne incriminée, blocage levé après avoir été mis en place quelque temps. L’ARCOM a donc découvert alors qu’elle avait le pouvoir d’identifier la mise en ligne d’un contenu illégal qui avait été signalé et d’en demander le retrait ? La tribune du Président de l’ARCOM enfume l’opinion…
Deuxième affirmation de la tribune du Président de l’ARCOM un peu étonnante, celle qui prétend que, parce qu’elle n’était pas installée en France, Kick « ne relevait pas de la responsabilité directe » de l’ARCOM. En réalité, l’ARCOM a pour vocation de surveiller toutes les entreprises fournissant des services en ligne en France (c’était le cas pour Kick). Il est vrai que, alors que le DSA fait obligation à de telles entreprises de désigner un représentant légal au moins dans un pays européen, Kick n’avait désigné personne en Europe jusqu’il y a peu, ce qui rendait l’intervention de l’ARCOM, c’est vrai, bien plus difficile. Le régulateur allemand semble avoir sommé début 2025 les responsables de Kick de procéder à cette nomination, ce qu’ils ont fait, tardivement. Voilà l’ARCOM redevenue responsable de Kick, avec d’autres coordinateurs nationaux sans doute.
Soyons honnêtes toutefois : l’épisode n’est pas seulement révélateur de la volonté de certains dirigeants publics de se défausser de leurs responsabilités en expliquant que, de toute façon, ils ne peuvent rien faire parce que c’est aux plates-formes d’agir. Il révèle la fragilité de la régulation européenne du numérique. Le bilan actuel, sans doute trop abrupt et qui mériterait d’être nuancé, complété, débattu, conduit aux conclusions suivantes : les petites plates-formes, qui relèvent du contrôle des régulateurs nationaux en charge de leur appliquer le DSA, sont trop nombreuses pour être correctement contrôlées, d’autant qu’elles jouent avec les textes, font semblant de s’y soumettre et en réalité pratiquent une esquive sans fin. On voit bien qu’il suffit à une plate-forme non européenne de ne pas nommer de représentant en Europe pour gagner du temps et lasser les contrôleurs. Face à ce constat, l’ARCOM a manifestement décidé qu’elle ne se battrait pas et laisserait faire, et tant mieux, pense-t-elle, si les journalistes de Médiapart font le boulot de surveillance et saisissent la justice à sa place. La décision est certes peu courageuse mais peut-être attend-on trop des régulateurs nationaux. Quant aux grosses plates-formes, soumises à des obligations plus strictes puisqu’elles présentent un « risque systémique », elles refusent de s’y plier et leur influence géostratégique est telle que la contrainte sera difficile à appliquer. De fait, le DSA est aujourd’hui foulé aux pieds, comme la protection des données personnelles ou les règles de concurrence. Jusqu’ici, l’Europe se bat, lance des enquêtes, ouvre des perspectives de sanction. Jusqu’à quand ? Est-il possible d’asseoir une régulation sur la collaboration de plates-formes qui en réalité refusent toute régulation ? Peut-être, si les autorités politiques collaborent. Aujourd’hui, le pouvoir politique américain soutient ses grandes plates-formes, État dans l’État, tout comme leurs fake-news et leurs contenus scandaleux qui font du buzz et rapportent de l’argent. Le risque est qu’une application allégée des contrôles DSA soit échangée contre l’engagement des États-Unis de ne pas alourdir encore plus les droits de douane imposés aux Européens. L’on ne pourra alors que constater la montée du dégoût face à ce que permet Internet et la faiblesse de la régulation que l’Europe a tenté de mettre en place.