Personne n’a oublié la crise migratoire d’il y a 10 ans, en 2014 et 2015. Cette année-là, les conflits en Syrie, en Irak, en Afghanistan, au Soudan, en Érythrée ou au Sahel ont amené plus d’un million de réfugiés en Europe, dans des conditions souvent dramatiques, ponctuées de naufrages meurtriers et de mauvais traitements lors de la traversée de pays hostiles. Ces réfugiés sont arrivés par le sud ou l’est de l’Europe et ont, pour une grande part, tenté de rejoindre l’Allemagne et les pays du nord, beaucoup moins la France qui n’était pas leur destination prioritaire. Les pays du sud, massivement exposés, ont laissé passer les migrants vers le nord sans les contrôler ou les ont souvent violemment refoulés sans examiner leur cas. En 2015 et 2016, l’Allemagne a fait face à plus d’un million de demandes d’asile et c’est sans conteste ce pays qui, au final, a accueilli le plus de réfugiés (près de 600 000 protections accordées sur 2 ans, en 2015 et 2016). Parce que l’Allemagne avait, de longue date, pour des raisons démographiques et économiques, une politique migratoire plus ouverte que d’autres pays européens, sans doute aussi pour des raisons humanitaires, la chancelière allemande a accueilli ces migrations et s’est organisée pour y faire face (« Nous y arriverons »). Comme le disait le candidat E. Macron dans une tribune du 2 janvier 2017, avant de mener, une fois élu Président, une politique migratoire très dure : « La chancelière Merkel et la société allemande dans son ensemble ont été à la hauteur de nos valeurs communes ; elles ont sauvé notre dignité collective en accueillant des réfugiés en détresse, en les logeant, en les formant ».
10 ans après, quel bilan en Allemagne, alors que le chancelier actuel a déclaré avant sa nomination : « Nous n’y sommes pas parvenus » ?
Les chiffres sont en réalité très positifs. L’Institut de recherche allemand sur le marché du travail et de la formation professionnelle indique que le taux d’emploi des réfugiés de 2015 est aujourd’hui très proche de celui de la population allemande (64 % de salariés, 69 % en ajoutant les travailleurs indépendants, contre 70 % en population générale). Le taux d’emploi des hommes Syriens, Afghans et Irakiens est même nettement supérieur (76 %). La moitié des réfugiés de 2015 occupent des emplois qualifiés. La cause en est imputable à deux constats : les migrants de 2015, du moins les hommes, étaient de jeunes adultes et leur profil personnel, notamment leur niveau de diplômes, plutôt bon, ce qui renforçait leur capacité d’adaptation ; surtout, un effort d’accueil considérable a été fait par l’Allemagne. Les migrants n’ont pas été livrés à eux-mêmes. Les délais pour accorder l’asile ont été accélérés, des formations linguistiques ouvertes et des formations professionnelles prévues. De ce fait, l’Allemagne a sans aucun doute tiré de cette immigration un profit économique, pourvoyant ses emplois disponibles et contrant sa baisse démographique.
Le tableau garde des zones d’ombre, qui se voient davantage aujourd’hui en période de récession : parmi les immigrés de 2015, seulement 35 % des femmes travaillent ; un tiers des réfugiés de 2015 (notamment des femmes avec enfants) continuent, 10 ans après, à dépendre des aides sociales ; aujourd’hui la moitié des bénéficiaires de l’allocation chômage sont des étrangers et le taux de chômage des réfugiés est élevé (28 %) ; les différences d’insertion sont fortes entre les Lander de l’est et de l’ouest, (les immigrés ont été répartis par un système de quotas), dont, il est vrai, les données sociales et économiques d’ensemble sont très contrastées. Le retard scolaire pris par les enfants des réfugiés a rendu leur scolarité plus difficile. Enfin, l’insertion a été parfois rendue difficile par des difficultés rencontrées sur la question du logement et par le manque de places de garde pour les enfants.
En définitive toutefois, si l’on fait la part des difficultés rencontrées par une population immigrée très éloignés du mode de vie allemand, le bilan est positif.
Pourtant, ce n’est pas ainsi que le pays le ressent : la montée de l’AFD et de la xénophobie, qui prospère particulièrement dans les Lander de l’est, ceux qui ont pourtant accueilli le moins de migrants, en témoigne. A l’est, les actes de violence à l’égard des migrants sont fréquents. L’Allemagne freine aujourd’hui les flux d’entrée, parfois au grand dam des employeurs : dès 2024, les contrôles aux frontières ont été renforcés et, en 2025, le nouveau chancelier a pris des mesures de refoulement des entrées de migrants sans papiers, mesure contraire au droit international de l’asile. Il a également suspendu le regroupement familial pour certaines catégories de réfugiés et engagé une politique d’expulsion des délinquants.
Le gouvernement allemand reste cependant mesuré : dans sa communication officielle, il reconnaît que l’Allemagne a en matière d’immigration « réussi beaucoup de choses ». Cependant, il s’inquiète des sondages, où de nombreuses personnes, loin de voir l’immigration comme un bénéfice, la voient comme un fardeau, craignent le manque d’intégration et l’augmentation de la criminalité, tout en se déclarant favorables à une immigration qualifiée. De ce fait, le gouvernement dit ne vouloir freiner que l’immigration irrégulière et continuer à favoriser « une immigration qualifiée ».
Qu’est-ce qui joue dans ces réticences, voire ce rejet, alors même que les résultats sont objectivement bons et bien meilleurs que ceux obtenus ailleurs avec une immigration plus ancienne ?
L’effet-loupe joue, notamment sur la question de la délinquance, un peu comme en France où les agressions commises par des immigrés sont davantage médiatisées que les autres et où la délinquance des immigrés n’est jamais rapportée à leur situation sociale mais toujours à leur origine. En 2024 et 2025, de violentes attaques au couteau commises par des réfugiés ont eu en Allemagne un retentissement très important. Jouent aussi les idées reçues : le nombre des immigrés est toujours grossi, leurs aptitudes à occuper des emplois qualifiés méconnue, au bénéfice d’une représentation dégradée de populations peu formées dépendantes de l’aide collective. Enfin, comme ailleurs, la crainte de perdre son « identité » propre monte. La crise joue aussi son rôle, en rendant les autochtones plus sensibles aux discours fantaisistes sur les avantages relatifs dont bénéficieraient des étrangers oisifs.
Ce qui compte aussi et se conjugue avec ces soupçons et ces préjugés, c’est la parole de l’extrême-droite, qui, à force de marteler certains thèmes, les rend acceptables. Porter la colère et le rejet, c’est très facile à manier.
Comment construire plutôt un discours à la fois positif et franc ? L’Allemagne, comme la France, a besoin de l’immigration. Pour que cette immigration se passe bien, un effort d’accueil et d’insertion volontariste est indispensable. C’est coûteux, l’insertion est souvent longue mais elle a lieu. La surenchère face aux discours extrémistes est dangereuse pour l’ordre public, pour l’intérêt du pays, pour les valeurs que nous sommes censés porter. Il faudrait donc savoir répondre à l’extrême-droite : pour l’instant ni l’Allemagne ni la France n’ont trouvé le bon langage, celui qui ne nie pas les difficultés mais encourage et soutient sans déprécier. Au moins pour ce qui est de la France, les politiques n’en voient même pas la nécessité.