La Cour d’appel administrative de Paris a rendu, le 3 septembre 2025, sur les effets des produits phytosanitaires et les méthodes d’évaluation utilisées pour leur délivrer une autorisation de mise sur le marché, une décision qui fera date.
Depuis des années, ces questions font l’objet d’un débat public incessant, entre d’un côté les pouvoirs publics et les agences publiques en charge de l’évaluation de tels produits (EFSA au niveau européen, ANSES au niveau français), de l’autre les ONG écologistes et les grands organismes scientifiques, notamment l’INSERM. Écologistes et scientifiques reprochent depuis longtemps aux agences de fonder leur évaluation sur les études fournies par les industriels et de ne pas prendre en compte la toxicité d’ensemble du produit sur la biodiversité ni « l’état de la science ». De nombreux groupes d’experts réunis en interne par l’EFSA dans les décennies récentes ont conclu répétitivement que les risques étaient sous-estimés et la toxicité, pour les écosystèmes affectés, mal évaluée.
Le 1er octobre 2019, dans son arrêt Blaise, la Cour de Justice de l’Union européenne a jugé, sur ce sujet, que le principe de précaution garanti par le droit de l’Union européenne impose aux États membres de procéder à « une évaluation globale fondée sur les données scientifiques disponibles les plus fiables ainsi que sur les résultats les plus récents de la recherche internationale ».
L’EFSA a annoncé alors qu’elle allait modifier ses procédures d’évaluation mais, lors d’une audition en 2023 devant une Commission d’enquête de l’Assemblée Nationale française, ses représentants reconnaissaient qu’elle avait encore beaucoup de progrès à faire pour prendre en compte la littérature scientifique en sus des études des industriels.
S’agissant de l’ANSES, un avis de son conseil scientifique, intitulé « Crédibilité de l’expertise scientifique de l’ANSES » souligne, le 10 mars 2023, le décalage entre l’évolution des connaissances scientifiques et l’adoption des documents-guide actualisés au niveau européen utilisés par l’ANSES pour l’évaluation des produits.
En France, en 2022, plusieurs associations ont saisi la justice administrative pour faire condamner l’État pour le préjudice écologique résultant de la pollution généralisée des sols, de l’eau et de l’air par les produits phytosanitaires, cause de la réduction de la biodiversité. Elles demandaient que les procédures d’évaluation de ces produits par l’ANSES (qui intervient en seconde phase, pour évaluer les produits, après l’EFSA, Agence européenne de sécurité alimentaire, qui évalue les risques liés aux substances actives) soient revues et que la toxicité de certains produits soit mieux mesurée au regard des connaissances scientifiques. Elles demandaient alors le réexamen des autorisations déjà données et, dans ce cadre, la suspension d’autorisations pour certains produits « engendrant une perte inestimable de la biodiversité ». Enfin, les associations reprochaient à l’État de n’avoir pas respecté ses engagements sur la baisse des usages prévue dans les plans Ecophyto ni suffisamment protégé les eaux souterraines et de surface de la pollution par les pesticides qui les affecte lourdement.
Le jugement du Tribunal administratif (TA) de Paris rendu le 29 juin 2023 sur ces demandes contient des avancées décisives mais manque de cohérence.
Il reconnaît que le préjudice écologique lié aux pesticides est établi pour certaines espèces non ciblées par leur usage, dont les insectes et les pollinisateurs. Il admet la « carence de l’État dans les processus d’évaluation ». Pour autant, rien ne prouve, dit-il, qu’avec de meilleures méthodes d’évaluation, les autorisations données auraient été différentes. Le tribunal prétend que la preuve que les carences de l’ANSES sont responsables du préjudice écologique constaté n’est pas établie. Il n’enjoint donc pas à l’État de modifier les méthodes d’évaluation de l’ANSES, mais, en revanche, lui enjoint de respecter le plan Ecophyto en diminuant les quantités de pesticides utilisées et de prendre des mesures pour améliorer l’état des eaux souterraines et de surface. Le jugement est ahurissant : si ce ne sont pas l’évaluation et l’autorisation de l’ANSES de produits toxiques pour l’environnement qui sont responsables des dégâts que causent ces produits, qui l’est ?
Deux ans plus tard, saisie en appel, la Cour administrative d’appel (CAA) de Paris a rendu le 3 septembre 2025 une décision beaucoup plus claire. Comme le TA de Paris précédemment, la CAA, se fondant explicitement sur des documents publics et sur plusieurs études scientifiques, notamment des études des organismes publics que sont l’INRAE et l’IFREMER, reconnaît qu’il existe une « contamination généralisée, diffuse, chronique et durable des eaux et des sols » par les produits phytosanitaires. Comme le demandaient les ONG, l’atteinte aux écosystèmes est avérée, de même qu’un déclin de la biodiversité imputable à cette contamination, déclin reconnu par plusieurs notes et études d’organismes publics. La Cour reconnaît également l’existence de risques accrus pour la santé humaine.
Sur le fondement de diverses expertises, la Cour reconnaît de même que l’ANSES ne met pas en œuvre de manière satisfaisante le règlement européen d’évaluation des produits phytosanitaires, du moins tel qu’interprété par l’arrêt de la Cour de justice européenne en 2019, notamment en prenant en compte les atteintes aux espèces non visées par le produit étudié et les études scientifiques existantes sur sa nocivité d’ensemble. Elle enjoint donc l’État de réexaminer d’ici à 2 ans les procédures d’autorisation suivies par l’ANSES et de procéder, sur cette base, au réexamen des autorisations accordées. En revanche, elle ne reprend pas l’injonction du TA de respecter le plan Ecophyto, qui est indicatif, ni celle de prendre des mesures pour réduire la pollution des eaux, sujet sur lequel, selon la CAA, la faute de l’État n’est pas établie.
Sans correspondre à une prise en compte complète des préoccupations de protection de l’environnement (les dérogations obtenues par la France pour repousser les dates de mise en conformité des eaux souterraines et de surface ne font que reculer les échéances et sont un palliatif peu glorieux), la décision de justice est claire, ferme, très bien argumentée. Nul ne sait aujourd’hui comment l’Anses pourra s’y conformer ni quelles seront les conséquences sur les autorisations accordées : passer d’une évaluation qui se contente de vérifier le rapport des industriels demandeurs, qui ne porte que sur les effets d’un produit sur la cible visée, à une évaluation prenant en compte tous les effets nocifs sur les écosystèmes tels que mesurés par la littérature scientifique la plus récente, c’est une révolution : il faudra à l’Anses des moyens et des moyens de haut niveau.
Le seul regret est qu’il faille une décision de justice pour que soient prises en considération les propositions insistantes que les scientifiques répètent depuis des décennies. Où est l’État, quand il tarde tant à défendre l’intérêt général qu’il faut une décision de justice pour l’y contraindre ?