La France n’est pas seule à être en crise : l’Europe, affaiblie et humiliée, l’est aussi

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29 septembre 2025

La France n’est pas seule à être en crise : l’Europe, affaiblie et humiliée, l’est aussi

Un article sur la faiblesse de l’Europe relève d’un genre si convenu qu’on hésite à traiter ce thème ressassé. Pourtant, aujourd’hui, la situation s’aggrave : l’incapacité à agir de l’Union met en danger sa population. Dans un monde où l’extrême-droite impose ses phantasmes, ses caprices et sa violence, une confédération pépère n’a plus sa place. Or, l’Europe, parce qu’elle est divisée mais aussi parce qu’elle est lente, paralysée par des procédures bureaucratiques, ne parvient ni à décider ni à agir : puissance économique en perte de vitesse, elle ne réagit pas ; elle s’est vendue à Trump pour un plat de lentilles et le paiera cher, abimant le peu de crédibilité qu’elle avait dans le domaine de la défense ou sur le plan géopolitique, sans pour autant avoir une certitude sur la stabilité de ses relations commerciales ; cette capitulation n’est pas la première et peut se reproduire. Le pire est peut-être que l’Europe fait semblant, semblant d’appliquer le rapport Draghi, semblant de rester ferme face à Trump, semblant de construire une politique de défense, semblant de défendre l’Ukraine et semblant de résister à la vague antiécologique. L’équipe en place en est responsable et, au premier chef, la Présidente de la Commission, autocrate opportuniste, ainsi que la Haute-représentante pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité, fade et dépourvue d’énergie. Mais les États le sont aussi : face aux désordres du monde, leur incapacité à s’organiser menace l’avenir.

L’Europe :  soumission et vaine rhétorique

 La capitulation, ce sont les hommes politiques qui en parlent le mieux, comme en témoigne la tribune de Dominique de Villepin du 29 juillet 2025 dans Le Grand Continent, intitulée L’Europe après le jour de la dépendance : il rappelle les termes de l’accord commercial passé entre l’Europe et les États-Unis, où la première accepte de multiplier par trois les droits de douane qu’elle supportait précédemment, sans en imposer aucun en retour aux importations américaines, ce qui est contraire aux intérêts européens puisque cela incite les industries européennes à s’installer outre-Atlantique. Ce diktat s’accompagne d’une promesse de l’Union d’investir 600 Mds aux États-Unis, alors même que, sur son propre territoire, l’Europe a un besoin crucial d’investissements qu’elle ne parvient pas à mettre en route, et de l’engagement de tripler ses achats de produits énergétiques, notamment de GNL, dont le prix était en 2024 à peu près 4 fois plus cher que celui du gaz européen, au moment même où l’Union s’était engagée à baisser sa consommation de gaz. Au demeurant, la Commission n’a aucun pouvoir pour engager les États en ce domaine : ce sont eux qui décident de leur approvisionnement.

La portée de l’accord dépasse son caractère commercial. Il affecte également la souveraineté de l’Europe, en lui faisant promettre d’acheter du matériel militaire américain alors qu’elle prétend vouloir développer sa propre base industrielle de défense. « Tous les grands discours prononcés depuis 2019 sur la nécessité d’une Europe plus souveraine n’auront pas survécu à cette première épreuve », dit D. de Villepin, qui nous promet, sans grand risque de se tromper, qu’elle sera suivie d’autres humiliations, puisque rien n’est plus plaisant au vainqueur que d’exiger toujours davantage d’une victime qui baisse la tête.

L’Europe, qui pouvait résister, a cru acheter alors la fin d’une incertitude pénalisante pour ses entreprises et s’est réconfortée en se rappelant que les droits de douane sont en grande partie payés par le pays importateur. L’Union a également laissé entendre qu’elle avait cédé parce que d’autres enjeux étaient menacés, notamment l’attitude américaine envers l’Ukraine. En réalité, sur ce sujet, on a vu plus tard, au sommet d’Anchorage, de quel côté penchait le cœur de Trump. Surtout, D. Trump a laissé entendre qu’il pourrait augmenter les droits sur les exportations européennes si l’Europe tentait d’imposer des règles aux GAFA. L’accord n’est même pas durable.

En réalité, ce que l’Europe a montré à tous, c’est que l’on pouvait lui marcher dessous : chacun l’a compris en écoutant le discours d’Ursula von der Leyen, expliquant devant D. Trump qu’elle jugeait normal de « rééquilibrer » le déficit commercial américain sur les biens, ce qui est absolument contraire à la règle du jeu du monde libéral qu’elle est censée défendre  et que, si on y joint les services, le déficit entre l’Europe et les États-Unis se réduit fortement. Rappelons qu’en 2019, la Présidente de la Commission avait été élue sur un projet comportant la promesse d’une Europe plus forte sur la scène internationale, qui « reprenne un rôle de leader » et « agisse de manière plus stratégique ». Bravo.

Les lâchetés, l’Europe en a montré d’autres depuis plusieurs mois. Lors du sommet de l’OTAN de juin 2025, D. Trump a tordu le bras de ses alliés européens qui ont tous promis, pour lui plaire, d’augmenter leur effort de défense à 5 % de leur PIB. L’engagement (divisé en 2 pour gagner un peu en confusion, 3,5 % pour les dépenses militaires et 1,5 pour la protection des infrastructures stratégiques) est fallacieux, presque ouvertement, tout autant que « l’engagement sans faille en faveur de la défense collective » promis par D. Trump dans le communiqué final. Mais tout le monde a promis. Par flagornerie, aucun pays n’a proposé d’évoquer la Russie et l’Ukraine dans le communiqué final puisque D. Trump ne le voulait pas.  Le secrétaire général de l’OTAN a même félicité le Président américain d’avoir réussi à faire payer les autres pays alors que ses prédécesseurs n’y étaient pas parvenus. C’est le même qui, le mois suivant, parrainera un accord tendant à ce que les États-Unis vendent aux Européens les armes nécessaires à l’Ukraine. Les consciences sont souples.

Plus fondamentalement encore, l’Europe a dès lors accepté de ne plus avoir d’autre rôle que passif dans les grands conflits planétaires : le destin de l’Ukraine ou celui des Palestiniens se jouera à Washington. Au vu des tentatives sans suite tendant à sanctionner Israël pour sa conduite des opérations à Gaza, l’on mesure l’incapacité de l’Union, dans un monde qui impose réactivité et sens de l’urgence, à simplement décider : en juillet 2025, le Conseil des ministres européens des Affaires étrangères a reconnu qu’Israël avait enfreint l’article 2 de l’accord de coopération qui le lie à l’Union, qui porte sur le respect des droits humains : cette violation devait entraîner, aux termes du traité, la suspension de la coopération. Pourtant, aucune sanction n’a été décidée. Le communiqué final a mentionné qu’Israël avait promis de reprendre l’aide humanitaire, promesse bien évidemment sans suite, et ce mensonge a suffi.

L’on peut également évoquer les reculs d’Ursula von der Layen sur la politique du Green deal censée être la grande affaire de son mandat : dès que les agriculteurs et la droite se sont mobilisés contre les quelques normes qui verdissaient (un peu) la PAC ou tentaient de protéger les forêts, elle a reculé. Cet été, dans la perspective de la COP 30, l’Europe a peiné à s’engager sur un objectif de baisse des émissions de GES à horizon 2035 et s’est accordé sur une fourchette large, comme si elle ne savait plus trop où elle allait. De même, l’on ne sait pas aujourd’hui comment l’Union va réagir à la vague de produits chinois qui arrive sur son sol. L’Europe y travaille, mais lentement : les industriels européens la pressent mais elle hésite, elle ne sait pas trop.

En septembre 2025, dans un discours « sans âme ni vision » sur l’état de l’Union (selon les termes du Courrier international), en tout cas sans stratégie globale, la présidente de la Commission européenne s’est voulue martiale : chaque cm2 du territoire européen sera défendu, la solidarité avec l’Ukraine sera indéfectible, l’Europe gagnera son indépendance énergétique (un mois plus tôt, elle promettait le contraire à D. Trump) et les ministres israéliens racistes seront sanctionnés (c’est plus simple de viser des individus que de s’opposer à une politique). Elle a évité de parler des produits chinois qui inondent le marché européen. Comment mieux illustrer l’absence de courage et de franchise de la parole politique ?

L’Europe décroche

 Sur le plan économique, la prise de conscience du décrochage économique de l’Europe date sans doute du rapport Draghi de septembre 2024. De fait, même s’il y a eu des alertes antérieures, c’est à partir de 2024 que les constats se multiplient, tous concordants. Un Policy brief de l’OFCE du 30 septembre 2025 rappelle d’abord l’ampleur du recul : la baisse du PIB/habitant européen en parité de pouvoir d’achat par rapport à celui des USA ne paraît pas très importante pour l’ensemble de l’Union (de 76,4% à 75,1% du PIB américain de 2000 à 2025), mais elle est plus prononcée pour la zone euro (de 84,8 à 78,4) et surtout pour les principales puissances économiques européennes : de 93,3 % à 88,1% pour l’Allemagne, 87,9% à 77,6% pour la France, pire encore pour l’Italie et l’Espagne. De plus, en Europe comme aux États-Unis, les parts de marché à l’exportation dans le monde diminuent au bénéfice d’une Chine passée en 25 ans de 3 % à plus de 11 % aujourd’hui. L’OFCE, comme d’autres experts (cf. notamment l’article de P. Artus « La faiblesse de l’économie européenne, ses causes et ses conséquences) incrimine au premier chef l’amplification des écarts de croissance et de productivité du travail, qui va aujourd’hui du simple au double, en particulier dans trois secteurs, l’information et les communications, les industries manufacturières, le commerce et la réparation automobile. Ces écarts sont liés à un sous-investissement européen marqué, en R&D, en équipements et en recours aux TIC, d’où en Europe des gammes de produits « entravées » qui en restent à des technologies matures. La question n’est donc pas celle d’un volume de travail par tête qui serait inférieur à celui des USA, comme les moralisateurs de droite (et le gouvernement Bayrou) aimeraient à le faire croire, ni celle de la désindustrialisation (les États-Unis la subissent encore plus fortement que l’Europe). L’OFCE recommande que l’Union, au lieu de mener une politique « horizontale » d’appui aux entreprises et de baisse des charges, cible certains secteurs précis, se préoccupe moins des intérêts nationaux et fasse émerger « un intérêt européen », voire encourage le développement de « champions européens » avec des structures de gouvernance fiables et des objectifs précis. C’est une vraie politique industrielle qu’il faut mener, au nom de l’Europe et pour elle.

Le discours de M. Draghi, invité à célébrer l’anniversaire de la remise de son rapport en septembre 2025, a été plus brutal, d’autant que ses préconisations de 2024 n’ont quasiment pas été mises en œuvre : il a appellé les dirigeants européens à financer de manière urgente des projets stimulant la productivité. Il leur a demandé de cesser de construire « une puissance réglementaire » incapable d’avancer et, dans les domaines clefs, de favoriser une Europe se comportant davantage comme une fédération et non une confédération : « Notre modèle de croissance s’essouffle. Les vulnérabilités s’accumulent. Et il n’existe pas de voie claire pour financer les investissements dont nous avons besoin ».

Sur le plan militaire, le constat d’une stagnation est le même : les besoins (mise à niveau des armements et des hommes), mesurés début 2025 par une étude de l’Institut Brueghel, nécessitent un effort supplémentaire annuel de 250 Mds de l’ensemble des pays européens. L’Europe a évoqué une somme de 800 Mds sur 4 ans, dont en réalité 650 seraient à la charge des États et 150 à la charge de l’Europe, mais sous forme de prêts qui bénéficieraient de la clause de sauvegarde (ils ne compteraient pas dans la mesure du déficit des États). Il ne s’agit donc que d’incitations, en aucun cas de « plan de financement ». Sur l’effort futur auquel va s’engager l’Europe, personne n’a les idées claires : le cadre financier pluriannuel présenté cet été pour la période 2028-2034 prévoit un net effort sur la politique de défense mais les États membres, qui envisagent toujours avec enthousiasme de renforcer l’autonomie de l’Europe et les investissements de défense, n’ont pas le même élan pour augmenter ses ressources : ils vont se déchirer sur les économies à faire sur la PAC ou les dépenses de cohésion et à la fin, avanceront lentement, dans un an, dans deux ans, vers un compromis bâtard.

Au demeurant, à quoi servent des moyens financiers sans stratégie ? Dans le domaine de la défense, chacun voit bien que les outils européens pour développer une industrie de défense et encourager les achats en commun sont modestes et peu utilisés. Sur l’avenir, la Fondation Robert Schumann a publié le 15 septembre 2025 une analyse intitulée Les quatre défis de la défense européenne : sont nécessaires une cohésion accrue qui conduira à éviter les achats extra-européens et à veiller à la cohérence stratégique des armements ; un soutien enfin décisif à l’Ukraine, non pas pour  qu’elle ne tombe pas, comme l’Union le fait depuis le départ, mais pour qu’elle gagne ; un renforcement du « pilier européen de l’OTAN »  et la création d’une structure de commandement militaire européen dans ce cadre (ou à côté).

Bien évidemment, ce ne sont là que des mots, entendus dix fois et dont on ne voit pas bien concrètement ce qu’ils recouvrent et comment s’y engager : pour autant, une grande part de ces axes sont évoqués dans Le Livre blanc de la défense européenne publié en mars 2025.

En réalité, les politiques de défense dépendent toujours des États et ceux-ci ne partagent pas la même vision de l’avenir : certains voient le découplage Europe/États-Unis s’annoncer, d’autres n’y croient pas ou se sentent trop démunis pour s’engager ailleurs ; les capacités militaires sont disparates ; souvent, les moyens manquent ; la coordination d’une politique de défense européenne avec l’OTAN paraît peu évitable mais croit-on vraiment que l’Europe puisse utiliser à ses propres fins les structures de commandement de l’OTAN ? Tout manque : des institutions qui construisent une politique et en surveillent l’application, une structure de commandement, des moyens pour développer une base industrielle fragile et, surtout, la volonté concrète d’avancer.

Une Europe dépassée, inadaptée au monde tel qu’il est devenu

 Dans une intervention intitulée Comprendre la faiblesse de l’Union européenne sur la scène internationale, un directeur de recherche à l’IRIS, Federico Santopinto, notait récemment que l’Europe, adaptée à un monde régulé par des lois, des accords, des traités, ne l’est pas à un monde de rapport de forces où le droit international disparaît. « Elle n’est pas outillée pour la contrainte », dit-il, tout simplement parce que ce n’est pas un gouvernement.

D. de Villepin a raison souligner en outre qu’elle est constamment divisée : même dans le cadre de la négociation d’un accord commercial crucial avec les États-Unis où l’unité était capitale, ni l’Allemagne, ni l’Italie n’ont pu s’empêcher de faire passer le message qu’ils seraient souples, tandis que les pays de l’est européen faisaient savoir que leur principal souci, c’était la protection militaire, pas le commerce. Au-delà, l’Europe se vit, dit-il, comme un modèle « post-historique », où le droit et le commerce remplaceraient la puissance : elle n’a pas compris ce qui s’est passé lors de la crise ukrainienne de 1994 et n’y a pas réagi ; elle ne s’est pas opposée aux sanctions qu’a décidées D. Trump à l’égard de l’Iran quand il s’est retiré de l’accord nucléaire iranien, ce qui a obligé les entreprises européennes à s’y plier ; elle a, dans la perspective de l’arrivée au pouvoir de Trump, adopté un « Instrument anti-coercition » pour pouvoir mettre en place rapidement des mesures de rétorsion à l’égard de quiconque la soumettrait à un chantage commercial illicite…et elle ne s’en est pas servie.

Qui croira que l’Europe pourra se transformer, modifier sa gouvernance et ses règles de décision, se lancer dans un programme audacieux d’investissements financés de manière mutualisée et ciblés pour obtenir des gains de productivité, confier à une avant-garde de quelques pays la gestion de crises, comme l’envisage D. de Villepin ? Que ses institutions pourraient changer pour se rapprocher d’un gouvernement fédéral sur les questions cruciales que sont la croissance et la politique de défense ? L’on a du mal à croire à une telle révolution. Bien sûr l’on sait depuis Tocqueville que révolution ne signifie pas toujours rupture et consiste parfois à enfin concrétiser une évolution déjà accomplie dans les esprits. Mais ici, les esprits ne sont pas prêts à admettre une Europe plus intégrée et moins évanescente.  Peut-être Trump et Vance ont-ils raison : l’Europe, enivrée d’elle-même, qui se prend pour le parangon de la civilisation mais hésite à agir, serait en réalité vaine, superficielle, dépendante, en déclin : alors que sa sécurité est menacée et que son projet est remis en cause, elle s’agite mais ne comprend rien et ne parvient pas à construire un autre avenir.

Pergama, le 13 octobre 2025