Face à la Russie, décider d’être actif, enfin

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24 novembre 2025

Face à la Russie, décider d’être actif, enfin

Quatre chercheurs de l’IFRI, Institut français des relations internationales, Marc-Antoine Eyl-Mazzega, Tatiana Kastoueva-Jean, Paul Maurice, Dimitri Minic et Élie Tenenbaum, ont évalué, dans un rapport publié en novembre, les rapports de force entre l’Europe et la Russie, dans la perspective d’un conflit qui est, selon eux, inéluctable. Les objectifs de la Russie vont en effet au-delà de l’Ukraine, dont V. Poutine veut l’asservissement et les experts n’ont aucun doute sur ses ambitions : la Russie veut modifier l’équilibre européen, affaiblir, voire rendre caduque, l’alliance militaire entre pays occidentaux et devenir la puissance dominante de l’Europe. Si l’Ukraine flanchait et si la cohésion des pays de l’alliance atlantique s’affaiblissait, le risque d’une confrontation, militaire ou sous d’autres formes (commençant éventuellement par une confrontation non militaire ou par une escalade graduée à la suite d’un incident) deviendrait fort : l’objectif de V. Poutine est certes de ramener certains territoires (Ukraine, États baltes, Géorgie, Moldavie) dans la sphère d’influence de la Russie mais aussi d’affaiblir l’Occident.

Le rapport confronte donc les forces européennes et russes dans quatre domaine, l’économie, les forces militaires, la capacité de résilience, les alliances et soutiens dans le monde.

Sur le plan économique, l’Europe a absorbé le choc de la rupture avec une de ses principales sources d’approvisionnement énergétique. Elle a changé ses fournisseurs et accéléré sa transition énergétique. Sur le long terme, son économie a des faiblesses (elle doit augmenter ses investissements, développer certains secteurs industriels, réduire sa dépendance envers la Chine, définir plus clairement ses priorités budgétaires) mais aussi de solides atouts. La Russie à l’inverse est, en 2025, dans une situation délicate, alors que 2022 à 2024, elle s’en est plutôt bien sortie, trouvant d’autres débouchés pour vendre son énergie (les prix étaient élevés), contournant les sanctions, s’imposant une discipline budgétaire rigoureuse. Aujourd’hui, ses recettes d’exportation diminuent, son déficit budgétaire augmente, elle manque de liquidités, de main d’œuvre et parfois de pièces de rechange et l’inflation est très élevée, ce qui pèse lourdement sur la population. La fin prochaine des achats de gaz par les pays européens (en 2026 et 2027) sera un coup supplémentaire difficile. Son économie dérive aujourd’hui vers la stagflation.

Sur le plan militaire, la position de l’Europe « n’est pas optimale ». La Russie la domine dans le domaine terrestre (en fait dans l’aéro-terrestre), avec davantage d’effectifs, de puissance de feu (artillerie et drones) et de capacité de résistance, même si les soldats européens sont mieux formés et mieux encadrés. La Russie produit en masse des armes et des munitions et bénéficie du ravitaillement de ses alliés.  L’Europe manque quant à elle de stocks de munitions, a des faiblesses en termes de défense sol-air contre missiles et drones et dans la capacité d’acheminement et de mobilité. En revanche, elle bénéficie d’une supériorité dans l’aérien et le naval et a de l’expérience en termes d’interopérabilité des forces.

Pour combler ses lacunes, l’Europe doit agir : augmenter ses dépenses militaires, suivre une stratégie industrielle plus dynamique (la léthargie domine) pour mettre fin à certaines pénuries et à des politiques d’équipement fragmentées et peu cohérentes, limiter sa dépendance face aux États-Unis et prendre des contre-mesures plus fermes sur la guerre hybride : elle doit montrer qu’elle est prête à se battre, y compris sur ce dernier plan, où la Russie utilise tout un arsenal agressif pour manipuler psychologiquement les occidentaux et les convaincre qu’ils sont assiégés. C’est la volonté d’avancer concrètement et fermement qui manque à l’Europe et lui a déjà fait perdre beaucoup de temps.

En termes de résilience politique et sociale, la Russie paraît plus forte : régime dictatorial, concentré entre quelques personnes, qui contrôle la richesse (production énergétique), institutions faibles, propagande constante, répression sévère et grande résilience de la population, par patriotisme, habitude de la souffrance et des restrictions et faible valorisation de l’individu. Les Russes acceptent le régime et très peu souhaitent une démocratie. L’Europe, quant à elle, est lente à s’adapter, le débat public y est ouvert et des crises internes la menacent. Mais la Russie est gagnée par la lassitude, son vieillissement s’accélère, certaines régions souffrent davantage. Elle reste exposée à un risque de changement chaotique. Hormis certains secteurs, sa capacité d’innovation est limitée et sa population est sous-éduquée.

Enfin, s’agissant des alliances, la Russie s’appuie sur un réseau anti-occidental, Chine, Iran, Corée du nord, et sur des sympathies dans le « sud global », voire en Europe. Elle a réussi à rallier certains régimes africains en s’appuyant sur un discours anticolonial. Toutefois, elle devient excessivement dépendante de la Chine, l’Iran est affaibli, la Syrie a renversé son dictateur, certaines populations européennes résistent aux manœuvres russes et l’efficacité de la présence russe en Afrique est davantage questionnée aujourd’hui.  L’Europe bénéficie quant à elle d’un réseau d’alliances économiques et stratégiques serré et surtout de la protection de l’OTAN. Mais elle est affaiblie par son incapacité à protéger des pays attaqués par la Russie (Géorgie, Moldavie), par ses relations difficiles avec l’Afrique et les pays du sud, qui veulent être traités sur un pied d’égalité. La question de la solidité de l’OTAN est fondamentale.

La conclusion est claire : la Russie est dans une posture hostile, veut dominer l’Europe et lui inspirer de la peur pour étendre son hégémonie. Elle envisage un conflit, pas nécessairement sous une forme militaire, éventuellement sous une forme mixte, sabotages et assassinats. Elle est aidée par la montée des populismes en Europe et par la guerre hybride qu’elle mène et compte intensifier. Face à ce constat, la posture défensive et mesurée de l’Europe ne suffit pas : elle doit adopter une position proactive, démontrer sa capacité à soutenir l’Ukraine et sa volonté politique d’organiser sa propre défense, organiser la lutte contre la guerre hybride de manière plus agressive et plus rigoureuse. Pour l’instant, c’est cette volonté qui lui manque, essentiellement parce qu’elle est une confédération à 27. Compte tenu des évolutions en cours aux États-Unis, il est urgent qu’elle passe à l’acte.