La Cour des comptes publie, en ce mois de décembre 2025, un rapport sur L’évaluation de la politique de lutte contre la corruption et des atteintes à la probité dans le secteur public ou privé. La Cour entend répondre à trois questions : a-t-on une connaissance précise du phénomène ? Quelle efficacité du dispositif mis en place et des actions menées pour le prévenir et le détecter ? Les réponses administratives et pénales permettent-elles de le sanctionner efficacement ?
A la première question, la réponse est non, à vrai dire sans grande surprise : par définition, la corruption est un phénomène caché. Les indices utilisés pour la mesurer au niveau international, en particulier le premier d’entre eux, l’indice de perception de la corruption de Transparency international, se fondent sur des évaluations d’experts et des enquêtes d’opinion nécessairement approchées. Les réponses aux questions des sondages sur la corruption en France ne sont pas fiables : elles sont influencées par les sentiments, méfiance ou confiance selon le niveau des élus, que ressentent les Français à l’égard des responsables politiques. Ces sentiments se conjuguent, au demeurant, avec une certaine tolérance, au moins envers certains actes d’atteinte à la probité. Les faits enregistrés par les forces de l’ordre sont en hausse mais en nombre assez faible (934 en 2024, toutes causes confondues, corruption, détournement de fonds publics, prises illégales d’intérêts, favoritisme) et les condamnations oscillent chaque année entre 350 et 400. Les enquêtes de victimation donnent des chiffres faibles avec de fortes variations : le phénomène n’est pas massif, ce qui le rend plus difficile à mesurer.
Le cadre juridique de lutte contre la corruption est multiforme.
Il existe un dispositif spécifique dans la sphère politique depuis 2013 : création de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) et obligations de déclaration d’intérêts et de patrimoine des élus. Le parquet national financier (PNF), créé la même année, a des missions larges : il est spécialisé en matière de fraude fiscale et de délinquance économique et financière pour les cas graves ou complexes, aidé par un service de police spécialisé (Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales).
La Commission nationale des comptes de campagne et les juridictions financières (Cour des comptes et chambres régionales) jouent quant à elles un rôle sur la vérification des comptes publics.
Parallèlement, depuis 2016, la loi Sapin 2, adoptée en partie pour répondre aux critiques de l’OCDE sur la faiblesse en France de la lutte anti-corruption, impose aux grandes entreprises et aux services publics de mettre en place des dispositifs internes pour prévenir et détecter la corruption, sous l’égide d’une Agence française anti-corruption (AFA). Une convention judiciaire d’intérêt public est parallèlement créée, qui permet des amendes transactionnelles. Enfin, la loi prévoit un statut pour les lanceurs d’alerte, amélioré en 2022.
L’efficacité du dispositif d’ensemble est jugée inégale et plutôt faible.
Les professions réglementées, en charge de signaler les atteintes à la probité, signalent peu (626 signalements en 2024). Il en est de même des lanceurs d’alerte (802 signalements en 2024), peut-être parce qu’ils se sentent encore insuffisamment protégés, peut-être, dans le secteur public, faute d’un dispositif d’alerte correctement formalisé (indication d’une plate-forme ou d’une adresse mail qui recueille les alertes). Les associations « anticorruption » sont très utiles mais elles doivent être agréées par le Ministère de la justice et, ces dernières années, deux des trois grandes associations ont rencontré des problèmes pour obtenir leur agrément, la plus célèbre, Anticor, ayant dû avoir recours à la justice pour l’obtenir, au terme de divers blocages dont la bonne foi n’est pas évidente.
Dans le secteur privé, les enquêtes de l’AFA montrent une dynamique positive des outils de prévention prévus par la loi Sapin 2, que les grandes entreprises semblent s’être appropriés. Le bilan est pour autant difficile à établir : des dispositifs peuvent être formellement mis en place mais fonctionnent-ils effectivement et ont-ils l’appui nécessaire des décideurs ?
La Cour se pose moins de questions sur la conformité à la loi du secteur public : soumis à des obligations moins précises, il est, selon les contrôles de l’AFA, en retard partout, au niveau local comme national. Des progrès sont certes constatés dans les grandes collectivités, moins dans les communes, surtout les petites : les élus s’impliquent peu. Quant aux ministères, malgré des risques avérés dans certains secteurs (douanes, police, administration pénitentiaire), seules quelques mesures ont été engagées récemment (cartographie des risques, inscription parmi les risques professionnels). La Direction des finances publiques est la seule à s’être dotée d’un dispositif complet de prévention, Charte de déontologie et contrôles internes poussés. Au final, la Cour constate que les deux obligations légales du secteur public (mise en place d’un dispositif d’alerte et de référents déontologues) ne sont pas respectées.
Pourtant, récemment, certaines administrations très concernées par le risque ont, semble-t-il, décidé de réagir. La police, la gendarmerie, les douanes, l’École nationale des greffes, l’administration pénitentiaire ont renforcé leurs dispositifs de formation sur la question de la corruption. Reste à développer les outils (détection des consultations illicites de fichiers pour la police nationale, traçage des badges dans les aéroports…) et les contrôles : on sait que certains facteurs (encadrement défaillant parce qu’inexpérimenté ou au contraire trop ancien) favorisent la corruption dans les services préfectoraux de délivrance des titres. La douane recommande des durées maximales dans certains postes sensibles mais les autorités de police qui envisagent de mettre en place cette même disposition se heurtent à la résistance des personnels.
Quant aux sanctions, le système révèle toute sa faiblesse.
Les sanctions disciplinaires du secteur privé ne sont pas connues et celles du secteur public (256 en 2023 pour manquements à la probité dans la fonction publique d’État) sont très peu nombreuses.
L’AFA, qui pourrait sanctionner le non-respect des obligations de la loi Sapin 2 (pas les personnes), préfère le dialogue et l’incitation. La Commission des comptes de campagne peut diminuer le remboursement de l’État aux partis en cas de comptes jugés inexacts (elle l’a fait dans 13 % des dossiers transmis lors des dernières législatives) mais les limitations qu’elle rencontre dans ses contrôles rendent cette donnée peu fiable. Quant à l’HATVP, elle ne dispose pas du pouvoir de sanction et doit transmettre aux parquets ses signalements. Les poursuites sont rares, lentes et, quand elles ont lieu, les peines sont légères. L’HATVP réclame au moins la possibilité de prononcer des sanctions administratives lorsque le manquement est évident (par exemple en l’absence de déclaration).
Pour ce qui est des poursuites pénales, le PNF traite le haut du spectre financier et les atteintes à la probité représentent désormais la moitié de son activité (357 dossiers aujourd’hui contre 76 en 2014). La durée moyenne de son instruction s’allonge (2 ans aujourd’hui). Ailleurs, le traitement est inégal et parfois très insuffisant. Les moyens sont plus contraints et surtout le déficit d’enquêteurs et de magistrats spécialisés est créateur de dysfonctionnements : dossiers non traités et classés faute que quelqu’un de compétent les ait regardés, délais interminables, sanctions plus légères que pour d’autres infraction en l’absence d’une instruction compétente.
Ainsi, nombre de dossiers ne sont pas traités et finalement classés : près de la moitié des dossiers transmis à la justice pour des atteintes à la probité ne donne lieu à aucune poursuite. Les magistrats reconnaissent que le déficit d’instruction est souvent à l’origine du motif de classement pour « infraction insuffisamment caractérisée » : l’affaire n’est alors pas transmise au tribunal. Lorsque des poursuites ont engagées, 26 % des dossiers donnent lieu à relaxe, 4 fois plus qu’en moyenne d’ensemble, très probablement à cause de la technicité du dossier et de l’inégalité de moyens entre les juges et les avocats.
De plus, les délais de jugement s’allongent sur de telles affaires, de manière disproportionnée (6 ans en première instance, plus de 8 ans avec l’appel).
Les sanctions prononcées sont limitées : les condamnations entre 2010 et 2020 pour atteinte à la probité ont été, pour près de la moitié, des peines d’emprisonnement avec sursis, pour 20 % des amendes et, pour 17 % seulement, des peines de prison ferme. Aucune circulaire sur la politique pénale en cas d’atteinte à la probité n’a été publiée depuis 10 ans : au-delà de la définition d’une échelle de peines appropriée, un tel texte pourrait préconiser d’avoir davantage recours aux confiscations.
Les recommandations de la Cour sont donc nombreuses : fiabiliser les indicateurs de mesure de la corruption (AFA) ; modifier le dispositif d’agrément des associations de lutte contre la corruption (définition de critères précis, durée de validité plus longue, avis de la HATVP pour que le Ministère de la justice ne soit pas seul à décider) ; veiller à ce que le secteur public remplisse ses obligations légales ; dans les secteurs publics exposés, travailler à des outils de détection ; définir et diffuser une doctrine en matière de sanctions disciplinaires dans le secteur public ; élaborer une politique pénale dans le domaine des atteintes à la probité ; renforcer les moyens d’expertise en ce domaine dans les territoires (enquêteurs spécialisés et magistrats formés). Bref, une vraie stratégie de lutte…