Menaces sur la biodiversité: peut-il se passer (enfin) quelque chose?

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Menaces sur la biodiversité: peut-il se passer (enfin) quelque chose?

En vue de la COP 15 sur la biodiversité qui doit avoir lieu en Chine en 2020, s’est tenue il y a quelques jours, à Paris, la réunion plénière de l’IPBES (Plate-forme intergouvernementale scientifique et technique, formée de membres de l’ONU, sur la biodiversité et les services écosystémiques). L’IPBES a présenté non pas un rapport (il ne sera diffusé que dans quelques mois) mais un « résumé à l’attention des dirigeants » sur la situation de la biodiversité au niveau mondial. Le constat est dramatique et les scientifiques plaident pour une action urgente. Pour autant, il est probable qu’il ne se passera rien ou quasiment rien, notamment en France où les avancées sont dérisoires. Comment expliquer cette inaction et peut-on y mettre fin ?

Les menaces

Le document de l’IPBES est écrit dans un style difficile, abondance de généralités, profusion de chiffres alarmistes et conclusions à l’optimisme forcé : les rédacteurs se démènent pour concilier sombre constat et encouragement à l’action.

On retient d’abord un déluge de données inquiétantes dont le détail nous parle moins que la coloration tragique : des 100 000 espèces évaluées, un quart est menacé d’extinction ; l’extrapolation de ces données conduit à estimer que, sur les 8 millions d’espèces existantes, un million sera également en danger dans les prochaines décennies. La responsabilité en incombe à l’homme : la dégradation est liée pour une part au changement climatique, dont l’aggravation va restreindre les zones de vie et qui, de plus, favorise le développement d’espèces envahissantes prédatrices. Mais le climat aggrave surtout d’autres causes : 75 % du milieu terrestre et 66 % du milieu marin sont sévèrement altérés par les activités humaines. Les causes principales du déclin de la biodiversité sont l’urbanisation et l’expansion des terres agricoles, qui ont détruit les habitats naturels des espèces sauvages, et la surexploitation des ressources (sol, forêts, océans). Le changement climatique vient ensuite, puis la pollution et enfin les espèces exotiques envahissantes. Le rapport fourmille de données sur l’extension des zones urbanisées, la dégradation des sols, la disparition des pollinisateurs, la surexploitation des poissons, la pollution des eaux et des boues par les plastiques, les métaux lourds et les engrais, l’apparition de zones mortes dans les océans dont la taille est égale à celle du Royaume-Uni. Il insiste sur les conséquences pour l’homme des évolutions en cours, dangereuses pour son alimentation, l’accès à l’eau, les médicaments qu’il tire de la nature : la raréfaction de ces « services » causera conflits et déplacements de population…

Quid des 20 objectifs fixés en 2010 ?

 En 2010, la COP 10 de Nagoya a adopté 20 objectifs stratégiques, dits « objectifs d’Aichi ». Les 193 « parties » signataires (dont la France) se sont ainsi engagées, d’ici à 2020, à mettre fin aux subventions néfastes à la biodiversité, à protéger les stocks de poisson pour éviter la surpêche, à gérer toutes les zones agricoles et d’aquaculture de manière durable et à ramener la pollution à un niveau sans effets néfastes sur les écosystèmes. Peu d’objectifs étaient chiffrés : toutefois, au moins 17% des zones terrestres et des eaux intérieures et 10% des zones marines et côtières devaient faire partie de zones protégées.

Le rapport de l’IPBES en fait le bilan, repris et commenté dans une note de l’IDDRI, Institut du développement durable et des relations internationales[1]. Il en ressort quelques points positifs : les pays ont adopté des textes tendant à protéger la biodiversité ; la prise de conscience progresse dans l’opinion publique ; les objectifs chiffrés de protection des zones terrestres et marines sont en passe d’être atteints ; la surface des forêts augmente ; le volume des productions « sous label environnemental » (bois, poissons) augmente aussi ; le commerce des espèces protégées diminue. Pour autant, les objectifs principaux (suppression des subventions nocives, fin du déclin des espèces, gestion durable des espaces de production, diminution de la pollution, restauration des écosystèmes) ne sont pas atteints et la situation s’est même aggravée. L’IDDRI note que les améliorations positives sont moins favorables qu’il n’y paraît : le niveau de protection des aires protégées est faible ; la progression des forêts est due à des plantations : dans les faits, la déforestation s’amplifie ; le volume des pesticides utilisés augmente. Au final, l’IDDRI estime que c’est la protection « formelle » qui a progressé : les gouvernants répondent sous cette forme à la demande plus pressante de l’opinion publique mais n’agissent pas sur l’application concrète des intentions proclamées parce qu’elle remettrait en cause la conception même qu’ils ont du développement économique. Même dans les zones protégées, le droit n’est pas appliqué : la pollution et les trafics illégaux y augmentent.

L’on a vu venir, de longue date, l’échec du protocole de Nagoya, entré en vigueur en 2014 seulement : la Conférence de Cancun en 2016 a noté que les indicateurs sur l’extinction des espèces étaient mauvais. De fait, un rapport de WWF montrait en 2014 que, en 40 ans, plus de la moitié des vertébrés avait disparu. Les conclusions de Cancun indiquaient que les objectifs de Nagoya risquaient fort de pas être atteints. En mars 2018, un rapport de l’IPBES dressait un tableau très sombre des « services écosystémiques » dans les 5 « grandes régions » du monde. Le rapport 2019 reprend donc des constats connus : les espèces disparaissent, l’exploitation de l’espace se poursuit au bénéfice de l’homme et au détriment de la vie sauvage, l’avenir est menaçant.

 Quelles préconisations aujourd’hui ?

Le rapport indique qu’il n’est pas trop tard pour agir mais à condition d’avoir recours à un « changement transformateur » fondamental à l’échelle de l’ensemble du système (nous dirions « systémique »), touchant les facteurs technologiques, économiques et sociaux, seul à même, dans les scénarios étudiés, de contrer les conséquences, pour l’homme comme pour la nature, de la poursuite des dégradations constatées. La lecture des préconisations crée toutefois un malaise : trop de généralités, trop de rappels simplets à la nécessité de « penser au bien de tous », trop de conseils 100 fois répétés et dont on sent bien qu’ils susciteront une adhésion superficielle et factice, pas assez d’analyse des causes de l’indifférence des décideurs.

Le ton des commentaires de IDDRI est plus crédible parce que plus concret, affirmant des priorités et donc traçant un chemin : outre l’impératif, au niveau mondial, de conforter les peuples indigènes et les collectivités qui exploitent raisonnablement la nature et ainsi la protègent, la priorité, dit-il, est de modifier le modèle agroalimentaire : diminution de la consommation de viande et de l’usage de pesticides, resserrement des surfaces agricoles. Il demande par ailleurs que les engagements à prendre en 2020 soient plus concrets, plus précis et qu’il soit possible d’en suivre et d’en évaluer la réalisation. Comme pour la lutte contre le réchauffement climatique, l’aide au développement doit intégrer la protection de la biodiversité. Mais comment arrête-t-on la déforestation organisée par les Etats en Amérique du Sud ou en Asie pour élever du bétail ou produire de l’huile de palme ? Le refus du consommateur d’acheter en Europe de tels produits n’est-il qu’une utopie ?

Que fait la France ?   

La loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages du 8 août 2016 a marqué quelques progrès : elle a institué la notion de « compensation écologique », qui tend à ce que le niveau de biodiversité reste identique avant et après un projet d’aménagement  (l’application en est souvent décevante, la notion d’équivalence étant imparfaitement appliquée) ; elle crée une agence de la biodiversité en charge de missions de surveillance et d’expertise, qui rationalise le dispositif des agences de protection de certains parcs ou aires aquatiques ; elle interdit les néonicotinoïdes (qui tuent, notamment, les abeilles) à compter de septembre 2018, mais, il est vrai, avec des dérogations dans certains cas jusqu’en 2020 (c’est le début du discours : « on laisse le temps aux agriculteurs de changer leurs pratiques… ») ; elle améliore enfin la protection des espaces protégés. Il n’y a pas besoin de mentionner le refus d’une taxe sur l’huile de palme pour comprendre que la loi ne modifie pas la gestion de l’agriculture, ne dit rien sur l’artificialisation des sols, et, au final, poursuit des ambitions ponctuelles utiles sans marquer de tournant politique évident. Elle a pourtant eu du mal à être adoptée : les lobbies se sont particulièrement fait entendre au Sénat, qui ont obtenu que l’interdiction des produits tueurs d’abeilles soit reculée et que l’interdiction de la pêche au chalutage profond, qui ravage les colonies de poissons, soit abandonnée (l’Union a depuis lors adopté cette interdiction). Tout un symbole, la chasse à la glu des oiseaux a été maintenue et, depuis lors, validée par le Conseil d’Etat…

 Bien que son ambition soit plus large, ce n’est pas le plan Biodiversité de juillet 2018 présenté par Nicolas Hulot qui va pallier les carences de la loi : le statut du document (ni projet de texte, ni plan d’action, sans doute simple déclaration d’intentions) est incertain, même s’il comporte 6 axes stratégiques, 24 objectifs, 90 actions. Les mesures sont quasiment toutes incitatives voire purement déclaratives, avec en particulier, la promesse de « zéro artificialisation nette », de « zéro plastiques non recyclés » en 2025 et de réduction des pesticides, qui nuisent aux oiseaux, aux insectes, aux abeilles.

Sur les pesticides et les plastiques, la politique actuelle est en zig-zag. Les avancées sont modestes : annonce en 2018 d’une intensification du plan Ecophyto de 2015 censé diviser par 2 en 2025 l’usage des produits phytosanitaires, qui pourtant augmente depuis des années ; interdiction dans la loi Alimentation du 30 octobre 2018 de l’utilisation de certains objets en plastique, la loi Pacte venant quelques semaines plus tard en réduire la liste ; séparation des activités de conseil et de vente des produits phytosanitaires ; augmentation de la redevance pour pollution diffuse de l’eau ; rapport de l’ANSES préconisant d’interdire les épandages de pesticides pendant la floraison. Parallèlement, les reculades sont évidentes, dont l’autorisation du glyphosate ou le refus d’interdire les épandages à proximité des maisons sont les plus frappantes. Le gouvernement n’a pas de conviction sur ce sujet et donc pas de politique, il vogue un peu selon le vent. Les déclarations du Président de la République, le 6 mai dernier, pourraient paraître encourageantes : abandon du projet de la mine d’or en Guyane, extension des zones protégées, réitération de l’engagement de renoncer au glyphosate, réhabilitation des sols abîmés, lutte contre l’artificialisation des sols, recyclage à 100 % des plastiques, intégration de la biodiversité dans la future PAC. Mais personne ne le croit.

Ouvrir une voie

 L’accumulation des rapports scientifiques ne sert manifestement à rien. Des explications existent : dans une note de 2018[2], le think tank « La Fabrique écologique » imputait la « résistance » au changement écologique à un modèle économique, social et politique centralisé, plutôt rigide, avec un Parlement aux pouvoirs limités, une élite culturellement étrangère à ces préoccupations et une faible propension au dialogue et au compromis.  De manière plus fondamentale, le débat politique s’est historiquement structuré sur d’autres bases et sa grille de lecture n’arrive pas à prendre en compte l’écologie : celle-ci à vrai dire transcende tout, même si, à bien creuser, elle inclut aussi les autres débats sur la fraternité et la redistribution. Pas plus que les décideurs politiques, les économistes ne parviennent à abandonner des outils et des raisonnements qu’ils savent pourtant insuffisants, croissance, déficit commercial ou dette financière : ce serait abandonner leurs clefs de compréhension du monde, d’autant que cette compréhension est partagée par tous. Dans ces conditions, appeler les décideurs à être courageux a peu d’impact : non seulement ils pensent que, s’ils l’étaient, ils se suicideraient politiquement mais ils ne parviennent pas, et nous non plus, à se représenter la crise écologique et ses conséquences ni à savoir comment inventer des transitions entre notre monde actuel et un monde futur sans doute radicalement différent.

Pourtant, l’opinion est convaincue, même si elle ne fait rien de cette conviction : dans le grand débat, les Conférences citoyennes ont mis l’accent sur l’écologie, comme jamais auparavant : le constat dominant est que l’action n’est pas à la hauteur des enjeux et que les lobbies sont trop présents. Il faudrait s’occuper de 4 secteurs prioritaires, l’agriculture, les transports, les énergies renouvelables, les déchets. La demande est celle d’une alimentation durable, d’un habitat durable, d’une mobilité durable et d’une autre « gouvernance » du problème. Au demeurant, les débats écologiques sont de plus en plus vifs : il y a quelques années, jamais l’autorisation du glyphosate n’aurait suscité un tel débat, jamais les actionnaires de Bayern n’auraient refusé quitus à leurs dirigeants pour avoir racheté Mosanto.

Pour agir, il faut d’abord lutter contre le vertige : certes, le changement doit être radical et, sans doute, au final, sera systémique. Mais plutôt que de réclamer un changement global, immédiat, radical, ce qui empêche d’agir et effraie parce que l’on ne voit pas où on va, donnons-nous des priorités concrètes, cherchons une voie, tirons des fils. Aujourd’hui, la préoccupation première doit être l’agriculture, sa production de viandes, sa pollution des sols, ses pesticides. Agir dans cette voie nous permettra de provoquer certains des changements nécessaires dans le droit, l’économie, le processus délibératif. Mobilisons-nous là-dessus. Ensuite, on verra. Il faut au moins progresser.

 Pergama, le 12 mai 2019

[1] Comment enrayer le déclin continu de la biodiversité, observations issues d’une lecture de l’Evaluation mondiale de la biodiversité et des services écosystémiques, IDDRI, mai 2019 https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/decryptage/comment-enrayer-lerosion-continue-de-la-biodiversite

[2] La triple rupture de l’écologie en politique, La Fabrique écologique, 29 mai 2018