Liberté de la presse et secret Défense

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Liberté de la presse et secret Défense

5 journalistes ou collaborateurs de journalistes ont été convoqués en ce mois de mai 2019 à la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure) dans le cadre d’une enquête pour atteinte au secret de la défense nationale : parmi eux, les journalistes du média « Disclose » ont réalisé des reportages sur l’utilisation, dans la guerre au Yémen, d’armes vendues par la France aux Emirats Arabes Unis et à l’Arabie Saoudite. Ils se sont appuyés, pour montrer que ces armes étaient utilisées de manière offensive et pouvaient toucher des cibles civiles, sur une note « Confidentiel défense » établie par la Direction du renseignement militaire pour un Conseil de défense d’octobre 2018, Conseil auquel assistent le Président de la République, le Ministre de la Défense et les autres ministres concernés. Tout en affirmant que l’utilisation des armes françaises sur les fronts actifs ne pouvait être prouvée, la note, qui détaille les armements utilisés par les protagonistes du conflit au Yémen, ne l’exclut pas, voire le suggère : elle produit des cartes où sont positionnés les matériels vendus par la France (blindés et canons, frégates…), aux frontières du Yémen. Il est possible de calculer le rayon dans lequel des populations civiles yéménites peuvent être atteintes. La guerre est en effet largement menée de l’extérieur du territoire, par frappes aériennes, missiles et canonnades. L’Arabie Saoudite utiliserait, lors de ses attaques aériennes, des dispositifs de guidage des bombes qui ont été fournis par la France. Les Emirats arabes Unis utiliseraient quant à eux des Mirages et ce même système français de guidage. Dans ces attaques, Amnesty international voit des crimes de guerre contre la population civile, ce qui rendrait la vente de ces armes illégale au regard du Traité sur le commerce des armes. En l’occurrence, la révélation du secret par les journalistes de « Disclose » ne concerne pas une guerre dans laquelle la France est impliquée et ne met en péril personne. Elle pose en revanche une question politique : les journalistes entendent prouver que la ministre de la Défense ne dit pas la vérité lorsqu’elle affirme que, à sa connaissance, les armes vendues sont placées en position défensive et lorsqu’elle nie qu’elles aient pu causer des victimes civiles.

Ce n’est pas la première fois que des journalistes sont entendus par la DGSI dans de semblables enquêtes : cela a été le cas de deux journalistes du Monde (G. Davet et F. Lhomme) pour avoir relaté dans un article de 2016 (« Le jour où Obama a laissé tomber Hollande ») le détail de l’attaque prévue en 2013 contre la Syrie à laquelle, au dernier moment, le président des Etats-Unis a refusé de participer. Les journalistes ont publié la « timeline » du raid extraite d’un document « Confidentiel Défense ». Sur signalement d’un parlementaire, un Procureur a jugé alors l’infraction constituée et une procédure a été ouverte pour « compromission de secret de la Défense nationale », close, deux ans plus tard, par un simple rappel à la loi. Une procédure du même type ouverte à l’encontre d’un journaliste de Médiapart, en 2017, pour un article sur la politique de la France au Tchad, qui divulguait le contenu d’un document secret défense, s’est terminée, de même, par un rappel à la loi.

 Comment s’organise la conciliation entre la liberté de la presse, constitutionnellement garantie, et la protection du secret Défense inscrite dans la loi, surtout si l’on considère que le journalisme d’investigation, qui porte sur des « dossiers sensibles », participe au contrôle démocratique des gouvernant ? La question de principe est la même que celle qui se pose, dans un contexte différent, aux Etats-Unis : Julian Assange, aujourd’hui poursuivi pour espionnage par les Etats-Unis, a publié en 2010, avec un consortium international de grands journaux, dont Le Monde, des documents confidentiels de la diplomatie américaine, anonymisés, qui ont mis en cause la manière dont la guerre était menée en Afghanistan et en Irak. Là aussi, entrent en conflit une disposition constitutionnelle, le 1er amendement, qui protège la liberté de la presse (« Le Congrès ne fera aucune loi …qui restreigne la liberté de parole ou de la presse… ») et une loi de 1917, l’Espionnage Act, qui interdit la publication d’éléments confidentiels et a déjà été évoquée contre la presse : dans les années 70, lors de l’affaire des « Pentagon papers », la justice a interdit au New-York Times puis au Washington Post de poursuivre la publication de documents confidentiels sur la guerre du Vietnam. Au final, la Cour suprême a donné raison aux deux journaux. Par la suite, E. Snowden a également été poursuivi sur le fondement de cette loi. Aujourd’hui, aux Etats-Unis, la justice se concentre sur deux personnes, J. Assange et C. Manning, et feint d’ignorer la relation avec la presse et donc la question de sa libre expression. En France, non : à propos de la convocation des trois journalistes de Disclose à la DGSI, la porte-parole du gouvernement a simplement affirmé que « les journalistes ne sont pas au-dessus des lois ».

Le secret Défense, objet pesant mais mal identifié

Les textes définissent de manière large le type de document auquel peut s’appliquer le secret Défense : le Code pénal (article L 413-9) permet la classification de tous « procédés, objets, documents, informations, réseaux informatiques, données informatisées ou fichiers ». Cette classification est effectuée par l’autorité administrative compétente, dans chaque ministère. Le Code prévoit également l’établissement d’une liste de lieux abritant des éléments couverts par le secret de la Défense nationale : en vertu de l’article 56-4 du Code de procédure pénale, ces lieux ne peuvent faire l’objet de perquisitions qu’en présence du Président de la Commission du secret de la Défense nationale prévue à l’article  L2312-1 du Code de la Défense, qui met sous scellé les documents demandés par le magistrat et les soumet à une procédure de déclassification qui seule permettra, si elle aboutit favorablement, leur transmission.

C’est en effet la Commission du secret de la défense nationale qui donne un avis sur toutes les demandes de déclassification. Il s’agit d’une AAI, composée de trois personnes choisies par le Président de la République dans les grands corps de l’Etat (dont le Président, qui a voix prépondérante) et de deux parlementaires désignés par le Président de l’Assemblée à laquelle ils appartiennent. Les demandes sont filtrées : elles doivent être adressées aux autorités administratives compétentes (en clair le ministre concerné) soit par une juridiction dans le cadre d’une instance qu’elle examine, soit par le Président des Commissions permanentes parlementaires chargées de sécurité intérieure, de défense ou de finances. Le ministre saisit la Commission qui se prononce dans un délai de 2 mois, en prenant en considération, d’une part, les missions du service public de la justice, le respect de la présomption d’innocence et les droits de la défense, ou l’exercice du pouvoir de contrôle du Parlement, d’autre part, le respect des engagements internationaux de la France ainsi que la nécessité de préserver les capacités de défense et la sécurité des personnels. Elle doit donc être prudente…Pour autant, la décision appartient ensuite au ministre concerné.

L’examen du dispositif conduit aux conclusions suivantes :

Les critères de classification mentionnés dans les textes sont très généraux. L’article 413-9 du Code pénal indique que « peuvent faire l’objet de telles mesures les procédés, objets, documents, informations, réseaux informatiques, données informatisées ou fichiers dont la divulgation ou auxquels l’accès est de nature à nuire à la défense nationale ou pourrait conduire à la découverte d’un secret de la défense nationale ». L’ensemble de la politique de défense peut donc en relever: le Code de la défense (article L1111-1 2e alinéa) y met la volonté d’assurer l’intégrité du territoire et la lutte contre les agressions, définition traditionnelle du champ de la défense nationale. Mais il y met également la « sécurité nationale » et les relations diplomatiques :  la frontière s’estompe en effet de plus en plus entre Défense et sécurité nationale, pour des raisons au demeurant compréhensibles compte tenu de l’évolution des « agressions » dont un pays peut être victimes.

Or, la définition de la sécurité nationale est elle aussi très large (« ensemble des menaces et risques qui peuvent affecter la vie de la Nation » art. L111-1) ce qui explique que le secret défense s’applique à bien d’autres domaines que la Défense : les relations internationales sont couvertes mais aussi l’énergie (le nucléaire, même civil), l’économie, l’industrie, la santé, la police…

2° Dans son principe, la nécessité d’un secret « Sécurité nationale » n’est pas discutable. Le gouvernement pourrait toutefois avoir une interprétation stricte de ces dispositions et réserver la protection du secret défense à des informations dont la divulgation mettrait en danger la population, le territoire, les Institutions. Choix conscient ou dérive, il suit manifestement une voie différente : l’on comprend vite que, ce qui fait le secret Défense, c’est moins la nécessité de protéger la population que la simple décision d’y avoir recours, dont personne ne vérifie l’opportunité a priori. Certes, l’Instruction du 30 novembre 2011 sur la protection du secret de la Défense nationale conseille aux ministères qui doivent rédiger une instruction particulière aux services de se fonder, pour prendre une décision de classification, sur « le domaine concerné », « la source », « l’importance dans la politique de sécurité nationale »… Au final, 5 millions de documents sont couverts, ce qui est énorme.

Le secret Défense protège ainsi, de manière pathétique et parfois grotesques, l’image du pays ou l’honneur perdu des responsables publics : il a fallu une déclaration du Président de la République, en 2018, pour reconnaître le cadre de la mort de Maurice Audin en 1957, sans pour autant que soient déclassifiés l’ensemble des documents relatifs aux conditions et aux responsabilités de cet assassinat et d’autres, semblables, commis à la même époque. Le Président, 30 ans après, a affirmé être favorable à la déclassification des documents de nature à éclairer les conditions de l’assassinat en 1987, du Président du Burkina-Fasso, Thomas Sankara. Les responsabilités de la France dans le génocide du Rwanda devraient pouvoir être prochainement étudiées par une Commission d’enquête qui aurait reçu l’assurance d’avoir accès aux documents classifiés.  L’enquête sur l’attentat de Karachi en 2002 (encore en cours) a été sans cesse gênée par l’opposition du secret défense, parfois levé par petits bouts grâce à l’obstination des juges, alors que l’on soupçonne des malversations à un haut niveau. L’ affaire des Frégates de Taïwan s’est enlisée pour la même raison, alors que là aussi le soupçon de corruption était fort. Et il faudrait mentionner l’utilisation du secret Défense pour dissimuler les conditions dans lesquelles ont été menés, de 1966 à 1996, les essais nucléaires en Polynésie (comme ailleurs), ce qui a repoussé à 2019 la reconnaissance, encore incomplète, des conséquences sanitaires. Tant et tant d’exemples de citoyens qui ont le sentiment que le droit est bafoué……

La jurisprudence du Conseil constitutionnel ne remet pas en cause la conception d’un secret défini de manière extensible et opposable, non seulement à la société civile mais aussi aux juges, aux victimes et aux historiens, avec des allongements incompréhensibles de la recherche de la vérité. En 2011, en réponse à une QPC sur les droits des juges face au secret Défense (2011-192), le Conseil affirme que l’existence d’une AAI compétente sur la déclassification comme les conditions de la procédure prévue lors d’une demande en ce sens suffisent à établir un équilibre satisfaisant entre d’une part un Secret défense qui « participe des intérêts fondamentaux de la Nation » et, d’autre part, la garantie des droits et le principe de la séparation des pouvoirs figurant à l’article 16 de la DEDHC. La Commission du secret n’émet pourtant qu’un avis…La décision 2015-713, qui valide l’essentiel de la loi « Renseignement », valide dans le même esprit les conséquences du secret Défense (qui « participe des exigences constitutionnelles inhérentes à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation ») sur l’altération de la procédure contradictoire dans les juridictions administratives.

Au final, le secret Défense ne sert pas qu’à protéger la sécurité nationale. Mal encadré, il protège aussi les gouvernants qui ne veulent pas avoir de comptes à rendre sur certaines de leurs décisions, par peur que soient révélés des malhonnêtetés, le mépris des droits humain ou, comme c’est sans doute le cas avec l’affaire du Yémen, une complaisance envers des régimes qui ne sont pas effrayés par les crimes de guerre. La question va plus loin encore : en 2018, les parlementaires d’une commission d’enquête sur la sécurité des installations nucléaires se sont vu opposer le secret défense quand ils ont cherché à mesurer la capacité des piscines des centrales (où sont refroidis les combustibles) à résister à une attaque ou à un accident majeur. Ils n’ont eu accès que par une voie détournée à un rapport d’experts indépendants sur l’incident majeur de Paluel, qu’EDF ne leur a pas transmis. Sur le plan des principes, le secret défense devient très choquant. C’est là bien sûr qu’il croise le rôle de la presse.

La liberté de la presse : la fragilité de la protection

La liberté de la presse est protégée, par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme qui indique que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ».

Par ailleurs, l’article 2 de la loi du 29 juillet 1881, dans sa rédaction issue d’une loi de 2010, protège le secret des sources des journalistes dans l’exercice de leur mission d’information du public. L’article précise qu’« il ne peut être porté atteinte directement ou indirectement au secret des sources que si un impératif prépondérant d’intérêt public le justifie et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi. Cette atteinte ne peut, en aucun cas, consister en une obligation pour le journaliste de révéler ses sources ».

Ces deux textes sont protecteurs mais ils prévoient tous deux des limitations à la protection, soit en cas de violation de la loi, soit, s’agissant de la recherche de ses sources, si un intérêt public prépondérant l’impose. De fait, il est légitime que le droit d’expression des journalistes soit encadré pour prévenir ou condamner la diffamation, l’injure ou l’altération de la vérité. De même, la recherche des sources peut apparaître, dans certains cas, relever de l’intérêt public, à condition que celui-ci soit fort et l’emporte sur les autres considérants. Or, le secret Défense est précisément une limite à l’expression libre prévue par la loi et les pouvoirs publics, dans le domaine des ventes d’armes ou des tractations internationales, sont assez prompts à penser qu’il s’agit d’un intérêt public prépondérant.

Par ailleurs, les journalistes sont protégés par une jurisprudence de la CEDH qui leur est, globalement, favorable : l’arrêt Goodwin de 1996, qui concerne un journaliste condamné pour avoir refusé de communiquer le nom de son informateur sur la situation d’une entreprise, rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. Il affirme que les garanties à accorder à la presse revêtent une importance particulière et que la protection des sources journalistiques est « l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse ». Selon lui, l’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général, ce qui affaiblirait la capacité de celle-ci à jouer son rôle indispensable de « chien de garde ». Dans cette affaire, le Royaume-Uni a donc été condamné. Pour autant, l’arrêt est clair sur le fait qu’un impératif prépondérant d’intérêt public peut venir contrer la protection due aux sources et aux journalistes. Il juge simplement qu’en l’occurrence, ce n’était pas le cas. D’autres arrêts ont montré les limites de la protection des journalistes :  en 2016, la CEDH (affaire Bédat) a confirmé la condamnation pénale d’un journaliste suisse qui avait relaté de manière illustrée et intrusive un dossier d’instruction obtenu par hasard : dans les attendus de la décision, la Cour note que la violation du secret relevait alors du sensationnalisme et ne « permettait pas de nourrir le débat public ». La question des intentions poursuivies est, de fait, essentielle.

Enfin, une décision du Conseil constitutionnel (2016-738) fragilise la situation des journalistes : le Conseil a jugé inconstitutionnelle une disposition prévue à l’origine dans la loi du 14 novembre 2016 tendant à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias, qui accordait aux journalistes et à leurs collaborateurs une immunité pénale en cas d’incrimination de recel de viol de secret professionnel ou d’enquête. Le Conseil a considéré qu’une telle disposition, très protectrice du droit de révéler des secrets, n’assurait pas la nécessaire conciliation entre les exigences de la liberté d’expression et la sauvegarde des intérêts prépondérants de la Nation. C’est une manière de dire que les journalistes peuvent être incriminés s’ils ne respectent pas eux-mêmes cet équilibre : leur liberté reste encadrée.

En conclusion, il paraît peu probable que les journalistes qui ont dévoilé des informations secret Défense pour informer le public (c’est le cas pour ce qui concerne l’utilisation des armes vendues à la coalition qui attaque le Yémen) et qui n’ont mis en danger ni la population française ni les institutions, soient condamnés. Pour autant, les autorités rechercheront leurs sources, ce qui fragilise, de fait, leur mission. Peut-être faudrait-il que les textes protègent plus clairement le droit des journalistes à publier des informations « utiles au débat public ». De plus, il faudrait regarder en face ce qu’est devenu le secret Défense et mesurer les limites qu’il apporte, sans nécessité, au contrôle démocratique et à la justice. Dans une note ancienne de 2008 portant sur les rapports entre les ventes d’armes et le secret Défense, l’organisme Transparency international relève un « usage immodéré du secret » qui couvre parfois des comportements délictueux. Il propose de mieux encadrer la procédure de classification (de fait, il faudrait qu’elle soit contrôlée) et de permettre de porter devant un juge les demandes de déclassification au regard de critères clairs. Pourquoi pas ? La réforme est toutefois peu probable. En ce domaine, preuve de l’immaturité démocratique de la France, les décisions sont régaliennes et largement arbitraires.

Pergama, le 26 mai 2019