Après les présidentielles, porter attention aux salaires

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Après les présidentielles, porter attention aux salaires

Dans un contexte d’inflation et de diminution du pouvoir d’achat, le thème des salaires a été très présent dans la campagne présidentielle. De nombreux candidats ont plaidé pour la revalorisation des petits salaires, d’abord le SMIC (porté à 1400 ou 1500€ nets) ou, comme l’évoquait A. Hidalgo, celui des « invisibles », caissiers de supermarché ou petit personnel soignant et aides à domicile. Deux candidats (A. Hidalgo, J-L Mélanchon) ont demandé que, dans les entreprises, l’écart entre le salaire le plus bas et le plus élevé ne puisse pas dépasser 20. Passant des remèdes au contrôle préventif, la candidate de LR est allée jusqu’à demander que 10 % du capital des sociétés cotées soient détenus par les salariés, objectif dont le quinquennat qui vient de s’achever avait déjà affirmé qu’il le faisait sien, à horizon 2030. E. Macron, après avoir décidé de l’attribution, fin 2021, d’une prime énergie de 100€ aux ménages modestes, n’a inscrit à son programme que le triplement de la « prime exceptionnelle de pouvoir d’achat », aujourd’hui de 1000€ maximum, qui peut, depuis 2019, tout en étant exonérée de cotisations sociales et d’impôt, être distribuée par les entreprises aux salariés qui gagnent moins de 3 SMIC. Toutefois, il a annoncé entre les deux tours vouloir préparer une loi indexant les pensions sur l’inflation (en réalité la loi le prévoit déjà mais chaque année une dérogation est adoptée) et imposant aux entreprises qui ont de bons résultats de verser à leurs employés une prime, soit de pouvoir d’achat, soit d’intéressement ou de participation (le « dividende salarié »).

Un thème qui occupe la scène, de plus en plus

 Pendant le précédent quinquennat, la question salariale a été agitée à plusieurs reprises.

Le sujet a été abordé de la manière la plus large (le partage, au niveau national, de la valeur ajoutée entre les revenus du capital et ceux du travail) à la plus modeste (l’existence ou pas d’une participation aux bénéfices).

Ainsi, en 2018, le rapport de l’ONG Oxfam « CAC 40, des profits sans partages », critiqué pour une approche parfois méthodologiquement discutable, a mis l’accent sur l’énormité des profits distribués à leurs actionnaires par les très grandes entreprises. Cette année-là aussi, la question a été traitée, sous un angle complètement différent, par l’ouvrage de P. Artus et M-P Virard « Et si les salariés se révoltaient ? ». Le livre évoque les risques de déstabilisation des classes moyennes et populaires, liéé à la polarisation vers le bas des emplois. C’est alors démontrer que la cohésion sociale est en danger et qu’il faut réagir.

Le rapport Notat-Sénard de 2018 utilise une approche un peu différente : il insiste sur la nécessité d’une réflexion sur l’entreprise, ses priorités et sa gouvernance. Le court-termisme de certains investisseurs « de passage », qui exigent la maximisation des profits financiers, contraste avec les attentes croissantes de ceux, salariés et citoyens, qui souhaitent que les entreprises soient davantage responsables de la qualité de leurs choix sociaux (la rémunération et les conditions de travail des salariés) et environnementaux.

La loi Pacte du 22 mai 2019 a repris, à vrai dire de manière limitée, voire symbolique, quelques-unes des propositions du rapport. Elle a cherché à mieux assurer la transparence des hautes rémunérations et à étendre les dispositifs qui associent les salariés aux résultats de l’entreprise.

Enfin, en 2020, un rapport de l’Assemblée nationale sur « Le partage de la valeur au sein des entreprises et ses conséquences sur leur gouvernance, leur compétitivité et la consommation des ménages » avance des propositions intéressantes pour limiter les dérives des hautes rémunérations et mieux partager les profits.

Entretemps, la crise des Gilets jaunes a porté sur la scène politique la question des contraintes financières subies par les ménages des petites classes moyennes dont le budget est largement pré-engagé : il en ressortira, en décembre 2018, une augmentation de la prime d’activité, favorable pour l’essentiel aux travailleurs très modestes, un élargissement du périmètre du chèque énergie et la prime Macron évoquée supra, reconduite d’année en année depuis lors, et qui, à vrai dire, connaît un succès certain : 4,8, puis 5 puis 4 millions de bénéficiaires sur les trois ans, pour un montant moyen compris entre 400 et 500 euros.

Au final, il n’est pas niable qu’une part des Français éprouvent un mécontentement diffus sur le niveau des revenus de leur travail, accru bien évidemment par le contexte d’augmentation des prix. Ils ont un sentiment d’inégalités trop fortes. La question « qui doit répondre ? », l’Etat ou l’entreprise, est posée. A vrai dire sans doute les deux, mais davantage peut-être l’entreprise, car le phénomène paraît moins conjoncturel que structurel.

En France, une situation moins défavorable qu’ailleurs du facteur travail…

 En France comme dans tous les pays développés, la part des salaires dans la valeur ajoutée (c’est-à-dire dans la richesse créée par l’entreprise) a connu une baisse : en Europe comme en France, cette part a nettement baissé dans les années 80 et s’est à peu près stabilisée depuis, avec un rebond de la part salariale lors de la crise de 2008. Aux Etats-Unis, la chute a eu lieu plus tard, en 2000, et sans rebond.

Les causes en sont multiples, sans que les économistes puissent les hiérarchiser :  progrès technologique qui améliore le rendement du capital, délocalisations et fragmentation des chaines de production, évolution de l’actionnariat des entreprises (financiarisation) qui fait davantage pression qu’auparavant pour réduire la masse salariale, concentration de l’activité au sein de très grandes entreprises qui subissent moins de concurrence, tous ces facteurs ont contribué à augmenter les revenus du capital mais aussi les distributions aux actionnaires. Il est vrai que cette approche, très globale, ne rend pas compte de la disparité des situations en fonction de la taille des entreprises et des secteurs économiques. Mais elle révèle une tendance de fond.

La France dans cet ensemble ne s’en sort pas si mal : après la baisse, la part des salaires y reste quasi-stable de 1994 à 2015, alors qu’elle baisse encore dans la plupart des pays développés, y compris européens (cf. Trésor-éco, n° 234, janvier 2019).

 …mais des pics de dividendes et des pratiques parfois choquantes

 Ce que montre le rapport précité de l’Assemblée nationale, c’est que les années 2000 ont connu en France une croissance des dividendes nets versés aux actionnaires. Ceux-ci ont quadruplé en valeur absolue de 1993 à 2009, avec une baisse de l’épargne. Celle-ci a ensuite regagné du terrain grâce aux mesures prises par les pouvoirs publics pour alléger le coût du travail et aussi parce que les versements de dividendes ont été, dans les années 2010, plus modérés. Ils connaissent un nouveau rebond en 2019, sans doute du fait des mesures d’allègement de la fiscalité sur les revenus du capital décidées en 2018 par le quinquennat Macron.

Il est certain qu’en période de baisse du pouvoir d’achat, de telles distributions passent mal, tout comme sont critiquées, en 2022, les pratiques, très couteuses pour les entreprises, de « rachat d’actions », où une entreprise rachète ses propres actions puis les annule, afin de faire monter leur cours unitaire et d’enrichir potentiellement ses actionnaires, ce qui coûte fort cher à l’entreprise elle-même.

 En outre, des inégalités salariales profondes et une augmentation de la pauvreté laborieuse

Au-delà des dividendes, la rémunération annuelle moyenne des dirigeants des sociétés du CAC 40 s’établit en 2019 en moyenne à 5,2 millions/an, en hausse de 27 % de 2010 à 2019, soit 10 points de plus que la moyenne de leurs salariés. En 2021, cette rémunération a grimpé à 8,7 millions. Ces pratiques ne sont pas compatibles avec un objectif de cohésion sociale : c’est le travail des salariés qui permet la richesse des entreprises et un PDG seul ne peut rien. Des études montrent au demeurant que les rémunérations élevées ne sont pas synonymes de compétences accrues, les résultats économiques les meilleurs n’étant pas obtenus par les dirigeants les mieux payés.

Quant aux inégalités salariales proprement dites, le rapport précité de l’Assemblée nationale note que le ratio entre le premier et le dernier décile de salariés se situe un peu en dessous de 3, ce qui place la France dans une situation proche des pays nordiques égalitaires (2,1 en Suède et 2,4 au Danemark).

Cependant, le ratio est plus élevé dans les grandes entreprises et dans certains secteurs d’activité (les services, banques, assurances, bureaux d’étude…).

Il s’écarte également bien davantage, à 6,8, si on le calcule entre le premier décile et le 1 % des salariés les plus favorisés : les salariés favorisés sont en effet très concentrés en haut de l’échelle et il est difficile de mesurer les inégalités en n’utilisant que les déciles.

Surtout, ce ratio est calculé en EQTP (équivalent temps plein). Or, les actifs pauvres ne travaillent pas toujours à plein temps ou ont des périodes de chômage entre deux CDD. Si l’on raisonne en revenu salarial réel, le ratio entre déciles est proche de 15 : les inégalités salariales sont donc, en réalité, importantes.

Améliorer l’équité

 La loi Pacte du 22 mai 2019 a voulu instituer davantage de transparence dans les écarts de rémunération (des obligations de transparence sur la rémunération des mandataires sociaux des sociétés cotées existent depuis 2001) et développer les rémunérations liées à l’intéressement et à la participation.

 Ainsi, elle a imposé dans les sociétés cotées la publication d’un « ratio d’équité » entre les rémunérations moyenne et médiane des dirigeants et celles des employés. Toutefois, le bilan qu’en tire le rapport précité de l’Assemblée nationale est décevant : l’esprit de la loi n’est pas toujours appliqué et le ratio publié est parfois faussé. Il importerait alors d’imposer le mode de calcul de cet indicateur, d’élargir la transparence aux salaires les plus élevés de l’entreprise, de le calculer au décile et au centile et de l’imposer au-delà des sociétés cotées, voire même dans toutes les entreprises d’au moins 50 salariés.

Le rapport de l’Assemblée nationale propose en outre que les banques de données économiques et sociales à disposition des institutions représentatives du personnel permettent d’accéder à un indicateur de partage de la valeur ajoutée dans l’entreprise.  Il suggère également que les indemnités de départ et les retraites chapeau ne bénéficient plus d’aucune exonération fiscale et sociale et que les distributions d’actions gratuites soient mieux encadrées, notamment dans les sociétés non cotées. Il demande que la rémunération variable des mandataires soit accordée sur critères non financiers, comme certaines entreprises le font déjà volontairement. Il n’est pas interdit enfin d’envisager l’encadrement de l’écart entre les rémunérations des dirigeants et celle des employés (12 ? 20 ?).

De plus, des dispositions récentes ont voulu favoriser l’extension des dispositifs d’intéressement et de participation aux bénéfices, qui représentent des sommes significatives (9,4 millions de bénéficiaires en 2020, pour une distribution moyenne respectivement de 1850€ et de 1400€). En 2019, le forfait social a été supprimé sur les sommes versées au titre de la participation par les entreprises de moins de 50 salariés et sur celles versées au titre de l’intéressement dans les entreprises de moins de 250 salariés. La loi Pacte a augmenté le plafond de l’intéressement et édicté une obligation pour les branches de négocier un accord de participation, d’intéressement ou d’épargne salariale, ce qui devrait permettre aux petites entreprises de disposer d’un dispositif en ce sens.  Il serait envisageable d’aller plus loin et d’abaisser à 20 salariés le seuil de 50 à partir duquel la participation est obligatoire.

Agir en donnant du pouvoir

Au-delà des incitations, le partage de la valeur ajoutée serait sans doute plus équitable si les salariés avaient davantage de pouvoir dans l’entreprise.

Deux méthodes le permettent : d’une part, le développement de l’actionnariat salarié qui n’existe aujourd’hui que dans les très grandes entreprises (l’objectif de 10 % d’ici à 2030 est à soutenir) avec, corrélativement, une place accrue dans les instances de direction ; d’autre part, le renforcement du nombre des administrateurs salariés. Obligatoire depuis 2015 dans les entreprises de plus de 1000 salariés en France, cette présence a été très modestement renforcée par la loi Pacte qui prévoit 2 administrateurs salariés dès que le Conseil d’administration dépasse 8 membres (et non plus 12).

Le rapport de l’Assemblée nationale comme la CFDT, qui en fait son cheval de bataille, plaident pour l’abaissement à 500 salariés du seuil où la présence d’administrateurs salariés devient obligatoire, avec au moins deux représentants, le nombre d’administrateurs salariés étant porté à un tiers dans les entreprises de 1000, comme en Allemagne. Le but n’est pas de rappeler à des administrateurs qui auraient tendance à l’oublier, que les salariés représentent une des composantes de l’entreprise. Il est d’infléchir la gouvernance et de faire prévaloir certaines préoccupations.

S’occuper des faibles rémunérations

 Une étude du CEPREMAP (La polarisation de l’emploi en France, ce qui s’est aggravé depuis la crise de 2008, Ariell Reshef et Farid Toubal, 2019) démontre que les caractéristiques de la polarisation sont vérifiées en France depuis la fin du XXe siècle, avec une amplification récente : augmentation de la part des emplois à hauts salaires, diminution de la part des emplois intermédiaires et augmentation de la part des travailleurs non qualifiés.

Le Livre de P. Artus et M-P Virard mentionné supra évoque à ce sujet « la colère qui mijote » dans les classes populaires et moyennes devant ce qui leur paraît être « une fabrique de la pauvreté ». Si l’écart croît encore, non seulement entre les employés du bas de l’échelle et les hauts dirigeants, mais entre ces employés, cantonnés dans des activités de services à faible valeur ajoutée, et des cadres très qualifiés et très bien rémunérés, l’exaspération se renforcera.

Une autre manière de mesurer la question est l’ampleur des travailleurs pauvres, définis par l’Insee comme vivant en dessous du seuil de pauvreté tout en étant en emploi au moment de l’enquête. En 2019, selon le seuil de pauvreté retenu (50 % ou 60 % du niveau de vie médian), leur nombre va de 1,2 million à 2,1 millions. Il était respectivement en 2003 à 0,95 et 1,8 million. Ni la redistribution sociale ni la distribution de « chèques » par l’Etat ne suffisent alors.

Comment agir ? P. Artus évoque le renforcement de l’Education nationale et de la formation professionnelle, effectivement utile pour lutter contre le chômage de ces catégories. Pour autant, si les emplois de service peu qualifiés sont appelés à perdurer (et certains sont indispensables, comme les femmes de ménage ou les aides à domicile), il faut sans doute aussi les revaloriser tout en s’efforçant de les requalifier et d’avancer, quand c’est nécessaire, vers des temps pleins : après tout, le secteur de la restauration et de la santé l’a bien compris récemment et a accepté des hausses. Il en va sans doute, là aussi, de la cohésion sociale.

Pergama, le 9 mai 2022