Préjudice écologique : la justice le reconnaît mais prétend en ignorer la cause

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Préjudice écologique : la justice le reconnaît mais prétend en ignorer la cause

Plusieurs associations ont saisi la justice administrative pour faire condamner l’Etat pour le préjudice écologique résultant de la pollution généralisée des sols, de l’eau et de l’air par les pesticides, cause de la réduction de la biodiversité. Elles demandaient que les procédures d’évaluation des produits phytosanitaires par l’ANSES (qui intervient en seconde phase, pour évaluer les produits, après l’EFSA, Agence européenne de sécurité alimentaire, qui évalue les risques liés aux substances actives) soient revues et que la toxicité de certains produits soit mieux mesurée au regard des connaissances scientifiques.  Très logiquement, les associations demandaient alors le réexamen, à la lumière de ces nouvelles méthodes, des autorisations données et, dans ce cadre, la suspension d’autorisations pour certains produits « engendrant une perte inestimable de la biodiversité ». Enfin, en termes de suivi, les associations reprochaient à l’Etat de n’avoir pas respecté ses engagements sur la baisse des usages ni suffisamment protégé les eaux souterraines et de surface de la pollution par les pesticides.

Le 29 juin 2019, le Tribunal administratif de Paris a condamné l’Etat pour préjudice écologique et lui a enjoint de réparer celui-ci dans un délai d’un an en appliquant les objectifs de réduction prévus dans les plans Ecophyto et en prenant toutes mesures pour protéger les eaux souterraines.

Les associations se sont réjouies de ce qu’elles ont présenté comme un succès : « Victoire pour le vivant », ont-elles proclamé dans leur communiqué de presse, soulignant que, pour la première fois, le préjudice écologique de disparition de la biodiversité et a faute de l’Etat étaient reconnus.

C’est vrai : la première partie du jugement, qui se fonde (sans aucun humour) sur l’analyse abondante et lumineuse de rapports d’organismes publics (l’UICM, Union internationale pour la Conservation de la nature, dont le Comité français regroupe les ministères intéressés et des organismes publics de recherche, l’INRAE, Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement et enfin l’IFREMER, Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer) conclut avec une grande clarté que le préjudice écologique lié aux pesticides est établi pour certaines espèces, dont les insectes et les pollinisateurs.

La suite du jugement dérape : le mémoire des associations de protection de l’environnement imputait avec logique la responsabilité du préjudice écologique dénoncé aux organismes publics qui ont autorisé la mise sur le marché de produits dangereux, sachant que leurs méthodes d’évaluation des risques sont critiquées par les scientifiques. Eh bien, le tribunal ne sait pas trop. Il ne nie pas que les méthodes d’évaluation « sont insuffisantes » (là aussi il peut difficilement le nier compte tenu à nouveau des analyses claires d’organismes publics nommément cités) et admet donc que la « carence de l’Etat » est établie. Mais il se met alors à dysfonctionner totalement sur le plan logique : rien ne prouve, dit-il, qu’avec de meilleures méthodes d’évaluation, les autorisations données auraient été différentes. Mais alors à quoi est dû le préjudice constaté ? Le tribunal, avec un illogisme complet, prétend que ce n’est pas l’évaluation de l’ANSES qui est en cause. Mais alors qui l’est ??

Donc récapitulons : 1° Les produits mis sur le marché tuent le vivant 2° L’ANSES, selon les textes, ne doit pas mettre sur le marché des produits qui auraient un effet inacceptable sur l’environnement et qui tuent le vivant 3° Pourtant, comme c’est ce qu’elle fait, il existe un problème lié à l’ANSES 4° Oui, l’ANSES ne fait pas correctement son travail mais est-ce que cela changerait quoi que ce soit si elle évaluait correctement les risques ? On n’en a pas la preuve ! Le raisonnement est d’une absurdité kafkaïenne.

A la fin, le tribunal trouve le responsable : il condamne l’Etat pour ne pas avoir respecté la réduction d’usage prévue dans les plans Ecophyto et pour ne pas avoir protégé les eaux souterraines. Le tribunal a-t-il la preuve que la réduction mettra fin au préjudice écologique et sera suffisante pour protéger les espèces en danger ? Peu importe : il met l’Etat en demeure de « réparer » les dommages en diminuant simplement les quantités de pesticides. Quant à « la meilleure protection des eaux souterraines », il faudra que le tribunal explique comment empêcher le ruissellement continu dans les sols et les nappes souterraines de produits qui coulent partout.

On le sait : les pouvoirs publics résistent avec acharnement pour protéger l’usage des pesticides et, face à cette détermination, une victoire totale et rapide des protecteurs de l’environnement serait surprenante. Pour autant, l’on reste médusé de voir l’usage qu’un tribunal peut faire du « raisonnement juridique ». Les associations environnementales comptent sur le droit pour mettre les pouvoirs publics face à leurs contradictions. Mais le droit, c’est aussi , comme dirait Marx, un outil de maintien de l’ordre établi, même s’il faut le tordre un peu pour y parvenir. Au final, un espoir demeure : des associations ont, en février dernier, saisi le Conseil d’Etat d’un recours sur les procédures d’évaluation de la toxicité des pesticides par l’ANSES et, en particulier, sur l’arrêté du 30 juin 2017 relatif au contenu des dossiers demandés aux industriels. On verra bien si, à un moment donné, la justice mettra en cause la qualité des évaluations préalables et trouvera enfin la cause du préjudice écologique constaté !