La réforme du marché de l’électricité ou le saut dans l’inconnu

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La réforme du marché de l’électricité ou le saut dans l’inconnu

La réforme du marché européen de l’électricité, dont le principe a été adopté par le Conseil européen en octobre dernier, a été réclamée à cor et à cri par les autorités françaises à la suite de l’envolée du coût de l’énergie en 2022 et 2023. De fait, le fonctionnement européen du marché de gros à court terme de l’électricité, où s’ajustent l’offre et la demande d’un produit difficilement stockable, conduit à un prix égal au coût marginal de la centrale plus chère en mesure de fabriquer de l’électricité, en pratique le prix du gaz. Dès lors, en 2022, à cause de la moindre production en France des centrales nucléaires  pour des raisons matérielles (et donc de l’augmentation des importations d’électricité) et de l’envol du prix du gaz lié à la rupture d’approvisionnement de l’Europe en gaz russe, le prix de l’électricité a beaucoup augmenté : en moyenne, de janvier 2021 à janvier 2023, il a été multiplié par 3 (de 50 à 150 € le MWh) avec des pics supérieurs à 1000€, sachant qu’il faut ajouter à cette somme le coût de l’acheminement et les taxes. En France, ce renchérissement brutal, dans un pays où l’électricité est traditionnellement peu chère, a conduit à la mise en place d’aides publiques aux consommateurs, aides que leur coût élevé pour les finances publiques ne permettait pas de maintenir longtemps, sachant, de surcroît, qu’il s’agissait là de subventions à la consommation d’énergie et parfois d’énergie fossile. Les consommateurs, surtout les entreprises, ont alors demandé la mise en place de mécanismes permettant une plus grande stabilité des prix, en particulier pour garantir une incitation à la transition énergétique.

La réforme du marché européen et les outils de régulation du marché intérieur

La réforme du marché européen de l’électricité, présentée en octobre 2023 après de longues négociations, n’a pas touché le fonctionnement du marché de gros de court terme. Le prix de l’électricité restera, s’agissant des échanges sur ce marché, accroché au prix du gaz. A vrai dire, l’on imagine mal qu’un pays puisse « sortir » de ce marché sans courir le risque de manquer d’électricité si les moyens nationaux de production sont insuffisants, ou que l’on puisse abandonner sa logique, qui repose sur des principes de gestion de la concurrence.

La réforme d’octobre 2023 consiste donc à compléter ce dispositif par le recours à des outils de stabilisation des coûts sur le long terme, censés profiter à la fois aux producteurs (visibilité de long terme sur leurs recettes), aux entreprises (visibilité sur leurs charges et donc sur la capacité à investir dans la transition), voire aux usagers individuels (redistribution envisagée en leur faveur). Sont ainsi prévus la multiplication des PPA (Power Purchase Agreement), contrats de long terme passés de gré à gré entre producteurs et consommateurs, et des CfD (Contracts for difference), contrats où la puissance publique peut intervenir pour soutenir un producteur.

Dans les CfD traditionnels, si le prix sur le marché court terme est inférieur à un prix prédéterminé contractuellement, l’acheteur paye le prix prédéterminé et, s’il est supérieur, c’est le fournisseur qui le prend à sa charge. En l’occurrence, les CfD prévus par la réforme peuvent être souscrits entre un producteur qui a besoin d’investir et la puissance publique qui souhaite l’y encourager : est défini un prix de référence, qui peut être garanti par la puissance publique si le prix de vente diminue en-deçà, et au-delà duquel la puissance publique s’attribue une part ou la totalité du « surprofit » réalisé pour le redistribuer aux consommateurs. Le prix de référence est considéré comme un seuil de rentabilité garantie. Le mécanisme permet de soutenir des investissements dans le domaine des énergies bas carbone.

Les avantages des PPA sont de partager le risque entre les acteurs. La formule s’applique essentiellement aux grosses entreprises, sauf à admettre des consortiums d’entreprises face à un producteur et des systèmes de réassurance. En France, il est prévu que les TPE puissent bénéficier des tarifs réglementés. Mais quid des PME ? En outre, le dispositif, qui devrait fixer un prix proche des coûts de production sur le long terme, manque de transparence et risque de manquer d’équité.

Les avantages du CfD sont, en fonction du niveau du prix de référence, de permettre le financement des investissements de plus long terme par la puissance publique tout en donnant à celle-ci le droit de capter directement les superprofits des producteurs lorsque les prix sont élevés. Surtout, la France a obtenu, contre l’Allemagne qui s’y est longtemps opposée, que les CfD puissent s’appliquer aux investissements visant à renouveler ou à prolonger la durée de vie des installations d’électricité existantes (« nucléaire actuel »), alors que ces installations sont amorties et que le prix de l’électricité produite est déjà bas.

Enfin, la France affirme pouvoir utiliser le CfD pour relayer le dispositif ARENH (Accès régulé à l’électricité nucléaire historique), qui, selon la loi, doit se terminer en 2025. L’ARENH est un mécanisme institué pour développer la concurrence sur le marché de l’électricité : il oblige EDF à vendre aux autres fournisseurs d’énergie, à son prix de revient, une part de l’électricité produite par les centrales historiques (en 2023, jusqu’à 100 TWH pour une production totale qui devrait atteindre 330 TWh) pour tenir compte d’un prix de production bas dans des centrales amorties. Néanmoins, EDF juge « spoliateur » le tarif de 42 € le MWh fixé pour l’ARENH : la CRE, commission de régulation de l’énergie est chargée du calcul de ce coût qui représente en théorie le coût de fonctionnement et de maintenance d’EDF pour la production de 100 TWh d’électricité nucléaire.

Au final, la réforme du marché européen de l’électricité a donc été plutôt bien accueillie : alors que les règles visaient jusqu’alors à respecter les principes de concurrence, leur champ s’élargit au financement de la transition énergétique par le producteur EDF comme par ses gros clients. Pour autant, les premières applications en France ont soulevé critiques et interrogations.

L’accord État-EDF de novembre 2023 : avantages et limites

 En novembre 2023, EDF a annoncé son intention de signer avec les gros consommateurs d’électricité des contrats PPA de 10 ans adossés à sa production nucléaire. L’on attend de voir à quel prix.

Le 14 novembre dernier, a été annoncé également un accord, longuement négocié, entre l’État et EDF sur le prix de référence de l’électricité nucléaire vendue à compter de 2026 et pendant 15 ans : le prix a été fixé à 70 € le MWh. Selon l’accord, si le prix atteint 78 à 80€, l’État prélèvera 50 % des revenus supplémentaires procurés à EDF et, au-delà d’un prix à 110€, 90 %.  Ce dispositif est destiné à remplacer l’ARENH à compter de 2026 mais, s’il correspond à une volonté de limiter le prix de vente, il s’appliquera à toute la production et servira de référence à toutes les transactions, sans que l’on sache, à vrai dire, quelle sera la portée concrète de cette « référence ».

L’étonnement vient du niveau élevé du prix obtenu, même si EDF avait d’abord demandé 100 puis 75 €.

En effet, un rapport demandé à la CRE a défini en juin 2023 les coûts complets de l’énergie nucléaire existante. La CRE a travaillé sur le fondement d’une production prévisible (aux alentours de 360 TWh) et d’un prolongement à 60 ans de la durée d’exploitation des centrales,  en tenant compte des coûts d’exploitation, des investissements nécessaires y compris « de grand carénage » (programme de rénovation et de sécurisation permettant de prolonger la vie des vieilles centrales), du coût de la gestion des déchets nucléaires et en intégrant les coûts d’exploitation et de « post-investissement » de Flamanville, EPR pourtant non encore en service.  L’évaluation de la CRE ne couvre pas le coût des nouveaux réacteurs projetés. Le coût ainsi calculé est de 60,7€ le MWh pour les années 2026-2030 et de 59,1€ pour la période 2031-2035. Il est moindre si l’on défalque les recettes d’EDF, par exemple lorsqu’elle vend son électricité sur le marché de gros de court terme au prix du gaz (le cout complet atteint alors respectivement 56,7€, 55,1€ et 53,2€ sur les trois périodes) et moindre encore si l’on calcule le coût « comptable ». L’on sait (les divers rapports de la Cour des comptes sur le prix de revient de l’électricité nucléaire le montrent) que les méthodes de calcul des coûts de revient peuvent aboutir à des résultats assez différents : pour autant, les coûts de revient de l’électricité nucléaire indiqués jusqu’alors étaient plutôt inférieurs à 60€, comme le montre le coût de référence ARENH de 42€, qui, il est vrai, comme le souligne la CRE, ne concerne ni la même période, ni le même  volume de production ni le même champ puisque l’EPR de Flamanville n’y est pas inclus. Comment a donc été calculé le coût de 70€ ? L’accord ne le dit pas et il semble que ce montant résulte d’un accord politique et ne repose pas sur des bases techniques. Mais il intègre sans doute une sorte de droit d’avance sur les futures dépenses liées au renouvellement du parc nucléaire. Lors du contrôle qu’elle exercera sur l’accord, la Commission européenne posera sans doute la question de la transparence des conditions dont EDF pourra bénéficier de par la décision de l’État, qui est aussi son unique actionnaire et se doit donc de veiller à la fois aux intérêts de l’entreprise qu’il possède (elle n’a pas à vendre à perte) et à ceux des entreprises clientes.

Comment ce coût de référence, qui est très favorable à EDF, se répercutera-t-il sur les consommateurs ? On ne le sait pas : « Nous n’avons aucune visibilité sur le coût qui nous sera appliqué », dit le Comité de liaison des entreprises consommatrices d’électricité. Le mode de calcul des tarifs réglementés devrait également en être impacté sans que l’on sache comment. Tout se passe comme si la première priorité de l’État avait été, à peine exposé le projet d’accord européen sur la réforme, de conforter la situation financière future d’EDF sans se préoccuper des conséquences sur les entreprises, alors qu’il s’agit là d’un objectif majeur de la réforme dont dépend la réussite ou l’échec de la transition des entreprises vers d’autres modalités de production. Au-delà, le flou demeure sur les modalités de redistribution éventuelle des « surprofits » d’EDF en cas de prix élevé comme sur les bénéficiaires.

Des interrogations sans réponse

Les questions dès lors se multiplient : le prix de l’électricité étant un déterminant fort de la transition énergétique des entreprises, comment celle-ci va-t-elle se poursuivre ou s’engager? Quels arbitrages entre les ménages et les entreprises et, entre les entreprises elles-mêmes, au bénéfice, le cas échéant, des gros consommateurs ? Comment seront calculés les tarifs réglementés ?  Autrement dit quelle est la répartition entre clients pour un prix moyen de 70€ ? Quid des propositions du rapport Darmayan de 2023 qui plaidait pour des contrats de très long terme entre EDF et les entreprises des secteurs de la chimie, du ciment, de l’acier, qui doivent transformer radicalement leurs méthodes de production mais ne s’y engageront que si un prix correspondant aux coûts de revient de l’électricité leur est proposé, complété, le cas échéant, par une aide de leur part aux investissements d’EDF ? Quelle comparaison avec le prix que paieront les entreprises dans des pays concurrents, comme l’Allemagne ou comme la Norvège où des prix compris entre 15 ou de 25 € le MWH pour les gros industriels sont parfois évoqués ? Quelle comparaison avec le prix de vente de l’électricité issue des ENR ? A qui et comment seront répartis les prélèvements de l’État sur les surprofits éventuels d’EDF ?

A quoi enfin correspondra la demande d’électricité entre 2023 et 2035 ? En juin 2023, compte tenu des nouveaux objectifs officiels de réduction des GES à horizon 2030 et 2035, RTE a actualisé ses prévisions 2021 qui faisaient déjà état d’une très forte augmentation de cette demande :  désormais, le scénario le plus ambitieux de 2023, celui qui permet d’atteindre les objectifs officiellement définis, conduit à une demande d’électricité qui passerait de 460 TWh aujourd’hui à une fourchette comprise entre 580 et 640 TWh. Cette situation imposerait un développement très fort des ENR, dont la production devrait passer d’ici 2035 de 120 TWh à 270 TWh et, si possible à 320.  Certes, la France (elle en est coutumière) peut prendre du retard. Quelles seront toutefois les conséquences de ce contexte de pression de la demande sur les prix si la production ne suit pas, sachant que le retard du développement des ENR est patent, comme en témoigne encore le rapport de la Cour des comptes d’octobre 2023 sur « Les soutiens à l’éolien terrestre et maritime » ?  Quel sera l’impact additionnel sur les prix de l’électricité la prise en compte des nouveaux investissements nucléaires qui vont être décidés ? Les décisions prises restent opaques, les décisions à prendre sont décisives et, sur l’essentiel, le pays, à son habitude, traine et tergiverse…

Pergama, le 4 décembre 2023