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Une liberté d’expression en danger?

Depuis les attentats du 7 octobre 2023 en Israël puis les opérations menées par Israël à Gaza, la guerre au Proche-Orient a créé des lignes de fracture dans les démocraties occidentales. Dans leur ensemble, les gouvernements occidentaux sont restés de fermes soutiens d’Israël, même si, dans le discours, ils regrettent les morts civiles à Gaza et même si, aujourd’hui, certains pays, comme l’Espagne et l’Irlande, condamnent plus nettement la stratégie de guerre israélienne. Les populations se divisent davantage. Or, en France, le gouvernement a choisi, à l’égard des « propalestiniens », une attitude suspicieuse voire accusatoire : interdictions de manifestation, convocations d’élus ou de militants politiques devant la police pour des propos suspectés d’être favorables aux terroristes ou antisémites (626 procédures d’octobre 2023 à fin janvier 2024 selon le ministère), condamnation d’un syndicaliste à la prison (avec sursis) pour apologie du terrorisme, licenciement envisagé à Radio-France d’un humoriste qui a traité le premier ministre israélien de « nazi ». Les mesures prises, du moins les interdictions de manifestation, recueillent l’assentiment d’une majorité de la population, selon un sondage IFOP (Le regard des Français sur le conflit israélo-palestinien avril 2024). Ainsi, un journal, Franc-tireur, peut-il titrer sur une palestinienne candidate de LFI aux élections européennes : « Rima Hassan, Masterclass Hamas », titre qui va loin puisqu’il incite à des poursuites judiciaires. Une minorité de la population, plutôt à gauche, accusent à l’inverse ces mesures d’être attentatoire à la liberté d’expression.  Qu’en est-il ?

Rappel des textes de droit

En France, la liberté d’expression est garantie, avec des garde-fous, dans l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ». La liberté d’expression est donc légitimement encadrée et des restrictions sont mentionnées, notamment dans la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 et dans le Code pénal. L’article 421-2-5 de ce Code, qui date de la loi du 13 novembre 2014, sanctionne ainsi l’apologie du terrorisme :

Art. 421-2-5 Code pénal :  Le fait de provoquer directement à des actes de terrorisme ou de faire publiquement l’apologie de ces actes est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 € d’amende.

Les peines sont portées à sept ans d’emprisonnement et à 100 000 € d’amende lorsque les faits ont été commis en utilisant un service de communication au public en ligne (….).

 La Convention européenne des droits de l’homme comporte également un article 10 selon lequel : « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière ».

L’alinéa 2 de cet article 10 permet lui aussi des restrictions (« ingérence » des autorités publiques) pour divers motifs, dont la sécurité nationale, la sûreté publique ou la défense de l’ordre. Cependant, très attachée à la liberté d’expression qui lui paraît le fondement de la démocratie, la Cour est très regardante sur les justifications d’une ingérence : les discours de haine et de violence sont bien évidement proscrits mais la Cour tient compte, pour permettre la répression d’une infraction, à la fois du contexte dans lequel l’expression a eu lieu, des termes mêmes des propos tenus (qui doivent traduire un appel direct ou indirect à la violence et à la haine ou une justification claire de la violence et de la haine) ainsi que des intentions de l’auteur, dont le mobile doit être raciste ou terroriste (cf. Le guide sur l’article 10 de février 2023 et son Complément de février 2024 sur les discours de haine).

La Cour appelle les gouvernements à la retenue dans l’usage de la voie pénale à l’égard de leurs adversaires politiques, surtout s’il existe d’autres moyens de répondre à des attaques qui paraîtraient injustifiées. Elle entend ainsi lutter contre « l’instrumentalisation des attaques pénales contre des opposants » et rappelle qu’il faut protéger les débats publics pour que chacun puisse exprimer ses idées, « même lorsqu’elles sont irritantes ou choquantes pour une part de l’opinion publique ». Les autorités ne peuvent intervenir et restreindre le droit d’expression qu’en cas de « besoin impérieux » et doivent proportionner les sanctions à la gravité du délit.

La circulaire du ministre de la justice sur l’apologie du terrorisme (octobre 2023)

Datée du 10 octobre 2023, la circulaire du ministre sur « les infractions susceptibles d’être commises en lien avec les attaques terroristes subies par Israël le 7 octobre 2023 » rappelle aux procureurs la nécessité de poursuivre les actes antisémites ainsi que, au titre de l’application de l’article 421-2-5 du Code pénal telle qu’elle résulte d’une jurisprudence de la Cour de cassation, « les propos de nature à inciter autrui à porter un jugement favorable sur un acte terroriste, même dans le cadre d’un débat d’intérêt général et se revendiquant comme partie d’un discours politique ».

Pour être bien compris, le ministre définit la bonne application de l’article 421-2-5 appliquée au cas d’espèces : « La tenue publique de propos vantant les attaques précitées, en les présentant comme une légitime résistance à Israël, ou la diffusion publique de message incitant à porter un jugement favorable sur le Hamas ou le Djihad islamique, en raison des attaques qu’ils ont organisées, devront ainsi faire l’objet de poursuites du chef précité ». Le tout est de savoir si les propos tenus par les personnes incriminées portaient un jugement favorable sur le HAMAS ou sur les attentats d’octobre 2023

Quelles sont les propos qui ont conduit à poursuivre ou à envisager des poursuites pour apologie du terrorisme ?

 Prenons les exemples exposés par la presse.

Le tract publié par la CGT du nord le 10 octobre 2023 et qui a conduit à la condamnation du secrétaire général de l’Union départementale du Nord disait : « Les horreurs de l’occupation illégale se sont accumulées. Depuis samedi [7 octobre], elles reçoivent les réponses qu’elles ont provoquées ».  

Mathilde Panot, responsable du groupe parlementaire LFI à l’Assemblée nationale, a été entendue dans le cadre d’une enquête pour apologie du terrorisme sur le fondement du communiqué suivant : « L’offensive armée de forces palestiniennes menée par le Hamas intervient dans un contexte d’intensification de la politique d’occupation israélienne à Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem Est. Nous déplorons les morts israéliens et palestiniens. Nos pensées vont à toutes les victimes (…) ».

Rima Hassan semble être incriminée sur le fondement d’une interview à un média sur Internet, Le Crayon, où, appelée à répondre vrai/faux à une question, répond « vrai » à une interrogation sur « la légitimité de l’action du Hamas » (mais sans référence au 7 octobre). Rima Hassan a précisé ensuite qu’elle maintenait l’appréciation sur la légitimité d’un « mouvement de résistance » et s’était prononcée dans d’autres interviews sur sa condamnation des massacres de civils qui ont eu lieu le 7 octobre, estimant qu’une action de résistance ne peut tout excuser.

 Y a-t-il incitation à un jugement favorable sur un acte le terrorisme quand une personne le resitue dans un contexte et, s’agissant des attentats terroristes du 7 octobre, juge qu’Israël porte une part de responsabilité ?

C’est vraiment le nœud de la question : expliquer, est-ce « vanter » ?

L’on peut être choqué que les messages repris ci-dessus, notamment celui du tract de la CGT, soient froids et n’expriment pas, à l’exception du communiqué de La France insoumise, de compassion envers les victimes du 7 octobre. Mais aucun « n’incite à juger favorablement » le terrorisme : en revanche, ils disent que les actions préalables d’Israël (le contexte de la colonisation, l’occupation illégale des territoires palestiniens par Israël) contribuent à les expliquer.

Or, ce lien n’est ni nouveau, ni surprenant : d’innombrables analyses d’historiens, d’écrivains, de politistes et d’hommes politiques expliquent les horreurs du 7 octobre par l’histoire et par les choix d’Israël envers les palestiniens. Elie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël en France, a déclaré : « Ces événements sont surprenants mais étaient prévisibles » ; en France, la sénatrice  honoraire Josette Durrieu déclare : « Oui, ils étaient prévisibles, sauf à s’obstiner et ne pas vouloir analyser le contexte, préciser les causes et les conséquences de l’histoire immédiate de ces territoires occupés par Israël et le gouvernement de Netanyaou qui s’est formé avec l’appui de la pire extrême droite israélienne, celle qui en 1995 assassinait Rabin ! ». « Où nous sommes nous trompés ? » disait dans le Monde, en octobre 2023, un professeur israélien de sciences politiques, Ilan Greilsammer, qui évoque le sous-développement économique et social des populations arabes, les discriminations, le militantisme religieux, les expulsions de leurs maisons de populations arabes, l’attitude des colons d’extrême-droite qui veulent en découdre avec elles… » ; « Comment le Hamas a récupéré le désespoir palestinien » indiquait une chercheuse dans The Conversation, en octobre 2023.

L’analyse la plus sensible est celle de l’écrivaine libanaise Dominique Eddé, parue, en octobre 2023, dans Le Monde, que l’on peut citer longuement : « Que s’est-il passé pour qu’un jeune homme qui, dans les années 1980, lançait des pierres pour se faire entendre d’une armée d’occupation toute-puissante soit devenu le père d’un autre jeune homme réduit à commettre un massacre de civils pour exister ? Il s’est déroulé en silence, une décennie après l’autre, au mépris des consciences, à l’abri des regards, un processus de sabotage et de destruction du peuple palestinien qui apparaît, avec le recul du temps, comme celui d’une épuration ethnique. Et ce meurtre collectif, auquel auront collaboré tous ceux qui l’ont permis ou encouragé, au premier rang desquels une majorité de régimes arabes, a enfanté l’horreur à laquelle nous assistons aujourd’hui. Nous ne nous trouvons pas face à un début, mais face à un terme. Le terme d’un long processus de décomposition et de démembrement qui aura dépecé la région tout entière et signé la défaite colossale de tous les acteurs concernés.

 Ce qui est à présent largement reçu en Occident comme une attaque de la barbarie contre la civilisation, bloc contre bloc, est en réalité le terrible exutoire de l’horreur quand toutes les autres issues ont été bouchées ».

Si l’on admet qu’il est permis de tenter d’« expliquer » la survenue de la barbarie, reprenons le conseil donné au ministre de la justice, en avril 2024, par le Président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme : « il ne revient pas aux autorités judiciaires d’intervenir dans ces débats en qualifiant d’apologie du terrorisme toute mise en perspective historique des attentats du 7 octobre, dusse-t-elle choquer certains ».

Ou alors, il faudrait poursuivre le secrétaire général de l’ONU pour apologie du terrorisme, quand, réclamant en octobre 2023 un cessez le feu et l’arrêt des violations du droit humanitaire par l’armée israélienne à Gaza, il a dit « l’attaque du Hamas n’était pas arrivée dans le vide, les Palestiniens ayant supporté 56 ans « d’occupation suffocante ».

Attaques contre la liberté d’expression : graves ou pas ?

« Bon, on n’est pas en Russie quand même ! » s’exclamait récemment un animateur radio qui se serait bien passé d’entendre les intellectuels invités lui faire la leçon sur le respect de la liberté d’expression. Bien sûr que non. Les personnes poursuivies aujourd’hui seront blanchies en appel ou le seront par la Cour européenne des droits de l’homme, pour celles qui auront l’argent et le courage d’aller jusque-là. Mais ce qui se passe reste problématique : des personnes sont poursuivies pour rien et peinent à se défendre ; l’on mesure combien, sur les questions sensibles, la parole officielle ne veut plus de débat ; l’on accepte de déshonorer les opposants en brandissant leur antisémitisme supposé ; on discrédite ainsi des étudiants qui sont les seuls à manifester contre la barbarie qui se déroule à Gaza : ils seraient dans le meilleur des cas naïfs et manipulés, « d’une ignorance crasse », ne comprenant pas « la complexité de l’histoire »,  et, au pire,  il faudrait les exclure de la communauté républicaine : « Les étudiants qui bloquent les universités, ce n’est pas la République » a dit notre Président. Certes, ils sont minoritaires, certes, ils sont péremptoires, certes, ils sont militants. Mais à ne pas vouloir les entendre, on appauvrit la démocratie.

Pergama, le 15 mai 2024