Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) a fait paraître, en octobre 2024, un rapport alarmiste sur la protection de l’enfance et, notamment, sur l’aide sociale à l’enfance (ASE). Le rapport rappelle que le dispositif législatif est très protecteur et complet (il fait référence aux trois lois récentes qui tendent à l’améliorer, loi du 5 mars 2007, du 14 mars 2016 et du 7 février 2022), tout en insistant sur le fait que les pratiques sont très différentes des principes affirmés par les textes.
Faut-il l’avouer toutefois ? L’avis, qui adopte pourtant un ton dramatique, est peu percutant. Certes, il met en valeur deux faits. D’abord, le scandale très ancien des mesures judiciaires non exécutées ou en attente : selon le rapport, le délai moyen de mise en œuvre de la décision des juges (notamment la mise en place d’actions éducatives en milieu ouvert, c’est-à-dire de mesures d’accompagnement et de surveillance des mineurs en danger qui restent dans leur famille) serait de 6 mois, alors que celles-ci sont souvent urgentes. Aucune solution ne semble donc avoir été apportée à une situation dénoncée depuis plus d’une décennie, celle d’enfants qui devraient être aidés et qui restent « en rade ». Le rapport du CESE montre également que les besoins d’intervention ne cessent de croître, tandis que les services de l’ASE se heurtent à des difficultés de fonctionnement : la DREES décompte, fin 2022, 381 000 mineurs qui font l’objet d’une mesure ASE, que ce soit à domicile ou dans le dispositif d’accueil. 208 000 mineurs et jeunes majeurs sont accueillis à l’ASE, soit + 49 % en 10 ans. Parallèlement, le nombre des emplois vacants s’amplifie (le social et le médico-social n’attirent plus), les familles d’accueil se raréfient et quelques milliers d’enfants, qui devraient quitter leur famille, sont en attente d’une place.
Mais, au-delà de cette réalité, un bilan plus factuel serait nécessaire : or, plus qu’à des dysfonctionnements concrets, le CESE s’attache surtout à des préconisations permettant de construire une société respectant pleinement les droits de l’enfant. Le bilan de l’ASE, on le trouve davantage dans le rapport sénatorial du 5 juillet 2023 (Mission d’information sur l’application des lois relatives à la protection de l’enfance) et, faut-il le dire, dans l’actualité. C’est un paradoxe : le rapport sénatorial, sec et factuel, soulève l’émotion et la réalité d’abandon vécue par les enfants de l’ASE éclate dans les révélations suffocantes d’un procès, celui de Châteauroux, qui témoigne pourtant, on l’espère sans en être certain, de maltraitances exceptionnelles.
Le rapport sénatorial de 2023 établit le degré d’atteinte des objectifs poursuivis par les lois récentes. Les réponses sont désespérantes : les dispositifs destinés à favoriser la remontée des « informations préoccupantes » concernant des enfants en danger se sont mis en place, mais les délais de traitement peuvent dépasser le maximum de 3 mois prévu par les textes ; la mise en œuvre du référentiel d’évaluation de ces informations préoccupantes sera une œuvre de longue haleine et n’est pas aboutie ; la « déjudiciarisation » des entrées n’a pas eu lieu : 75 % des décisions d’entrée dans le dispositif de l’ASE sont dus aux juges : les services de l’ASE, manque de personnel ou facilité, ne jouent plus leur rôle de prévention et de dialogue avec les familles ; les dispositions facilitant l’accueil de l’enfant par un membre de sa famille sont restées lettre morte ; la non séparation des fratries est un vœu pieux ; le « projet pour l’enfant », pourtant obligatoire, est rarement mis en œuvre ; l’accompagnement de la sortie de l’ASE est très en deçà de ce qu’espérait le législateur ; les départements ne respectent pas toujours leurs obligations de prise en charge des jeunes majeurs ; toutefois, l’hébergement hôtelier offert aux adolescents et notamment aux mineurs non accompagnés se réduit depuis que la loi de 2022 les interdit.
Quant au procès de Châteauroux, où l’on a entendu le témoignage des enfants confiés par le département du Nord à des familles d’accueil non agréées, où ils ont été battus, violentés, esclavagisés, qu’y voit-on ? Des politiques et des professionnels indifférents qui n’ont pas reconnu leur responsabilité (mystère de la justice, ces décideurs n’ont pas été inquiétés pénalement, c’était le procès d’individus là où l’on aurait attendu la reconnaissance de défaillances du service public) et qui ont expliqué que ces enfants étaient difficiles et qu’il fallait bien les mettre quelque part. On a vu la violence et l’humiliation d’enfants qui resteront marqués et entendu les plaintes que personne n’a entendu. La pratique était pourtant connue : en 2020, un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales dénonçait déjà le recours à des placements d’enfants dans des institutions non agréées.
Resituons ces données dans une perspective de moyen terme. Depuis une quinzaine d’années, les constats du dysfonctionnement de la protection de l’enfance sont récurrents : dès 2009, un rapport de la Cour des comptes soulignait l’insuffisance de la maîtrise du « parcours » des enfants recueillis (avec une succession de décisions sans toujours vision de long terme) et le contenu trop flou des « mesures éducatives en milieu ouvert. Le Conseil économique, social et environnemental, dans un rapport de juin 2018, relevait les multiples transferts dont sont victimes, lors de leur prise en charge à l’ASE, les enfants, surtout les enfants « difficiles », souffrant de troubles psychiatriques ou de handicaps. Il évoquait l’extrême précarité auquel sont exposés les jeunes sortant brutalement de l’ASE à 18 ans, sans bagage, sans argent, sans famille et le gaspillage que représente une prise en charge coûteuse qui se termine par une mise à la rue. Le 3 juillet 2019, le rapport d’une mission d’information de l’Assemblée nationale évoquait « les dysfonctionnements de l’accueil » des enfants, les carences en termes de suivi médical, notamment en pédopsychiatrie, l’insuffisance de la lutte contre l’échec scolaire, qui est fréquent, l’absence d’un véritable suivi malgré l’obligation d’établir un « projet pour l’enfant » et, enfin, la séparation entre frères et sœurs.
Plusieurs lois ont tenté d’améliorer la situation mais, en réalité, leur contenu met encore davantage en lumière les défaillances des services : la loi du 5 mars 2007 insiste sur des obligations existantes, la priorité de la prévention et la bonne évaluation de la situation des enfants en danger ; la loi du 14 mars 2016 met l’accent sur des évidences : nécessité de parcours stables, élaboration d’un « projet pour l’enfant », réexamen périodique des décisions, préparation effective des sorties et mise en place plus systématique d’un accompagnement après la majorité, jusqu’à 21 ans ; la loi du 7 février 2022 note que le dispositif de la protection de l’enfance n’a pas permis jusqu’ici de protéger les enfants contre les violences, y compris en institution : la loi vise donc à améliorer les garanties offertes, demande aux établissements de formaliser un dispositif de prévention et de lutte contre la maltraitance institutionnelle, exige un meilleur contrôle des familles d’accueil, interdit la séparation des fratries et le placement en hôtel, enfin rend obligatoire l’accompagnement des jeunes majeurs.
Dans sa conclusion, après un constat dur, le rapport sénatorial de 2023, conseille, avec bon sens, de ne plus légiférer avant de s’assurer que les objectifs des lois précédentes sont atteints. Cela implique d’abord, dit-il, que l’État veille à ce que les juges en charge de la protection de l’enfance soient en nombre suffisant, que la lutte contre la désaffection envers les métiers sociaux gagne en efficacité, qu’il y ait une remobilisation de tous pour respecter les droits des enfants. C’est sans doute ce qu’il faut faire mais comment être certain que la situation, humainement insupportable, s’améliorera enfin ?