Valérie Pécresse, Présidente de la Région Ile-de-France, commentant la mission confiée à E. Musk par le président élu D. Trump, a déclaré rêver d’un « Comité de la hache anti-bureaucratie » sur le même modèle : elle se réfère à un Comité de réorganisation administrative nommé en 1938, qui s’était autoproclamé « Comité de la hache » mais a été faiblement efficace. V. Pécresse ne l’aurait sans doute pas été davantage, elle qui, aux présidentielles 2022, promettait 200 000 suppressions d’emplois publics, tout en assurant parallèlement qu’elle augmenterait le nombre des enseignants, des soignants, des policiers, des juges et des surveillants pénitentiaires. Elle promettait aussi la suppression des normes inutiles, comme N. Sarkozy avant elle, qui n’a quasiment rien changé.
Quant à G. Kasbarian, Ministre de la Fonction publique, de la simplification et de la transformation de l’action publique, il a déclaré sur X avoir hâte d’échanger avec ce même E. Musk sur « les bonnes pratiques pour réduire l’excès de bureaucratie et repenser les organisations publiques au bénéfice de l’efficacité des fonctionnaires ». Prendre pour modèle et ami le pilier de la désinformation et du complotisme aux Etats-Unis n’est peut-être pas, pour un ministre en charge notamment d’enseignants, de scientifiques et de chercheurs, un choix très judicieux.
Il est possible que ces soutiens à un libertarien qui n’aime pas l’État soient de l’ordre de la simple sottise, juste pour prendre un peu la lumière, sans mesurer la violence des visées de D. Trump et d’E. Musk. Mais peut-être ces responsables agissent-ils en éclaireurs de l’idéologie trumpiste, ceux qui en France lèvent la tête. Il est alors utile de rappeler ce que veut Musk et le projet d’ensemble auquel il va contribuer.
Que veut Musk ? De quoi est-il chargé ?
Dans une tribune publiée il y a quelques jours dans le Wall Street Journal, les deux futurs dirigeants du DOGE (Department of government efficiency) nouvellement créé, E. Musk, entrepreneur largement subventionné par l’État et patron du réseau social X, et V. Ramaswamy, entrepreneur en biotechnologies, ex-candidat à l’investiture républicaine en 2024, expliquent leurs intentions.
En premier lieu, sans doute pour contourner les règles en matière de nomination des responsables gouvernementaux et de conflits d’intérêts, les deux business men annoncent que le DOGE ne fera pas partie du gouvernement : ils se présentent comme des « volontaires du dehors » qui serviront de « conseil » pour couper dans les dépenses. Ils annoncent ainsi vouloir supprimer les subventions d’institutions qui militent à gauche (« des ennemis de l’intérieur », comme dirait Trump), le planning familial, des organisations internationales et aussi la radio-télévision publique. Ils s’attaqueront aussi au budget du Pentagone, dont les chefs seraient incapables d’expliquer où passe l’argent.
Surtout, la volonté est de mettre à bas les « agences fédérales ».
Aux États-Unis, l’administration fédérale est composée d’un ensemble d’« agences », créées par le Congrès par voie législative et, pour la plupart, placées sous l’autorité de l’exécutif, qui reçoivent une délégation dans un domaine précis d’activité (transports, protection de l’environnement…) pour édicter des règles, allouer des autorisations et sanctionner les contrevenants. Ce modèle d’administration, différent de l’administration française classique, se rapproche de nos « autorités administratives indépendantes », comme, par exemple, l’Autorité de la concurrence ou l’ARCEP (autorité de régulation des communications électroniques, des Postes et de la distribution de la presse). Comme nos AAI, leurs dirigeants et leur personnel jouissent de protections particulières, pour leur permettre de remplir leur mission sans être dépendant du caprice des politiques.
Depuis longtemps, ce modèle est aux USA l’objet de critiques : bien que les agences fédérales soient créées et mandatées par le Congrès, elles auraient acquis un pouvoir trop large, notamment grâce à une jurisprudence ancienne de la Cour suprême portant sur la « deference » judiciaire, dispositif en vertu duquel l’interprétation de la règle effectuée par les agences s’impose aux tribunaux dès lors qu’elle apparaît fondée et raisonnable. Elles seraient aussi trop coûteuses et excèderaient leur pouvoir. L’on ne sait trop démêler, dans ces critiques, la part de celles qui sont fondées et la part de l’allergie traditionnelle du citoyen américain pour le pouvoir fédéral.
Notons simplement que le choix de confier un domaine à des autorités indépendantes missionnées pour le réguler irrite également certains parlementaires de droite en France : la droite aime les fonctionnaires qui lui sont directement soumis. Des rapports du Sénat français évoquent, dans les années 2010, les AAI comme « un État dans l’État » et soulignent la nécessité de resserrer le contrôle parlementaire sur ces « autorités ». Le débat posé (il n’est nullement négligeable) est d’abord de savoir si l’administration, pour être puissante, doit être spécialisée (le choix en France est indécis, les « agences » sont multiples mais l’administration reste généraliste). Il est aussi de fixer les limites de la dépendance : l’agence américaine, créée par le pouvoir, jouit d’une indépendance fonctionnelle dans les limites de sa mission et rend compte au politique de ses résultats d’ensemble et non pas de ses actes au jour le jour. En France, le choix dominant est inverse : il est de laisser l’administration sous l’autorité du pouvoir politique (les ministres sont le chef de leur administration), tout en garantissant aux fonctionnaires une « neutralité » déontologique et le respect de l’état de droit. Il y a une dizaine d’années, dans un rapport public, le Conseil d’État plaidait, au nom même de l’efficacité, pour le modèle d’« agences » plus autonomes et spécialisées, jugées sur leurs résultats.
C’est ce modèle des agences fédérales que veulent casser E. Musk et V. Ramaswamy. Ils indiquent agir au nom de la démocratie, qui exigerait que l’administration soit placée sous la responsabilité directe des élus du peuple, sans nier toutefois qu’ils ne veulent plus de « régulation ». L’objectif n’est pas caché, qui est d’alléger les contraintes et de se passer des normes, en particulier celle de l’Agence fédérale de l’environnement, connue pour appliquer très strictement sa mission de protection, celle de la Food and Drug administration qui régit notamment les biotechnologies ou l’Agence compétente sur les transports, qui freine la voiture sans conducteur promue par Elon Musk.
Les patrons américains veulent être libres, libres de faire ce qu’ils veulent et parfois n’importe quoi. Le projet des démocrates de mettre en place, en 2023, une « Digital consumer protection commission », pour faire respecter par les puissances « tech » les règles de concurrence et de protection des données personnelles, est apparu comme insupportable à des entreprises de la Silicon Valley qui violent ces droits tous les jours. On est loin de la recherche d’efficacité des fonctionnaires qui fait l’admiration de notre ministre de la Fonction publique.
Quels moyens ? Comment E. Musk va-t-il s’y prendre ?
La tribune du Wall Street Journal explicite la méthode. Le DOGE va s’appuyer sur deux jurisprudences récentes de la Cour suprême, dont on mesure à cette occasion l’importance politique : la première (West Virginia, juin 2022) porte sur le « Clean power plan », programme de réduction des gaz à effet de serre élaboré par Obama et suspendu par Trump en 2019. La Cour a jugé que l’Agence de protection de l’environnement ne pouvait imposer à ce titre des plafonds de réduction de la production d’électricité produite par des énergies fossiles, au motif que, pour toute question ayant des conséquences économiques ou politiques majeures, la décision ne pouvait appartenir qu’au Congrès. L’objectif est de montrer que l’Agence, qui avait reçu une mission et disposait d’un pouvoir « réglementaire » pour l’appliquer, n’en a plus le droit.
En outre, la Cour suprême, par l’arrêt Loper Bright de juillet 2024, est revenue sur la jurisprudence ancienne de « deference » mentionnée ci-dessus, selon laquelle les tribunaux appliquent les interprétations de la loi effectuées par les agences « quand elles sont raisonnables et fondées ». Désormais, seuls les tribunaux judiciaires pourront le faire, pas les Agences.
Si les agences n’ont pas de véritables délégations pour interpréter et appliquer le droit, pourquoi garder leurs fonctionnaires ? La tribune de Musk indique que les licenciements devront être « proportionnels aux régulations supprimées ». En outre, on ajoute quelques brimades : le télétravail des fonctionnaires sera totalement supprimé et leur présence effective au travail vérifiée, dans l’espoir sans doute de les faire partir d’eux-mêmes ou de les sanctionner pour absence.
La préoccupation d’E. Musk est politique, pas gestionnaire : il veut un « État minimal », en tout cas un État qui n’encadre plus les activités industrielles et commerciales et un État qui dispose de beaucoup moins de moyens : il promet 2000 Mds d’économies, soit 30 % du budget général. Cette véritable saignée veut faire disparaître une partie de l’État.
Dans quel projet d’ensemble s’insèrent les desseins d’E. Musk ?
1° Il faut d’abord noter que le projet de Trump est loin de déplaire à une part de la population : la destruction des régulations répond à une conviction profonde de la société américaine, qui promeut la lutte de l’individu contre les institutions castratrices et salue sa réussite malgré les obstacles que la société lui oppose. La responsabilité est vue d’abord comme individuelle, ce qui explique l’attachement farouche à la libre expression malgré tous les excès qui n’empêchent pas les plus moralistes de la défendre, d’autant qu’elle est inscrite dans une Constitution interprétée comme un texte qui défend la liberté des Américains contre les contraintes de l’État.
Le terme de « Deep state » utilisé par l’ancien conseiller de D. Trump, S. Bannon, selon lequel les fonctionnaires s’organisent pour imposer leurs propres desseins aux politiques, reçoit très bon accueil chez tous ceux qui soupçonnent des manipulations et n’acceptent pas la notion d’État fédéral. En France, de temps en temps, l’expression est reprise (elle l’a été par E. Macron[1]), ce qui traduit une conception étriquée du rôle du fonctionnaire, petit soldat obéissant, passif et loyal qui n’a pas à conseiller les dirigeants pour les aider à remplir leur mission.
Surtout, ce mouvement de rejet d’un État fédéral rencontre l’assentiment des capitalistes d’aujourd’hui, y compris des entrepreneurs de la Silicon Valley, comme le très influent Peter Thiel, qui a fondé Paypal. Thiel théorise l’opposition entre la démocratie et la liberté : la démocratie, c’est la médiocrité, la lutte contre les élites (à Stanford, il militait contre l’arrivée des femmes et des minorités qui « ferait baisser le niveau »). Les génies doivent être libres de concrétiser des rêves, transhumanisme, victoire sur la mort, installation sur d’autres planètes, qui vont permettre « l’augmentation » de tous.
Ce n’est pas pour autant que les entrepreneurs trumpistes sont tous des frappadingues qui rêvent de dominer la mort : ils pensent toutefois que les régulations tuent l’innovation mais surtout qu’ils sont devenus légitimes à porter une parole politique. Dans son ouvrage de 2023 La tech, quand la Silicon Valley refait le monde, le sociologue O. Alexandre souligne combien l’immixtion dans la politique de tels entrepreneurs diffère de celle des Carnegie ou des Rockefeller, qui voulaient simplement acheter les politiciens pour éviter des lois qui leur seraient défavorables : l’accès aux technologies donnent aux patrons de la Silicon Valley un pouvoir bien plus direct ; ils fascinent, ils agissent sur l’opinion, ils sont présents sur tous les continents, ils interviennent dans les questions internationales, ils se considèrent comme parties prenantes des questions de communication mais aussi d’éducation, de santé ou de monnaies. Un E. Musk considère qu’il a le droit de prendre parti dans les émeutes racistes au Royaume-Uni, dans la guerre en Ukraine, dans le conflit entre le gouvernement italien et les juges sur l’immigration et il ne se gêne pas.
2° Le champ de la régulation inclut des domaines très divers, dont les activités bancaires et financières.
Dès son premier mandat, D. Trump a tenté de déréguler ce secteur. Aujourd’hui, Vivek Ramaswamy veut s’attaquer à la Réserve fédérale (la banque centrale des USA), dont il veut renvoyer 90 % des effectifs, tandis que D. Trump veut « avoir son mot à dire » sur les décisions de hausse et de baisse des taux qui sont aujourd’hui l’apanage des banques centrales. De même, le Président de la SEC (Securities and exchange commission, autorité de régulation des marchés financiers), menacé d’être licencié par Trump, vient de démissionner : il était attaqué par les avocats des plates-formes de cryptomonnaies, qu’il voulait encadrer, parce qu’il « freinait les innovations » et avait été désavoué en juin dernier par un tribunal pour avoir outrepassé ses droits en exigeant des fonds spéculatifs de publier leur ratio Fonds propres /endettement, qui, d’après tous les experts, dépassent les seuils prudentiels. Ce sont bien ces « Hedge funds » qui soulèvent aujourd’hui l’inquiétude des régulateurs : ils jouent le rôle de banques sans être soumis aux réglementations existantes et peuvent provoquer une crise financière internationale, comme en 2008. Qui va encadrer leur activité dès lors que la seule règle, c’est de déréguler ?
3° Le pouvoir trumpiste veut également s’attaquer à l’indépendance de la justice pour « régler leur compte » à ses opposants : le réseau de radiodiffusion publique a ainsi recensé pendant la campagne présidentielle 100 menaces précises de D. Trump sur ses « ennemis », en particulier les juges et les procureurs qui l’ont poursuivi et doivent être « virés ».
Trump envisagerait de remettre en vigueur une réglementation datant d’octobre 2020, « le programme F », qui l’autorisait à créer une catégorie de fonctionnaires (ceux disposant d’un pouvoir décisionnaire) licenciables à son bon vouloir. L’objectif est d’épurer les responsables publics et de les contraindre à une loyauté totale envers lui. Il existe déjà, il est vrai, un système de dépouilles qui permet de remplacer les détenteurs de postes stratégiques mais leur nombre est limité. Le projet serait d’augmenter considérablement leur nombre.
“C’est la bataille finale. Avec vous à mes côtés, nous allons démolir l’État profond. Nous expulserons les va-t-en guerre du gouvernement, nous chasserons les mondialistes, nous bannirons les communistes, nous éliminerons une classe politique tarée qui nous hait, nous balayerons les soi-disant médias d’information et nous libérerons l’Amérique de ceux qui lui veulent du mal, une fois pour toutes.”
Discours de Donald Trump, convention républicaine de Caroline du Nord, juin 2023
4° Trump veut également s’attaquer à la lutte contre le dérèglement climatique et aux droits humains.
Inonder les Etats-Unis de pétrole (Drill, baby, drill), tel est le projet de Trump, pour lequel le réchauffement climatique est un « canular ». Il entend revenir sur « L’inflation reduction act », qui soutient l’énergie verte, sortir de l’accord de Paris, voire de la convention cadre de l’ONU sur le changement climatique. Ce choix mettra à mal tous les efforts des pays pour éviter les conséquences tragiques du dérèglement en cours.
En outre, protégé désormais par l’immunité garantie par la Cour suprême pour ses « actes de gouvernement », il a proclamé vouloir mettre massivement en détention puis expulser tous les migrants irréguliers (on se souvent des actions de séparation des enfants et de leurs familles lors de mesures semblables durant le premier mandat), s’opposer aux crédits en faveur d’une action humanitaire internationale, utiliser l’Insurrection Act qui lui permettrait d’utiliser l’armée pour traquer ses opposants.
Il faudrait ajouter à ce programme interne la perspective d’intensification des guerres commerciales et d’une action internationale favorable aux dictateurs et aux criminels.
Certes, il est probable que D. Trump rencontrera des difficultés lors de l’application de ce programme. Il est possible que des dissensions surgissent, que certains Républicains plus modérés soient choqués, que le désordre s’installe et que le pouvoir comprenne que certaines décisions sont nocives aux intérêts américains. Mais rien n’est certain. Par ailleurs, il n’est pas niable que la question des normes, y compris environnementales, est complexe : les protestations contre leur nombre, leur complexité ou leur coût ne sont pas toujours illégitimes. Cependant, la réponse n’est pas l’éradication de la régulation : elle fonde notre vie commune, mais doit être acceptable, équitable, économiquement soutenable. En tout état de cause, ce n’est pas en menaçant l’administration et la justice et en exigeant son alignement politique que son efficacité sera renforcée. Ce n’est pas en enfermant les migrants dans des camps et en les séparant de leurs enfants que l’on respectera les intérêts profonds d’un pays où les immigrés font tourner toute une part de l’économie. Ce n’est pas en se moquant du dérèglement climatique qu’on y échappera. Que des responsables politiques français admirent l’entreprise trumpienne est, dans ces conditions, très inquiétant.
Pergama, le 25 novembre 2024
[1] E. Macron a employé cette expression en 2019 devant la Conférence des ambassadeurs, pour les convaincre qu’il fallait considérer V. Poutine comme un allié potentiel à ramener dans le giron européen, malgré l’avis de « l’État profond » (il visait l’ensemble des diplomates) qui le mettait en garde contre cette naïveté.