La Cour d’appel de Paris a engagé le 22 octobre dernier l’examen d’un recours contre le non -lieu prononcé le 2 janvier 2023 sur une plainte de 2006, plainte qui avait été déposée par des associations pour empoisonnement des terres antillaises et des Antillais eux-mêmes au Chlordécone, pesticide et perturbateur endocrinien massivement utilisé notamment dans les bananeraies d’outre-mer.
L’histoire est représentative de toutes celles qui ont mis à mal, ces 50 dernières années, la crédibilité de la parole publique et la confiance envers les décisions prises par l’État, minant sans doute aussi la confiance envers la justice et le recours au droit pour réparer les conséquences du cynisme de certains grands groupe économiques et des politiques qui leur ont obéi.
En 1969, le Comité en charge d’homologuer le chlordécone refuse de le faire, à cause de son caractère toxique. Il sera pourtant autorisé 3 ans plus tard, à titre dérogatoire, après avoir été rétrogradé de « toxique » à « dangereux », sur demande des exploitants de bananeraies. L’autorisation sera renouvelée en 1981, sans que soit produit de dossier toxicologique ou étudiant les conséquences sur l’environnement. Or, dès 1979, l’OMS a classé le chlordécone comme un perturbateur endocrinien neurotoxique, reprotoxique, cancérogène possible. Le produit a été interdit aux Etats-Unis dès 1977 et en Suède en 1978, décennie pendant laquelle de nombreuses études en ont souligné les risques.
Sur la pression du lobby des grandes propriétaires de bananeraies, il sera utilisé aux Antilles jusqu’en 1993 (il est interdit dès 1990 en métropole).
En novembre 2019 a été publié le rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur l’impact économique, sanitaire et environnemental de l’utilisation du chlordécone aux Antilles, sur les responsabilités dans la prolongation de son autorisation et sur l’indemnisation des victimes. Le rapport ne cache rien, ni le désastre écologique (le produit imprègne les sols et l’eau et contamine actuellement encore les productions agricoles) ni les risques sanitaires : ils sont avérés pour les enfants exposés en période prénatale et, s’agissant des adultes, l’exposition au chlordécone augmente le risque de cancers, notamment les cancers de la prostate, dont l’incidence est forte aux Antilles. Longtemps, les rapports de santé publique qui évoquaient cette incidence élevée indiquaient systématiquement que c’était lié à l’origine africaine de la population, mentionnant certes le Chlordécone comme facteur possible mais sans pouvoir, faute d’étude précise, en quantifier l’action. De fait, en 2013, un projet sur le lien entre le chlordécone et le cancer de la prostate a été proposé à l’Institut national du cancer, qui a refusé de le financer, en arguant que la méthodologie proposée était critiquable (Agnès Buzyn dirigeait alors l’INCA). Depuis lors, une étude de 2019 de la revue « International Journal of cancer » indique, après un suivi de 6 ans de personnes atteintes, que le chlordécone n’augmente pas seulement le risque de développer un cancer mais influence l’avenir de la maladie quand elle est déjà installée. L’exposition au produit multiplie les risques de récidive de cancer de la prostate par 3. Aujourd’hui, l’imprégnation au chlordécone touche 90 % de la population.
Resterait à assumer ce qui relève d’un très vieux scandale sanitaire.
Le rapport parlementaire de 2019 souligne la responsabilité de l’État, même si les ministres de l’agriculture de l’époque (H. Nallet puis J-P Soisson puis L. Mermaz) ont tous affirmé n’avoir jamais entendu parler du dossier. Le rapport a proposé une réparation par un fonds d’indemnisation. Celui-ci a été mis en place en 2020 mais ne prend en charge que les personnes qui ont été exposées professionnellement pendant une longue durée. Ni la population générale, ni les travailleurs non déclarés ou n’ayant travaillé dans les bananeraies que quelques années ne sont indemnisés en cas de maladie.
En 2006, des associations et la Collectivité territoriale de Martinique ont déposé une plainte pour tromperie, empoisonnement, administration de substance nuisible et mise en danger de la vie d’autrui.
La plainte de 2006 a sans doute dormi de longues années. Il a en tout cas fallu 17 ans aux juges pour expliquer aux plaignants, en 2023, que leur plainte au pénal ne pouvait pas aboutir, parce l’État qu’ils mettaient en cause ne peut être poursuivi au pénal (c’est la loi) et que seules les juridictions administratives peuvent reconnaître sa responsabilité et indemniser les personnes lésées ; que, s’agissant des ministres (qui, au demeurant, niaient avoir décidé quoi que ce soit), leur responsabilité ne pouvait être mise en cause que devant la Cour de justice de la République ; que, pour les autres personnes physiques ou morales susceptibles d’être pénalement poursuivies, soit il n’y avait pas de trace qui permettait de leur imputer personnellement la décision, soit , s’agissant des agents publics ayant avalisé les décisions, on ne pouvait démontrer « une faute personnelle détachable du service » pour les incriminer, soit que les personnes morales citées avaient disparu depuis des années ; qu’au demeurant de nombreux faits cités étaient prescrits. D’où la décision de non-lieu du tribunal de février 2023.
Ce petit cours de droit asséné, les magistrats reconnaissaient toutefois, après avoir mis 17 ans à instruire la plainte, que l’affaire représente un vrai scandale sanitaire et regrettaient l’inaction des agents de l’État.
Les plaignants de 2006 ont été mal conseillés. Tout avocat sait qu’il faut souvent mieux renoncer à la justice pénale, même pour des conduites apparemment criminelles et qu’il vaut mieux attaquer au civil si on veut obtenir une reconnaissance de culpabilité et une indemnisation : les décideurs, les patrons, les ministres évitent de laisser des traces personnelles quand ils agissent mal et, quelle que soit l’évidence, le pénal exige la preuve d’un acte personnel délibéré. Quand c’est l’État qui est en cause, le pénal est impossible. Quand ce sont des agents publics, le pénal est compliqué parce que les décisions sont souvent collectives et que le directeur dira qu’il a signé sans comprendre tandis que le responsable du bureau dira que l’état de la science ne lui permettait pas de comprendre le danger.
Pourtant, les plaignants de 2006 ont fait appel du non-lieu. Ils éprouvent, il faut le comprendre, un violent sentiment d’injustice devant l’impunité des coupables, même si le jugement de non-lieu paraît solidement fondé en droit. Le calvaire continue donc : la Cour d’appel va examiner en novembre 2024 deux questions prioritaires de constitutionnalité pour savoir si elle est favorable à leur transmission au Conseil constitutionnel, l’une sur la responsabilité pénale de l’État, l’autre sur le rejet par le jugement de la qualification d’empoisonnement, les magistrats ayant considéré que cette qualification, qui suppose une intention de tuer, ne peut être retenue en l’occurrence. Quand elle les aura rejetées, la Cour d’appel passera au fond. Elle mettra quelques mois à tourner autour, avant de décider. L’affaire paraît mal partie.
Les Antillais en garderont sans doute le sentiment que l’État n’a pas joué son rôle de protection et qu’ils ont été délibérément sacrifiés à des intérêts économiques. Si la loi pénale ne peut rien pour assouvir leur demande de justice, il faudrait que l’État assume publiquement le préjudice d’une population toute entière, élargisse le droit à indemnisation en cas d’atteinte à la santé et évalue rigoureusement l’efficacité des plans Chlordécone qu’il pilote…bref qu’il agisse comme s’il avait été condamné par la justice administrative, ce qui aurait dû être le cas.