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Politique de défense : nous ne sommes pas prêts

Les derniers mois ont été marqués par des coups de semonce inquiétants dans le domaine de la défense : au niveau national, une évaluation de la politique de défense française est parue en janvier 2024 (Sommes-nous prêts pour la guerre ? J-D Merchet, Robert Laffont)) qui explique clairement que, malgré l’augmentation des dépenses militaires, la France ne serait pas capable d’une action décisive en cas d’engagement majeur ;  autre mauvaise nouvelle, pendant de longues semaines l’aide militaire américaine à l’Ukraine a été bloquée, révélant une dépendance de ce pays aux armes et aux munitions financées et fournies par les pays occidentaux si manifeste que certains experts américains ont pu annoncer que l’Ukraine perdrait la guerre dans le courant de l’année si l’aide américaine n’était pas reprise : celle-ci a été débloquée en avril 2024 ; pour autant, les ukrainiens sortent épuisés de l’épisode et l’éventuelle élection de D. Trump à la présidence pourrait bien remettre définitivement en cause l’aide américaine ; surtout, la déclaration de D. Trump laissant entendre en février 2024 que les États-Unis ne protégeraient pas les pays européens, même s’ils étaient attaqués par la Russie, qui n’auraient pas augmenté leurs dépenses militaires au niveau de 2 % du PIB demandé par l’OTAN, a fait l’effet d’une bombe  ; enfin, l’offensive de la Russie contre les infrastructures de l’Ukraine lui inflige des dommages de long terme, sans que ses alliés puissent la protéger par des systèmes anti-aériens efficaces.

La décision des institutions européennes, en mars 2024, en réponse à ce nouveau contexte, d’adopter une « Stratégie industrielle de défense européenne » et un « programme d’investissement dans le domaine de la défense », est bien accueillie,  sans certitude pourtant ni que ce choix sera maintenu après les prochaines élections au Parlement, ni même qu’il puisse être financé.

La France et l’Europe peuvent-elles se défendre ou défendre leurs marges si celles-ci étaient attaquées, Transnistrie ou Géorgie, voire pays baltes ? La question devient prégnante et les réponses d’aujourd’hui sont incertaines, voire pessimistes.

Commençons par l’évaluation de l’effort de défense français : la loi de programmation militaire 2019-2025 a fortement augmenté les dépenses de défense. En euros courants, la loi a fait passer le budget de la Défense de 32,4 Mds en 2017 à 50 Mds prévisionnellement en 2025. La nouvelle loi de programmation 2024-2030, avancée compte tenu du contexte géopolitique, maintient l’effort de croissance des crédits d’ensemble, avec l’ambition de parvenir en 2027, date de « revoyure », à 56 Mds. Jusqu’ici, ce budget est respecté.

En France, en 2019, personne n’a remis en cause cet effort. Il est vrai qu’une des priorités alors affichées par la France était la lutte contre le terrorisme et qu’il était alors peu question, dans le débat public, de l’évaluation des résultats obtenus au Sahel ou en Syrie, qui, dès cette époque, ne paraissaient pourtant guère satisfaisants. Il est vrai aussi que le budget de la Défense était auparavant clairement sous-dimensionné, que les équipements avaient vieilli et que certaines menaces nouvelles étaient insuffisamment prises en compte.

La contestation a commencé en 2022, non pas sur l’effort en tant que tel mais sur la crainte qu’il ne soit sous-dimensionné compte tenu des ambitions de la France : dans un article de mars 2022 (Notre modèle soi-disant complet est surtout obsolète, F. Cornut-Gentille, Le Monde, Mars 2022), le rapporteur des crédits de la Défense faisait part de ses craintes sur  le risque d’« impasses » financières dans certains domaines (artillerie, transports stratégiques, drones) mais aussi sur l’obsolescence de certains projets d’équipement compte tenu de l’avancée rapide des progrès dans le domaine spatial ou  sur les missiles.

A l’époque, le rapport de la Cour des comptes (La loi de programmation militaire 2019-2025 et les capacités de l’armée, mai 2022) allait plus loin, s’interrogeant à demi-mot sur le choix historique de la France, qui proclame que, pour tenir son rag de grande puissance,  elle doit disposer d’un modèle d’armée « complet », couvrant tout le spectre des interventions matérielles et immatérielles, avec une dissuasion nucléaire, des forces terrestres, maritimes et aériennes, des satellites, la capacité à mener des expéditions partout dans le monde où ses intérêts seraient menacés, à intervenir en défense de son propre sol ou à répondre aux cyber-attaques.

Déjà en 2022, le président de la commission des Affaires étrangères du Sénat, P. Cambon, déclarait : « L’armée française est une force complète, un modèle composite pouvant prendre en charge tout le spectre des missions mais disposant d’une faible épaisseur ». L’expression signifiait que la France ne tiendrait pas longtemps dans un conflit dit de haute intensité. L’ouvrage de J-D Merchet use en 2024 de formules plus cruelles : « L’armée française, c’est l’armée américaine mais en version bonzaï ». Certes, la dissuasion nucléaire assure la sécurité du pays. Toutefois, alors que le rapport attenant à la dernière loi de programmation militaire donne mission aux forces armées de « pouvoir réagir de manière décisive en cas d’engagement majeur », l’armée française, selon J-D Merchet, ne serait sans doute pas capable de tenir un front de plus de 80 km de long, ce qui paraît dérisoire. Merchet appelle de ses vœux une analyse stratégique réaliste qui mette fin à une vision dépassée de la place et du rôle de la France dans le monde.

De ce fait, la préconisation revient de renoncer à une dispersion de moyens chère et peu efficace, de privilégier l’armée de terre et de renoncer à « intervenir partout ». Compte tenu de l’évolution de la Russie, « puissance révisionniste décidée à changer l’ordre géopolitique et à modifier les frontières, alors que l’URSS recherchait plutôt le statu quo »), Merchet conseille à la France de recentrer son action sur l’Europe, en abandonnant des ambitions africaines et indopacifiques.  Enfin, il suggère qu’un effort national de défense ne suffit plus et qu’il faut progresser sur une Europe de la défense, même si les tentatives entreprises jusqu’à aujourd’hui pour la construire n’ont guère eu d’impact.

L’Europe, quelle stratégie ?

 Depuis quelques mois, la prise de conscience des risques encourus aux frontières européennes si le « parapluie » américain venait à manquer aux pays membres de l’OTAN a conduit à des décisions, à vrai dire encore bien fragiles, tendant à renforcer la capacité de l’Europe à assumer sa propre défense. Les mesures décidées précédemment en ce sens (création en 2017 d’un Fonds européen de défense, définition d’une « boussole stratégique » en 2022, puis organisation de livraisons d’armes à l’Ukraine) n’ont pas fait avancer une politique de défense commune : les outils mis en place ont été trop faiblement dotés et ont fonctionné comme des dispositifs intergouvernementaux non coercitifs.

Le constat actuel est d’abord celui d’un faible effort militaire : la moyenne des dépenses militaires en Europe atteint 1,25 % du PIB, loin des 2 % réclamés par l’OTAN et des 3 % des Etats-Unis, parce que nombre de pays se reposent sur l’OTAN (et sur les Etats-Unis eux-mêmes) pour assurer leur effort de défense. Les investissements des pays sont de plus restés dispersés et mal coordonnés. En 2022, Mario Draghi indiquait devant le Parlement européen : “Nos dépenses de sécurité sont environ trois fois supérieures à celles de la Russie, mais elles sont réparties en 146 systèmes de défense. Les États-Unis n’en ont que 34”, sachant qu’un moindre nombre de systèmes de défense réduit la complexité des missions. Enfin, seulement 18 % des équipements militaires des États-membres sont acquis en coordination avec l’Union européenne, alors que l’Union visait depuis quelques années 35 %.  La conclusion est plurielle : les efforts pour créer une meilleure coordination ont été infructueux. Les pays européens ne sont très probablement pas capables d’assurer leur propre sécurité et restent très dépendants de l’OTAN. Dernier constat : l’Europe a épuisé ses stocks de munition destinés à l’Ukraine sans être capables de les renouveler, ce qui montre son incapacité à changer la donne en ce domaine.

En mars 2024, l’Union a donc adopté une stratégie industrielle européenne de défense ainsi qu’un programme européen qui devrait permettre d’éviter la coexistence de 27 industries différentes. L’objectif est de dépasser l’effort de recherche investissement et de coordination des achats pour encourager désormais la production, de manière encadrée, avec des objectifs de 50 % des achats effectués dans l’Union et 40 % en coopération européenne. Les experts et journalistes spécialisés ont tous applaudi cette volonté de créer une industrie de manière coordonnée et l’espoir d’harmoniser de ce fait les systèmes de défense.

Questions essentielles sans réponse…

Restent toutefois une longue liste de constats déplaisants qui risquent de priver ce sursaut de tout intérêt. Au demeurant, ce ne serait pas la première fois qu’un projet décisif s’enliserait en Europe.

En premier lieu, à 9 mois des élections américaines, la décision est tardive et elle n’est pas financée : le budget défini jusqu’en 2027 est de 1,5 Mds, ce qui est une plaisanterie. Le commissaire compétent, Thierry Breton, vise un emprunt de 100 Mds. Mais, pour l’Union, emprunter ensemble, c’est avancer vers le fédéralisme et certains États sont réticents. Pourtant, la production industrielle d’armes ne se développera que si une politique est définie et encouragée financièrement.

Quel délai prendra l’harmonisation des armements alors que les pays aujourd’hui considèrent que le choix d’un avion de chasse relève totalement de leur souveraineté et que les grands projets communs (notamment entre l’Allemagne et la France) ont rencontré tant de difficultés ?

Comment concilier l’espoir de maintenir la protection de l’OTAN (rien n’est perdu) et la montée en charge d’une Europe de la défense, sachant que certains pays (Danemark, Suède, Finlande) ont, pour prévenir le risque d’un abandon américain, passé des   accords bilatéraux avec les USA, ce qui affaiblit d’avance les perspectives d’une Europe de la défense ?

Une politique de défense étant liée à une politique diplomatique, comment donner une cohérence aux choix des États membres en ce domaine, alors que leur histoire les pousse dans des directions différentes ? Sans même parler d’une structure de « commandement », quelle stratégie a aujourd’hui l’Union sur le plan géopolitique et dans les conflits actuels ? Comment gérer les pays qui, tels la Hongrie ou la Slovaquie, ne se sentent pas rattachés à « l’occident » mais restent proches de la Russie, identifiée aujourd’hui par la majorité des pays européens comme le risque principal ?

Quel rôle pour le nucléaire, si le parapluie américain s’efface ? La France fera-t-elle comme l’OTAN, un partage du nucléaire avec certains pays (Allemagne, Belgique, Italie, Pays-Bas, Turquie) qui disposent sur leur sol d’armes nucléaires américaines et peuvent les embarquer en cas de besoin ?

Quel message sur les choix de l’Union les prochaines élections européennes vont-elles envoyer ? Quelle influence enfin des choix structurants dans le domaine de la défense sur la politique économique, les relations avec la Chine, l’Afrique, les pays du sud dit global ?

L’Europe avance dans le brouillard : elle n’a pas été construite pour ce qu’elle voudrait faire aujourd’hui. Elle ne sait pas décider vite et patine sur les choix proprement politiques. Il est donc douteux qu’elle puisse progresser dans un domaine aussi éloigné que la Défense de ses compétences d’origine. Et pourtant, il n’y a guère d’autres choix.

Pergama, le 30 avril 2024