CICE, trop tôt pour évaluer

Policiers : un malaise à prendre au sérieux
22 octobre 2016

CICE, trop tôt pour évaluer

 

France-Stratégie, en charge officiellement de l’évaluation du CICE, crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, destiné depuis 2014 à alléger les charges des entreprises, a déposé ses conclusions en septembre 2016. Le rapport n’a été commenté que dans les rubriques spécialisées d’économie. Pourtant, avec le Pacte de responsabilité, qui l’a suivie et renforcée, la mesure a profondément marqué le quinquennat de François Hollande : c’est alors que celui-ci a été mis en cause avec virulence, pour avoir abandonné une politique de la demande, considérée comme « de gauche » (où l’on choisit de développer les dépenses publiques et de solvabiliser les consommateurs pour que les entreprises puissent développer leurs marchés et, à terme, l’emploi), pour une politique dite de l’offre, considérée comme « de droite » (où l’on allège les charges des entreprises pour qu’elles se développent, notamment à l’international, et créent des emplois. Dans un tel contexte, l’évaluation du CICE mérite un peu d’attention, même si le sujet est technique (mais c’est vrai de nombre de sujets importants).

CICE : objectifs, contenu de la mesure et effets annoncés

Le CICE s’est inscrit dans un contexte où chefs d’entreprise et économistes pointaient depuis des années la perte de compétitivité des entreprises françaises, aisément démontrable par les pertes de marché à l’exportation et un déficit commercial croissant. D’où une forte pression pour baisser les charges, les prix français étant régulièrement accusés d’être trop élevés. Le gouvernement Fillon en 2012 avait finalement décidé de substituer un peu de TVA à une part des cotisations famille pour encourager la baisse des prix à l’exportation, mesure rapportée à l’automne 2012, avant même son application, après l’alternance politique.

Le rapport Gallois de fin 2012 (« Pacte pour la compétitivité de l’industrie française ») a joué un rôle considérable pour convaincre le nouveau pouvoir de la nécessité d’une baisse des charges : il n’a pas seulement plaidé l’évidence (baisse depuis des années de la part de l’industrie dans la valeur ajoutée, baisse des emplois industriels, part de marché perdues sur les biens et services(1). Il a fait passer l’idée, méconnue jusqu’alors des décideurs, que le défi à relever en France était moins d’abaisser les prix que de « monter en gamme » et en qualité, la France souffrant principalement d’une concurrence exacerbée sur les produits de gamme moyenne qu’elle produit. Cependant, a-t-il plaidé, compte tenu de la diminution de leurs marges (elle aussi constatable en 2012), les entreprises n’ont pas les moyens d’investir et de conquérir de nouveaux marchés : elles le pourraient grâce à un allègement de leurs charges. Le raisonnement diffère (la baisse du coût du travail vise à donner aux entreprises le moyen d’investir, pas prioritairement de baisser les prix) mais le moyen est identique, sauf à dire que, compte tenu des objectifs poursuivis, la mesure devait plutôt cibler les entreprises performantes, présentes sur un créneau où la montée en gamme était possible.

Le gouvernement a donc choisi de baisser les charges : au titre du CICE, l’Etat a versé aux entreprises à partir de 2014, une somme (un « crédit d’impôt ») de 20 Mds, soit, pour chaque entreprise, 6 % de sa masse salariale prise en compte dans la limite de 2,5 SMIC. Cependant, il a alors fait deux choix qui pèsent lourd aujourd’hui dans l’évaluation faite des résultats de cette politique :

  • Il n’a pas affecté le crédit à des dépenses spécifiques ni demandé aux entreprises de contreparties (il a légitimement craint de se perdre dans des procédures de contrôle excessivement compliquées) mais surtout il n’a pas sélectionné les entreprises : ce choix, sans doute effectué pour des raisons de droit de la concurrence, sans doute aussi avec l’espoir de contribuer à créer un « climat favorable » à l’ensemble de l’économie, a eu des conséquences importantes : comme le montre un rapport sénatorial(2), les entreprises industrielles ont touché 20 % des sommes distribuées (elles devaient en être officiellement les principales bénéficiaires) et ce sont les entreprises non soumises à la concurrence internationale qui ont été les grandes bénéficiaires (grande distribution). Les entreprises exportatrices ou désireuses de l’être ayant été peu touchées, parce qu’elles versent des salaires élevés à une population qualifiée alors que l’aide ciblait une masse salariale plafonnée ;
  • Le gouvernement a voulu (il en avait désespérément besoin) annoncer que la mesure allait créer des emplois : il a donc choisi un allègement d’impôt proportionnel à la masse salariale proche du SMIC (jusqu’à 2,5 SMIC), parce que tous les économistes qui ont fait chauffer leurs modèles juraient qu’abaisser les charges aux environs du SMIC, c’était mécaniquement créer des emplois (le SMIC « chargé » étant considéré par les entreprises comme trop élevé pour rémunérer des emplois peu qualifiés). L’objectif était en partie contradictoire avec le précédent… la cible était en tout cas différente.

 

Sur la foi d’études un peu formatées et en ajoutant une pincée de communication politique pour faire accepter la mesure (le CICE a été financé par une augmentation de la TVA, c’est-à- dire par tous les ménages), le gouvernement a annoncé en 2012 des créations d’emploi à hauteur de 300 000(3) dans les deux ans. Un peu plus tard, en 2014, à la suite du Pacte de responsabilité, il a annoncé tabler sur 190 000 emplois supplémentaires.

Les conclusions du rapport d’évaluation de France Stratégie

Le rapport d’évaluation de France Stratégie est extrêmement décevant : il ne porte que sur les années 2013 (année où la mesure était annoncée mais pas pleinement appliquée) et 2014, première année pleine. Il reconnaît avoir eu du mal à isoler les effets du CICE (baisse Le Haut conseil des finances publiques l’a alors mis en garde, tout comme le Haut Conseil du financement de la Protection sociale : les deux avis considèrent que le gouvernement surestimait les effets du CICE sur l’emploi, que ceux-ci ne seraient pas si rapides, que tout dépendait de la manière dont les entreprises allaient répercuter la variation de leurs coûts, baisse du prix de vente, ou reconstitution des marges, développement des investissements ou embauches. Ces avis n’ont eu aucun effet. des charges) des effets de sens contraire qui ont eu lieu à la même époque (augmentation du forfait social et des cotisations vieillesse). Il a raison : ce serait plus facile d’évaluer si les politiques menées étaient cohérentes.

Sur le fond, les conclusions sont les suivantes :

  • La mesure n’a pas eu d’effet sur l’investissement, ni sur la R&D ni sur les exportations ;
  • Sur l’emploi, les effets sont incertains : deux études, menées avec des méthodes différentes mais également crédibles, donnent soit 45 000 à 115 000 emplois préservés ou créés, soit pas de création d’emplois du tout ; le rapport conclut plutôt en faveur de la première analyse ;
  • Le CICE n’a pas eu sur les deux années un effet à la hausse sur les salaires (on pouvait le craindre, des études provisoires l’avaient dit) mais en revanche les marges des entreprises se sont regonflées.

Tant d’effort, de temps, de mobilisation d’experts pointus pour des conclusions aussi plates et si peu intéressantes ! Aucune mesure, et a fortiori pas une mesure qui pousse les entreprises à des choix stratégiques (baisser les prix ou non, investir ou non, exporter ou non, embaucher ou non) ne peut avoir d’effet la première année de sa mise en place. Dans une interview à « La Croix »(4), le Commissaire général de France Stratégie dit que « la mesure n’a pas atteint ses objectifs mais rien ne dit qu’elle n’y arrivera pas » dans les années à venir (oui, rien ne le dit !), et que « toute la question est de savoir ce que les entreprises ont fait de leurs marges ». C’est vrai, on se posait d’ailleurs la question dès le départ, come le montrent les mises en garde mentionnées supra.

Les questions en suspens et les réponses esquissées

En l’état actuel de la question, et en reportant à plus tard une évaluation des effets, il serait pourtant possible d’esquisser les réponses à des questions de fond :

  1. Est-il raisonnable d’évaluer si vite une mesure structurelle ? Un organisme d’évaluation des politiques publiques, même s’il est Conseil des pouvoirs publics, comme l’est France Stratégie, aurait dû refuser : on comprend que le gouvernement ait souhaité et des mesures rapides et des évaluations rapides mais il est déraisonnable de conduire des politiques de redressement économique sur le court terme ; s’il y a un apprentissage à ressasser aux hommes politiques, c’est bien de raisonner à moyen ou long terme, même s’ils sont obligés aussi de prêter attention au court terme ;
  2. Quelle est l’influence du contexte économique sur une mesure d’allègement des charges ? Le rapport ne prend en compte le contexte que pour indiquer qu’il a « neutralisé dans ses conclusions les effets de la conjoncture». Dont acte, encore que de telles affirmations sentent toujours un peu le bricolage. Mais la question du contexte est plus fondamentale et France Stratégie aurait pu s’en saisir pour évaluer le choix politique du CICE.
    En premier lieu, l’opportunité était donnée de réfléchir à l’opposition traditionnelle entre politique de l’offre et politique de la demande. Celle-ci fleure bon la querelle idéologique entre les libéraux qui veulent laisser davantage de liberté aux entreprises et qui soutiennent qu’en économie ouverte, encourager la consommation, c’est encourager les importations, et les keynésiens qui soulignent que l’aide aux revenus des ménages et les dépenses publiques ont, en période de récession, un effet anti cyclique. Est-ce si simple ?
    Dans un célèbre article de Flash économie (Natixis) de 2012, l’économiste libéral Patrick Artus démonte le dogmatisme de cette opposition, qui selon lui, n’a pas lieu d’être : le recours à la politique de l’offre ou à celle de la demande doit, dit-il, dépendre du contexte. Lorsque la compétitivité des entreprises est en cause, lorsqu’elles n’engrangent pas de profit, il faut mener une politique de l’offre, comme l’a fait l’Allemagne de 2000 à 2012. Lorsque les entreprises, malgré les profits réalisés, n’investissent pas, le soutien à la demande est utile pour les y amener. En France, en 2013, la situation des entreprises expliquait (voire imposait) une politique de l’offre. Mais l’analyse du contexte ne s’arrête pas là.
    D’autres économistes (notamment Eric Heyer de l’OFCE) considèrent en effet que la politique de l’offre ne peut être efficace que dans un contexte de croissance des partenaires économiques du pays qui la met en œuvre. Or, les mesures du CICE et du Pacte de responsabilité ont pris place dans un environnement économique atone, ce qui explique qu’ils auront du mal à produire des effets forts (même en 2015, même en 2016). En France aussi, la demande était jusqu’en 2015 déprimée par la conjoncture et l’alourdissement fiscal. Ces conditions ont nécessairement pesé sur cette politique. Pourquoi France Stratégie ne comprend-il son devoir d’évaluation du CICE de manière plus large et plus intelligente et balaye-t-elle la question de la conjoncture, en affirmant simplement que les effets en ont été « neutralisés » ? La question devait être prise en compte, précisément pour bien évaluer…
  3. Enfin, une mesure peut-elle viser plusieurs objectifs, compétitivité et créations d’emplois à court terme ? Surtout avec les choix mi chèvre mi chou effectués, c’est-à-dire des allégements qui vont bien au-delà du SMIC mais en touchant peu les hauts salaires ? Les questions de compétitivité concernent certaines entreprises, celles qui innovent et veulent exporter, les créations d’emploi de court terme en concernent d’autres (celles qui embauchent des personnels peu qualifiés). Les outils ne sont sans doute pas les mêmes dans les deux cas. La baisse des charges dans les entreprises à hauts salaires fait courir un risque d’augmentations salariales (le CICE n’a pas produit cet effet parce que les entreprises de ce type ont été peu touchées), ce qui correspondrait à un gaspillage pur et simple d’argent public. Il vaut mieux sans doute alors aider ces entreprises par des moyens spécifiques qui favorisent les exportations et réserver les baisses de charges sociales aux autres.

Quelle politique de compétitivité en France ? Comment ? A quelles conditions ? Quels délais pour en mesurer les résultats ? Voilà les questions auxquelles France Stratégie aurait dû répondre, au lieu de faire paraître une évaluation sans intérêt.

Suzanne Maury, IGAS, enseignante à l’IEP et à l’IRA de Lyon

1 Voir note 23 du Conseil d’analyse économique, A la recherche des parts de marché perdues, mai 2015

2 Rapport d’information sur le profil des bénéficiaires du CICE, Sénat, 13 juillet 2016
3 Il en a annoncé 200 00 de plus avec le Pacte de responsabilité décidé en 2014 et mis en place en

4 29 septembre 2016