La dimension politique et sociale des crises sanitaires

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La dimension politique et sociale des crises sanitaires

Comme toutes les épidémies liées à des virus jusque-là inconnus ou difficiles à combattre (SRAS, fièvre Ebola), l’épidémie actuelle de coronavirus (virus Sars-CoV2 ou Covid-19) soulève d’abord des questions médicales et scientifiques : origine de la contamination, contagiosité – notamment la période pendant laquelle une personne est contagieuse-, degré de gravité de la maladie, taux de mortalité, risques de mutation. Sur ce plan, les connaissances sur le nouveau virus sont incertaines et, de ce fait, les décisions sont difficiles. Surtout, la gestion d’une crise sanitaire, on le sait, n’est pas seulement technique : elle est aussi politique et sociale, propre à chaque pays, fonction du contexte économique et social et de la relation entre les autorités et les habitants. Sur ce plan, les crises passées nous ont beaucoup appris, notamment en France, même si la population semble encore mal préparée, à la fois indifférente au risque avant qu’il ne survienne et peu résiliente lorsqu’il se produit, hiérarchisant mal, en tout cas, les priorités.

 Décider dans l’incertitude

S’agissant de l’épidémie actuelle, les hypothèses jusqu’ici avancées sur la contagiosité et sur la mortalité seraient plutôt rassurantes : la contagion, par gouttelettes émises lors des éternuements et de la toux, se fait par contact proche et la contagiosité (entre 1,4 et 3,8 personnes infectées par personne malade, fourchette très ouverte), tout en étant plus forte que celle de la grippe H1N1, serait loin de celle d’autres maladies, comme la rougeole. Certes, les formes sévères représenteraient entre 17 et 21 % des cas mais le taux de mortalité semble faible (les données qui circulent le chiffrent entre 2 et 3 %), surtout comparé à celui d’Ebola où, dans d’autres conditions économiques et sociales il est vrai, près d’un malade sur deux est mort.

Pour autant, les connaissances sont incertaines, même et y compris sur le nombre de personnes atteintes : le 12 février, la Chine déclarait 44 600 personnes atteintes et le 14, avec d’autres méthodes de détection, 64 000. Certes, il est toujours possible de suspecter une manipulation des chiffres mais il est probable que le diagnostic n’est pas toujours posé ni tous les cas correctement décomptés, faute que les hôpitaux chinois disposent des moyens de détection adaptés et sûrs. Les chiffres des personnes atteintes progressent de ce fait rapidement. Santé publique France note que les cas bénins ou asymptomatiques semblent fréquents dans l’épidémie actuelle, ce qui pourrait conduire à sous-estimer l’ampleur de l’épidémie mais à surestimer sa gravité. D’autres données font cependant suspecter des cas graves non détectés. Il est donc difficile de cerner l’ampleur du phénomène.

Il ne s’agit pas là, au demeurant, d’un phénomène propre à l’épidémie actuelle : pour la simple grippe saisonnière, les données épidémiologiques annuelles disponibles en France restent des estimations et, même pour les décès, le BEH (bulletin épidémiologique hebdomadaire) évoque, en 2018-2019, 8100 cas « attribués à la grippe ». Il est vrai que personne ne met en cause la fiabilité de ces chiffres, même approchés. Dans d’autres cas, les chiffres se sont révélés fragiles : le nombre de décès attribués à la grippe H1N1 dans le monde a varié de 1 à 15. Alors que, d’avril 2009 à aout 2010, l’OMS a décompté 18 500 morts, une étude de 2012 effectuée par des chercheurs américains avance une fourchette comprise entre 151 700 et 575 400 morts, l’estimation la plus probable étant de 250 000 morts.

En ayant ces chiffres en tête, l’on aurait tendance, au vu de l’épidémie actuelle, à la juger presque anodine au regard de la grippe H1N1, voire de la fièvre Ebola (entre 15 000 et 20 000 morts depuis 40 ans pour une maladie circonscrite à certains pays africains), voire de la grippe saisonnière, et à s’étonner de l’ampleur des mesures de confinement prises en Chine. Pour autant, du ratio de 2,5 personnes infectées par malade, un célèbre épidémiologiste chinois (G. Leung) tire la conclusion alarmiste que 60 % de la population pourraient être infectés :  il se fonde sans doute sur une hypothèse de contagiosité effective avant l’apparition des symptômes et sur un doute sur l’efficacité des mesures de confinement, à partir du moment où la mesure a été prise trop tard, où détection n’est pas fiable et où les cas détectés ne sont pas immédiatement isolés et pris en charge.

C’est un point commun des crises sanitaires que d’être surprenantes et, de ce fait, parfois minimisées : en France, les responsables publics n’ont pas été capables d’identifier la gravité de la crise du SIDA lorsqu’elle est apparue ni de réagir en conséquence ni même de prendre les précautions minimales : l’affaire du sang contaminé altèrera pour longtemps la confiance dans les autorités sanitaires. Les conséquences de la canicule de 2003 ont échappé plusieurs semaines aux responsables, parce que les signaux qui venaient du terrain (pompiers, services d’urgence) ont été perçus mais pas compris. De même, l’OMS a méconnu la gravité de la résurgence de la fièvre Ebola en 2013 et n’a donné l’alerte que 6 mois plus tard : la maladie, latente dans les zones rurales en Afrique équatoriale, n’était pas connue dans les pays d’Afrique de l’ouest où elle est alors apparue, notamment dans les villes. Aujourd’hui, même si l’on peut vraisemblablement penser que l’épidémie Covid-19 sera limitée et, pour l’essentiel, contenue en Chine, il est raisonnable de rester vigilant, même si l’on ne comprend pas bien le confinement de millions de personnes ni la mise à l’arrêt d’une part de l’économie en Chine. Si l’épidémie affecte l’Afrique, elle deviendra, de fait, incontrôlable compte tenu de la faiblesse des systèmes de santé du continent.

Des crises internationales qui risquent de se multiplier

 Comme le soulignait récemment un médecin infectiologue[1], l’épidémie que nous vivons sera suivie par d’autres : les animaux sont des réservoirs d’innombrables virus qui, d’une manière ou d’une autre, peuvent se transmettre à l’homme.  L’histoire du virus en cause aujourd’hui paraît étonnante parce qu’elle évoque le monde inconnu, pittoresque et archaïque des marchés chinois : c’est sans doute parce qu’un étal vendait à Wuhan des animaux sauvages vivants destinés à l’alimentation (pangolin, serpent…) ou aux soins (les médicaments chinois sont souvent à base de produits animaux) qu’un virus présent jusqu’alors surtout chez les chauve-souris et les oiseaux sauvages a pu se transmettre à l’homme par leur intermédiaire. Le schéma a été le même pour le SRAS (l’animal transmetteur a été la civette) ou la grippe aviaire et pour Ebola (les porteurs sont les chauve-souris). Le plus frappant cependant est que, en quelques semaines, le virus s’est retrouvé en Savoie, au Canada ou à Singapour. Le vrai responsable des épidémies infectieuses actuelles, c’est en effet le développement des villes denses et l’explosion des échanges et des déplacements. Ebola s’est également répandu parce que les frontières entre pays sont poreuses en Afrique…Et les pays qui, comme la Chine, mangent des animaux sanitairement dangereux ne sont pas seuls en cause. Après tout, le SIDA est un virus passé du singe à l’homme dans des conditions mal connues (morsures, dépeçages…) et, plus récemment, la maladie de Creutzfeldt-Jakob (due non pas à un virus mais à un prion) a touché en Europe des bovins puis des humains, dans un contexte qui a imposé l’interdiction des farines animales pour nourrir les troupeaux et, en France, la cessation temporaire des importations de viande britannique. Le caractère international des crises s’est retrouvé jusque dans de petites crises sanitaires non infectieuses, comme celle des œufs au Fipronil (anti-poux) en 2017, qui a touché une trentaine de pays : l’uniformisation des pratiques des éleveurs de poules était en l’occurrence la cause du risque d’exposition de la population à des pesticides dangereux.

Dans ces conditions, la collaboration entre pays et la confiance qu’ils peuvent avoir les uns dans les autres deviennent primordiales, de même que le bon pilotage de la crise par l’instance internationale qu’est l’OMS.  Or, celle-ci a pu paraître au départ complaisante à l’égard de la Chine ou des pays qui réclamaient des délais avant de déclarer l’urgence de santé publique internationale ; en outre, la Chine fait manifestement de la gestion de l’épidémie un enjeu politique (il faut montrer à la population et aux autorités locales qui est le maître) et international (il s’agit de démontrer sa réactivité et son efficacité), ce qui la conduit à une gestion policière de la crise, par nature dangereuse ; par ailleurs, l’on commence à douter des chiffres fournis. Pour autant, cahin-caha, la collaboration marche, en tout cas mieux qu’il y a 15 ans mais rien n’est acquis.

 Quelles leçons générales tirer de ce type de crise ?

La gestion d’une épidémie infectieuse soulève toujours un débat entre le respect des libertés individuelles et les contraintes imposées par les pouvoirs publics pour éviter la propagation. Pour que ces contraintes soient efficaces, l’obligation ne suffit pas : l’acceptation de la population est décisive (les mesures contraignantes doivent apparaître comme fondées et proportionnées), voire la confiance dans les personnes qui prennent les décisions.

C’est bien évidemment le cas dans les pays peu développés où il n’existe pas de service de santé solide qui ait pu acquérir la confiance de la population et où, parfois, les contraintes contreviennent aux coutumes : l’épidémie de fièvre Ebola s’est heurtée à la non déclaration des cas par les familles, qui craignaient une séparation forcée, et à la permanence de rites funéraires dangereux (la maladie se transmet par les fluides humains) auxquels la population était attachée. La prévention n’a été efficace que lorsqu’elle a été plaidée par d’anciens malades qui paraissaient crédibles et n’étaient pas soupçonnés d’agir par malveillance ou autoritarisme. Aujourd’hui, si l’épidémie atteint l’Afrique, l’incapacité des autorités publiques à la gérer correctement peut inquiéter.

L’impératif de l’acceptation et de la compréhension de mesures jugées proportionnées est valable aussi dans les pays développés : la gestion en France, en 2009, de la grippe H1N1 n’a pas seulement été ridicule par la démesure du nombre de vaccins achetés (94 millions) face à une maladie qui s’est révélée de faible ampleur : après tout, le respect du principe de précaution peut se plaider, même si, face aux pénuries de médicaments dont souffre une partie du monde, l’on a pu parler en l’occurrence de « pandémie de l’indécence ». Les décisions ont été incontestablement inappropriées lorsque le ministère de la santé a décidé d’enlever aux médecins généralistes le droit de vacciner et a demandé aux personnes, en les classant par priorité, de venir dans des centres éloignés de leur domicile se faire vacciner par des médecins réquisitionnés. S’appuyer sur le système de santé existant était pourtant de nature à renforcer la confiance de la population. Les centres sont restés vides : certes, dans la gestion d’une crise, il ne faut pas minimiser le risque mais il ne faut pas non plus le « militariser ». L’Etat doit résister à la tentation de faire peur. Mais il ne doit pas non plus rassurer la population à tout prix : la promesse serait d’ailleurs illusoire puisque toute épidémie génère de l’anxiété, des morts, de la souffrance. Dans les deux cas, l’Etat n’assume pas alors, à l’égard de la population, son rôle d’apprentissage de la résilience et de la sérénité face à un risque qui reste difficile à prévoir et impossible à annihiler, auquel, pourtant, il faut faire face calmement.

Dès lors que l’on sait que c’est de préférence le système de santé ordinaire qui doit gérer la crise, il faut un protocole clair. Les malades (ou ceux qui craignent de l’être) doivent savoir à qui s’adresser et le système de santé savoir ce que l’on attend de lui. La France dispose de procédures standardisées largement publiées pour la prise en charge de malades suspects d’infections à risque épidémique et biologique. Les principes sont clairs : dépister, isoler, classer (appel systématique au 15 en cas de suspicion), protéger les soignants, alerter, transporter les patients dans un centre de référence, assurer sa prise en charge, remonter les contacts…La méthode est reconnue comme efficace : or, les anecdotes qui remontent de Chine de malades errant pour trouver un lit sont, à cet égard, inquiétantes.

La gestion de la communication à l’égard de la population est importante : le manque de transparence est désormais impossible (même l’ONU, après l’avoir longtemps nié, a dû reconnaître la responsabilité de ses soldats dans l’épidémie de choléra survenue à Haïti à partir de 2010). Tout en insistant sur ce qu’ils savent et sur ce qu’ils ne savent pas encore, les pouvoirs publics doivent surtout être clairs sur les conduites à tenir selon les cas. Ils doivent éviter les messages trop rassurants ou, à l’inverse, excessivement anxiogènes. Comme pour les risques industriels, la population attend des pouvoirs publics qu’ils mesurent les incertitudes, proposent des réponses « aux risques » (par définition incertains) et accepte de se confronter aux demandes et aux questions de la population.

Enfin, les crises (et les crises sanitaires n’échappent pas à la règle) sont aussi des occasions de connaître et de mesurer les dysfonctionnements d’une société. La crise du SIDA a montré le besoin de solidarité envers les malades chroniques, à un moment où perduraient les attitudes homophobes. En Chine, aujourd’hui, la population semble accepter le confinement mais supporte mal que les pouvoirs publics aient négligé les alertes et menacé les médecins qui les avaient lancées : le (modeste) débat sur les libertés fondamentales en est relancé. Le pouvoir quant à lui veut se servir de l’épidémie pour resserrer sa poigne sur les autorités locales et la population, confusion dangereuse entre politique de santé et police. En France, en 2020, la crainte de l’épidémie révèle une profonde inculture sanitaire et, face à la santé, une conduite irrationnelle : la population s’inquiète d’un risque extrêmement faible et au demeurant bien géré alors que la couverture vaccinale des enfants contre la rougeole est insuffisante pour prévenir le risque épidémique et que celle contre la grippe est faible, y compris chez les personnes à risque de grippe sévère. Quant aux remarques racistes envers les personnes d’origine chinoise, au-delà de la sottise, elles révèlent la fascination et le rejet d’un continent jugé menaçant à tous égards.

 

En France, avec les vaccinations obligatoires et les antibiotiques, le risque infectieux avait peu à peu disparu des préoccupations sanitaires dans les années d’après-guerre. Au demeurant, des années 40 aux années 60, l’augmentation de l’espérance de vie de l’ensemble de la population s’explique largement par la victoire contre les maladies infectieuses et respiratoires. Les crises sanitaires de la seconde partie du XXe siècle (celles de l’amiante, du sang contaminé, du Médiator) n’ont d’ailleurs pas été liées à  de telles affections mais à des carences de l’Etat. Depuis la crise du Sida, le SRAS ou la grippe aviaire, le risque infectieux réapparaît, même si la France est plutôt moins frappée que d’autres pays. Très probablement, de nouveaux virus continueront à apparaître : il va falloir « vivre avec » et apprendre la résilience.

Pergama, le 16 février 2020

 Pergama publie en ce mois de février 2020 une nouvelle fiche concours sur le régime d’assurance chômage (dossier « Droit du travail et politique de l’emploi »), tel qu’il a été modifié récemment, à compter de novembre 2019, suite à la loi du 5 septembre 2018 et au décret du 26 juillet 2019.  

[1] Nous devons apprendre à vivre avec la menace de risque épidémique international, François Bricaire, Le Monde, 12 février 2020