Le Conseil d’Etat et l’état d’urgence : garder l’esprit critique

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Le Conseil d’Etat et l’état d’urgence : garder l’esprit critique

Le Conseil d’Etat consacre son rapport annuel 2021 aux États d’urgence, la démocratie sous contrainte.

Le rapport comporte d’abord une longue présentation historique et juridique des états d’urgence ; il étudie la nécessité du recours à un tel dispositif ainsi que ses conséquences sur les institutions et sur le droit, pour analyser ensuite son efficacité. Enfin, la troisième partie comporte des propositions.

Les démonstrations du rapport ne peuvent que recueillir, dans leur ensemble, l’adhésion.  Certaines, toutefois, mettent mal à l’aise.

Ainsi, la partie historique et juridique tend à pleinement justifier l’existence d’un régime d’exception, parce qu’il représente une sorte de « légitime défense » d’un Etat menacé. De fait, nul ne disconviendra qu’il doit exister dans le droit (et sans doute dans la Constitution) un dispositif permettant de répondre à une crise qui menacerait gravement l’Etat et la population. Pour autant, l’insistance univoque du rapport sur « l’ancrage de l’état d’urgence dans l’état de droit » soulève un certain malaise : l’état d’urgence sauve l’état de droit mais le met également à mal. La difficulté de l’état d’urgence est de définir les limites permettant de contenir cette altération. Quand la police administrative voit ses compétences croître au point de réduire à zéro celles du juge, il est loisible de s’inquiéter. En bref, l’éloge dithyrambique de l’utilité de l’état d’urgence devrait laisser place à la description d’une arme à double tranchant, qui d’un côté est indispensable pour protéger contre un danger critique mais de l’autre peut facilement devenir arbitraire et injuste si elle n’est pas correctement contrôlée.

Le rapport considère par ailleurs que les deux états d’urgence que la France a vécus depuis 2015 (le premier lié à la lutte contre le terrorisme, le deuxième à la crise sanitaire), tout en  présentant de fortes différences, obéissent à des mécanismes institutionnels identiques et peuvent être étudiés concomitamment.

Il existe certes des ressemblances dans les procédures des deux périodes mais les finalités et les méthodes utilisées ne permettent pas cette assimilation : dans un cas, les personnes soupçonnées d’être favorables à des thèses terroristes ont pu être assignées à résidence, sans preuve certaine, sur la foi de renseignements présentés anonymement,  sans visibilité sur le délai dans lequel elles pourraient recouvrer leurs libertés, délai qui dépendait d’une appréciation administrative sur leur dangerosité ; dans l’autre cas, il s’agissait d’éviter des morts et une paralysie de l’économie, donc de rechercher l’adhésion de la population à un confinement certes pénible mais justifié par la solidarité et par le souci de se protéger soi-même. Les atteintes aux libertés ne sont pas alors de même nature, l’efficacité ne peut pas être mesurée de la même manière, les risques ne sont pas comparables. Ainsi, quand le Conseil d’Etat juge que l’efficacité du dispositif de l’état d’urgence est maximale au début, puis s’estompe, ou quand il souligne que la sortie du dispositif est une question délicate, il illustre à merveille cette différence : de telles affirmations sont parfaitement justes pour l’état d’urgence anti-terroriste (personne ne voulait prendre la responsabilité d’en sortir alors même qu’il perdait toute efficacité), beaucoup moins pour l’état d’urgence sanitaire : si la sortie en a été discutée, c’était par opposition entre deux priorités, sécurité et rétablissement de l’activité économique, discussion au demeurant légitime.

Cependant, c’est la seconde partie du rapport qui soulève le plus de critiques. Le Conseil d’Etat (à vrai dire ici juge et partie) indique que le dispositif de l’état d’urgence a été mis en œuvre « sous l’œil permanent des juges ». En réalité, pendant un état d’urgence, le juge judiciaire est écarté dans la plupart des cas et c’est le juge administratif, en charge de contrôler les décisions administratives, qui est au centre des débats. Or, lors de l’état d’urgence antiterroriste décrété en 2015, la justice administrative a été dans l’incapacité de contrôler les « notes blanches » anonymes produites par le ministère de l’Intérieur et censées justifier des assignations à résidence ou autres mesures privatives de liberté. Elle a choisi de les valider à l’aveugle avec des motivations stéréotypées et les personnes mises en cause ont été alors privées du droit à un recours juridictionnel effectif pourtant garanti par la Constitution. Le juge judiciaire a réagi autrement dans les rares occasions où il a été saisi : quand il a été sollicité pour sanctionner le non-respect d’une assignation à résidence (Cour de cassation, chambre criminelle, 3 mai 2017), le juge judiciaire a refusé de sanctionner pénalement des personnes qui s’étaient soustraites à la mesure d’assignation dont la nécessité n’était pas justifiée par des preuves tangibles.

Quant au « contrôle » de la justice administrative sur les mesures liées à l’état d’urgence sanitaire, rappelons que le juge des référés a validé le 3 avril 2020 la prorogation de la détention provisoire par l’autorité administrative et que la Cour de cassation a dû ensuite rappeler qu’une telle décision ne pouvait, si l’on respectait la Constitution, que relever du juge judiciaire, ce qui a conduit à abroger la disposition. Nul n’a oublié non plus le rejet par le Conseil d’Etat, le 8 avril 2020, de la requête en référé d’ONG qui demandaient soit une protection effective des détenus face à l’épidémie, soit le développement des libérations conditionnelles. Sur le nettoyage, les règles d’hygiène, la distribution de savon, le maintien des douches, la préparation des repas, le Conseil a considéré que les consignes nécessaires avaient été données par le ministère et s’en est tenu là. Il a refusé de demander à l’administration un plan détaillé des mesures effectivement mises en œuvre, d’ordonner que la contrôleuse des lieux privatifs de liberté contrôle le respect des mesures prises…bref il a indiqué que la protection des détenus était garantie puisque le ministère promettait qu’il ferait au mieux. Ce n’est pas là du contrôle…

La dernière partie du rapport, qui porte sur les propositions, ne suscite pas les mêmes polémiques. Ainsi, selon le Conseil, il ne faut avoir recours à l’état d’urgence que dans des situations très graves et pour une période la plus courte possible. La recommandation reste d’application difficile, notamment dès lors que la population est paralysée par la crainte, comme elle l’a été à la suite des attentats de 2015, et préfère le maintien sans nécessité d’un état d’urgence considéré comme une garantie de sécurité. La seconde proposition demande à la puissance publique de mieux se préparer aux crises et en particulier à leur pilotage. La troisième porte sur l’inscription dans la Constitution de l’état d’urgence et des règles qui le régissent, notamment en ce qui concerne le contrôle parlementaire. Elle demande également que les attributions du juge administratif et du juge judiciaire soient mieux articulées pendant ces périodes : à vrai dire, c’est moins cette articulation qui a failli que la capacité de la justice administrative à exercer un contrôle réel…mais on aura déjà compris qu’il s’agissait là du point faible d’un rapport par ailleurs intéressant.