Inflation, pénuries, guerre en Ukraine : la crise qui vient

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Inflation, pénuries, guerre en Ukraine : la crise qui vient

La campagne présidentielle qui s’achève a été marquée par deux thèmes imprévus au départ : le pouvoir d’achat, amputé ces derniers mois par la hausse de l’énergie et de certains produits alimentaires, et, plus récemment, la guerre en Ukraine, avec les bouleversements géopolitiques qu’elle entraîne et la prise conscience de la dépendance énergétique de l’Europe au gaz russe. La Commission européenne et les pays européens ont élaboré un plan pour réduire leurs importations d’énergie russe. Toutefois, un désengagement trop progressif des achats d’énergie à la Russie risque d’être sans impact sur le déroulement de la guerre actuelle et la pression pour l’accélérer augmente aujourd’hui.

Reste que, au-delà de ces efforts pour mieux maîtriser l’avenir, la guerre amplifie dès aujourd’hui les tensions sur les importations d’énergie et de matières premières industrielles. Elle risque, si elle se poursuit, d’avoir des conséquences lourdes sur la croissance, l’emploi et les finances publiques des pays européens et, en particulier, de la France. Des économistes commencent à l’annoncer mais, jusqu’ici, le thème d’une nouvelle crise économique et de ses conséquences a été si peu évoqué que les candidats à la présidentielle ont continué à aligner leurs promesses de milliards de dépenses nouvelles sans en expliquer précisément le financement.

2021 :  inflation transitoire ou durable ?  

Sur l’ensemble de l’année 2021, l’inflation a atteint, selon l’Insee, 1,6 % hors tabac, avec une nette accélération dans le courant de l’année : en novembre (+ 0,4 %) et décembre (+ 0,2 %), le taux d’augmentation annuelle passe à 2,8 %. La situation est très différenciée selon les produits : ce sont l’énergie (+10,5 % sur un an), les transports (+ 3,8 %) et, dans une moindre mesure, les produits frais (+ 1,9 %) qui tirent les prix vers le haut. Compte tenu de la structure de leur consommation, les ménages des deux premiers déciles de revenu subissent une inflation supérieure de 0,2 à 0,3 % à la moyenne.

La situation s’aggrave dans les premiers mois de 2022, dès avant la guerre : en février, le taux annuel passe à 3,6 %. L’augmentation s’accélère en mars, à un rythme annuel de 4,5 %, dont près de 30 % pour l’énergie et 7,2 % pour les produits frais.

 Au départ, ces tensions inflationnistes ont été jugées transitoires, voire habituelles dans un contexte de redémarrage d’une économie mondiale mise à l’arrêt pendant la pandémie puis sur-sollicitée lors d’une reprise qui ne s’opère pas au même rythme partout. Une note du FMI de décembre 2021 (Lutter contre les pressions inflationnistes dans le contexte de pandémie persistante) évoque des « ruptures d’approvisionnement » dues à la pandémie et à des événements climatiques, dans un contexte où la demande a fortement rebondi. Elle considère que l’écart entre l’offre et la demande devrait s’atténuer avec le temps, les délais d’acheminement, les retards de livraison et les pénuries dans certains secteurs (semi-conducteurs) étant appelés à s’améliorer dans la seconde partie de 2022.

Pour autant, certains économistes ont dès alors mis en doute le caractère transitoire de l’inflation.  Ainsi, J-L Gaffard (L’inflation, phénomène durable ou transitoire ? OFCE, février 2022) note que cette inflation s’inscrit dans un contexte de bouleversement qui affecte aussi bien la demande que l’offre, relocalisations, transition énergétique, déstabilisation des marchés du travail : ce constat d’une certaine désorganisation des marchés fait douter que l’inflation ne représente qu’une rupture momentanée d’un équilibre de long terme.

De même, J. Couppey-Soubeyran (Une inflation pas comme les autres, Le Monde 22 Janvier 2022) remarque que la hausse des prix en 2021 s’explique certes par des causes conjoncturelles (problèmes d’approvisionnement et désorganisation des chaines de valeur liée à la crise sanitaire), mais aussi structurelles, avec une hausse du prix des productions végétales due au dérèglement climatique et une hausse de l’énergie qui semble s’installer. De fait, la flambée du prix du gaz en 2021, amplifiée par la conjoncture, s’inscrit aussi dans une évolution de long terme : baisse continue de la production gazière en Europe, très forte augmentation de la demande en Asie, baisse de la part des « contrats longs » qui contribue à accroître la volatilité des prix (Gaz naturel, pourquoi ça flambe ? OFCE, 1er février 2022). Quant à l’augmentation du prix du pétrole, elle serait d’autant plus durable que les investissements en ce domaine ont fortement diminué.

La guerre en Ukraine : tensions inflationnistes et pénuries

 A compter du déclenchement de la guerre en Ukraine, les pénuries vont s’intensifier sur plusieurs marchés, avec de probables hausses de prix (cf. Inflation de tensions, OFCE, mars 2022).

 Ainsi, le cours du baril a déjà dépassé 120 dollars fin mars, même s’il est redescendu à 102 début avril.

Pour le gaz naturel, la faiblesse de l’Europe est évidente, le marché étant nécessairement local du fait de l’installation de gazoducs. L’Europe est ainsi prisonnière des approvisionnements russes, dont le coût devrait augmenter. L’approvisionnement en GNL, gaz naturel liquéfié transporté par bateau, peut représenter une alternative, mais elle sera partielle et la forte demande de l’Asie en augmente le prix. Ces données expliquent que, dans une tribune intitulée « Pour cesser de financer l’agression russe contre Ukraine », trois économistes (E. Chaney, C. Gallier, T . Philippon) jugent possible de se passer du pétrole russe en tablant sur une augmentation de l’offre des autres producteurs (pour l’instant, la plupart refusent cette perspective) mais pas du gaz russe, qu’ils proposent de taxer pour donner un signal-prix fort et inciter à rechercher des alternatives. En tout état de cause, cette recherche renchérira les coûts.

L’Europe est également tributaire de la Russie pour la fourniture de métaux (cuivre, utilisé dans le réseau électrique, les véhicules électriques, les éoliennes, les panneaux solaires, mais aussi aluminium, nickel et titane). Les pénuries risquent de toucher de nombreux secteurs industriels, le bâtiment, le ferroviaire, les télécommunications. Au-delà même du cas de la Russie, se pose le cas de la Chine, fournisseur de métaux indispensables à la transition énergétique, notamment les terres rares servant à fabriquer des aimants. L’approvisionnement en lithium n’est, sur le long terme, pas davantage garanti.

Enfin, comme l’Ukraine, la Russie est un pays exportateur de blé et de matières premières pour les engrais : les prix agricoles risquent eux aussi d’augmenter fortement.

Des conséquences économiques difficiles à anticiper mais inévitables

 Conscient que la hausse des prix de l’énergie grève les finances des ménages et pénalise l’activité économique, l’Insee, dans sa note de conjoncture de mars 2022, a tenté d’en mesurer les conséquences : en retenant l’hypothèse que le niveau élevé des prix atteint au 8 mars se maintiendrait jusqu’à la fin de l’année (125 dollars pour le baril de pétrole, 215 dollars par MWh pour le gaz et 390 par tonne de charbon), le PIB prévisionnel de la France diminuerait de 0,1 % au premier semestre et de 0,4 % au deuxième, soit au total une baisse de 0,7 %. Ce calcul ne tient pas compte de la dégradation parallèle subie par les partenaires commerciaux de la France qui amplifierait la baisse. L’OCDE quant à elle annonce le double, -1,4 %. La Banque de France, qui prévoyait un PIB en hausse de 3,4 % en 2022 et de 2 % en 2023, évoque une baisse de 1 point en 2022 et de 0,5 point l’année d’après.

Peu d’autres d’études se risquent aujourd’hui à mesurer plus finement les conséquences macroéconomiques de la désorganisation générée par les pénuries anticipées et de l’augmentation concomitante des prix à la production. Les hypothèses sur l’augmentation des prix sont fragiles, tout comme la nature et l’ampleur des substitutions ou des réductions de la consommation qui s’ensuivraient. Il en est de même du coût des mécanismes tendant éventuellement à atténuer les conséquences de la perte de pouvoir d’achat subie par les ménages modestes, et de la décision d’augmenter (ou pas) les investissements permettant une accélération de la transition énergétique, recommandée récemment par l’Agence internationale de l’Energie (Comment l’Europe peut réduire de manière significative ses importations de gaz russe, AIE, mars 2022). Enfin, il faut s’interroger sur l’attitude des ménages et des entreprises (hausse de l’épargne de précaution ? Différé des investissements ?)

L’étude de l’OFCE (Guerre en Ukraine, quels effets de court terme sur l’économie française, X. Ragot, mars 2022) situe de ce fait les résultats dans une fourchette d’incertitude large : soit un choc massif, avec une chute du PIB de 2,5 % et une inflation comprise entre 3 et 4 %, soit un choc atténué, avec une baisse du PIB inférieure à 1 % et une inflation plus réduite.

Il y aura un choc et il sera net, c’est une certitude. L’interrogation porte sur sa violence.

Une nécessité mais aussi un risque : une nécessaire augmentation des dépenses publiques

 L’équation se complique en effet : en cette période de crise, l’augmentation des dépenses publiques est inévitable. Il existe un consensus justifié pour atténuer le choc des augmentations de prix, en particulier sur les bas revenus. Fin 2021, le gouvernement avait déjà engagé un gel du prix du gaz, un plafonnement de l’augmentation des tarifs de l’électricité, le versement d’une « indemnité inflation » à 38 millions de ménage. Le nouveau plan de résilience de mars 2022 y ajoute une remise de 15 centimes au litre de carburant et surtout des aides aux entreprises impactées (subventions à celles qui consomment beaucoup d’énergie, prêts garantis…). Delon les déclarations officielles, le montant total des aides atteindrait désormais 26 Mds.

La question est évidemment de trouver un point d’équilibre entre l’atténuation de surcoûts insupportables pour les ménages modestes et le refus d’encourager le statu quo dans le domaine énergétique. L’on peut au demeurant se demander si les aides prévues en France sont suffisamment ciblées. Quant à la proposition de suppression des taxes sur l’énergie, elle représente, de ce point de vue, une mauvaise solution : la mesure, coûteuse pour le budget de l’Etat dans une année où ses recettes fiscales vont sans doute être moindres qu’annoncé, serait difficilement réversible et risquerait d’abaisser durablement le coût du recours aux énergies fossiles.

De même, il faut veiller, dans le domaine de l’agriculture, à ce que l’objectif d’assurer la sécurité alimentaire n’écrase pas celui du verdissement.

Autant que les aides aux ménages modestes, la nécessaire accélération de la transition énergétique sollicitera les finances publiques. Une note de l’IDDRI de mars 2022 (Sortir de la dépendance au gaz russe : quelles stratégies pour l’Europe et pour la France ?) insiste alors sur plusieurs recommandations :  le gaz naturel étant principalement utilisé dans l’industrie et pour le chauffage des bâtiments, il faut accélérer la rénovation énergétique en ce domaine et engager dès aujourd’hui des procédures de rationnement d’énergie (baisse du chauffage, extinction des dépenses lumineuses inutiles) pour reconstituer les stocks en vue de l’hiver prochain. Le recours à une filière hydrogène non mature et trop onéreuse n’est pas aujourd’hui envisageable à horizon 2030.

Enfin, la recherche d’alternatives ne doit pas nous installer dans des consommations d’énergies fossiles qui compromettraient l’atteinte des objectifs climatiques. Ce risque existe, sinon en France, du moins en Europe, avec le retour de centrales à charbon qui auraient dû être fermées depuis longtemps.

Quel est le niveau acceptable d’une nouvelle augmentation des dépenses publiques ? C’est un débat. Compte tenu de l’impossibilité d’augmenter les impôts, ces sommes seront à nouveau financées par la dette. Il est probable que la Commission prolongera dans ce contexte la suspension des règles d’encadrement des finances publiques résultant du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance de 2012. La dette augmentera à nouveau et les banques centrales devront veiller à maintenir bas les taux d’intérêt. Peut-on faire autrement ?

D’une crise à l’autre, d’un bouleversement à l’autre, la période est difficile et complexe. La campagne présidentielle, quasi-muette sur les enjeux climatiques et environnementaux, a été prolixe en propositions de dépenses nouvelles pour maintenir ou augmenter le pouvoir d’achat de nombreuses catégories : il n’est pas certain qu’elle ait préparé les Français à affronter lucidement l’avenir.

Pergama, le 12 avril 2022