Etats généraux de la justice, quelles suites?

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Etats généraux de la justice, quelles suites?

Il s’est passé quelque chose en 2021 dans le domaine de la justice. Depuis des années, les indicateurs de résultats (délais de jugement pour l’essentiel ou délais d’intervention des juges pour enfants) se dégradent. Quant aux moyens, les comparaisons internationales montrent clairement que le nombre des juges, procureurs et greffiers par rapport à la population est très inférieur à celui de pays comparables. Les pouvoirs publics ont reconnu le besoin et, depuis plus de 10 ans, un effort important de remise à niveau des moyens a été engagé, ainsi que des réorganisations diverses. Les crédits de la mission Justice ont augmenté entre 2011 et 2021 de 27 % et ceux de la justice judiciaire (hors pénitentiaire) de 21 %. Le texte le plus récent, la loi de programmation 2018-2022 du 23 mars 2019, qui prévoyait une augmentation des crédits de 24 % sur 5 ans et 6500 emplois supplémentaires, a été respectée. Cependant, la situation ne s’améliore pas et même se dégrade encore. Il est vrai que la justice, qui s’est arrêtée plusieurs mois lors de la crise sanitaire, faute de moyens numériques qui auraient permis le télétravail, a encore accumulé les retards à cette occasion.

En 2021, les magistrats se sont rebellés : la manifestation des policiers, en mai, les accusant de laxisme envers les délinquants, y a contribué, d’autant que le ministre de l’Intérieur (avec d’autres personnalités politiques) y est venu, comme pour soutenir les policiers contre les magistrats. « Le problème de la police, c’est la justice », a déclaré alors Alliance, 2e organisation syndicale de la police. Les policiers se plaignent du laxisme de la justice (tous les chiffres montrent pourtant qu’elle recourt massivement à la détention, même pour les prévenus et même pour les courtes peines que la loi recommande d’aménager), du retard dans l’exécution des peines (en l’occurrence, à juste titre) et de la proportion des « rappels à la loi » dans la réponse pénale (mais que faire, sans moyens, de la petite délinquance ?).

En juin 2021, les deux plus hauts magistrats du pays ont rencontré le Président de la république pour protester contre l’attitude des policiers. Celui-ci, « garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire » en vertu de l’article 64 de la Constitution, n’avait pas jugé bon de réagir.  Le principe d’États généraux de la justice a alors été arrêté, avec une certaine ambivalence des attentes : le Président insiste beaucoup sur la nécessité de « restaurer la confiance » de la population, tandis que les magistrats sont demandeurs d’une réflexion sur la place de la justice dans le pays et d’un engagement sur les moyens. En décembre 2021, alors que les États généraux avaient commencé, 3000 magistrats ont, après le suicide d’une jeune magistrate, protesté dans un manifeste contre les conditions de fonctionnement de la justice, l’absence d’écoute des justiciables et leur propre surcharge, qui les fait douter de la qualité des jugements. Le témoignage de cette souffrance a été un déclencheur : il faut s’occuper de la justice. Mais les conclusions des États généraux, définies dans une période d’entre-deux et connues tardivement, à un moment où les urgences politiques sont autres, seront-elles appliquées ?

Le bilan d’une justice délabrée, démunie mais aussi mal gérée

 Le rapport du comité des États généraux (Rendre justice aux citoyens, avril 2022) présidé par J-M Sauvé décrit un service public délabré. Partout, les stocks d’affaires en souffrance augmentent, et cela malgré la baisse, depuis plusieurs années, des nouveaux dossiers. La justice civile, particulièrement, est déclassée : le nombre des magistrats qui acceptent d’y travailler diminue. La baisse significative de l’activité des tribunaux de commerce et des conseils de prud’hommes n’empêche pas les délais de jugements de croître et la qualité de baisser : 71 % des jugements des conseils de prud’hommes sont infirmés en appel. Quant à la justice pénale, les procureurs, qui travaillent en temps réel, prenant des décisions en quelques minutes après rapport oral des policiers dont ils sont censés diriger les enquêtes, sont submergés de tâches : leur objectif est de limiter à toutes forces le recours aux tribunaux, soit par des décisions alternatives lors du constat des infractions ou de l’orientation des dépôts de plainte, soit, ensuite, par le recours à une « justice négociée », dont le résultat est le plus souvent homologué par un juge. Partout dans la chaîne pénale, des goulets d’étranglement ralentissent les flux : retard dans l’audiencement faute de magistrats, puis dans la mise en forme du jugement faute de greffiers, puis dans l’exécution des peines faute de juges disponibles pour décider des aménagements éventuels ou faute de places dans les services ad hoc. Il arrive que les parquets classent massivement sans suite des procédures anciennes qui n’ont pu être traitées. Quant aux cabinets des juges pour enfants, ils sont saturés.

Le retard des moyens est tel qu’il est inévitable de poursuivre l’effort financier voire de l’amplifier fortement.

Le mérite du rapport des États généraux est toutefois de démontrer la nécessité d’autres réformes. Celles qui ont été engagées ont mis en place des « rustines » pour accélérer la gestion des flux, plutôt que véritablement réformé la justice : les mesures de « déjudiciarisation » ou d’alternatives au règlement des différends ont atteint leurs limites.  Seule une vision plus globale des questions à résoudre permettra de dominer les difficultés : ainsi, c’est à la qualité des décisions de première instance qu’il faut veiller pour réduire les taux d’appel ou, s’agissant de la protection des enfants, à ce que le rôle du juge soit bien subsidiaire alors qu’il est, aujourd’hui, dominant.

De plus, les réformes, rédigées par des juristes, se sont focalisées sur la règle de droit, sans veiller aux conditions pratiques de sa bonne application.

Ainsi, la loi du 23 mars 2019 demande que, pour les peines de détention inférieures à 6 mois, l’aménagement soit prononcé immédiatement. Les magistrats ne le font pas, faute de disposer d’informations suffisantes sur la personnalité des personnes en cause et sur les places disponibles dans tel ou tel dispositif. De ce fait, la question du trop long délai entre le jugement et l’exécution de la peine continue à se poser, ce qui alimente la conviction de la population que les peines ne sont pas exécutées.

Surtout, le rapport de la Cour des comptes comme celui du comité des États généraux soulignent les « faiblesses de gestion » du ministère, voire parfois « l’inefficience » de certaines juridictions. Ainsi, le ministère ne dispose pas, pour attribuer les moyens, de référentiel ni d’indicateurs de la charge de travail des juridictions et les moyens sont mal répartis. Certains conseils de prud’hommes n’ont quasiment pas d’activité, d’autres sont écrasés de travail. Malgré un plan ambitieux engagé en 2018, la transformation numérique engagée n’est pas une réussite : le retard pris est important ; les utilisateurs se plaignent de ne pas avoir été suffisamment associés et de ne pas disposer des fonctionnalités souhaitées ; certains logiciels restent archaïques ; le réseau enfin dysfonctionne. La crise du Covid l’a démontré : la justice a dû s’arrêter pendant le confinement faute d’outils informatiques performants.

Inflation des textes, recours trop systématique au juge pour la protection des personnes, augmentation des missions des procureurs, complexification des dossiers, manque de personnels et de moyens, réformes inopérantes, pilotage désordonné des moyens, management inapproprié tant nationalement que localement…les difficultés se cumulent. Le ministère de la justice n’est pas seulement pauvre, il est aussi mal géré et ne parvient pas à se doter des outils indispensables à son redressement.

 Les propositions sont claires mais coûteuses et complexes

Le rapport du comité des États généraux demande un renforcement des moyens très important, magistrats et personnels d’appui : 1500 emplois de magistrat supplémentaires, une fois les vacances pourvues, ce qui fera passer les effectifs de 8500 à 10 000 ; renforcement des équipes qui entourent les juges, avec 500 greffiers supplémentaires (sur 2500 existants), 2000 assistants juridiques, 2000 agents d’appui administratif et numérique.

L’objectif est de rétablir la collégialité des juges, de leur permettre de travailler en équipe et d’améliorer la qualité des jugements de première instance en y affectant davantage de magistrats expérimentés.  Le rapport demande que le ministère se dote d’un référentiel de charges pour répartir équitablement les moyens et que soient ainsi comblées les très fortes disparités de moyens entre les tribunaux.  La justice civile doit tout particulièrement être remise à niveau. Une refonte des outils numériques avec une réelle participation des utilisateurs est urgente. Les tribunaux du travail, nouvelle dénomination des Conseils de prud’hommes, devraient être dotés de bien davantage de greffiers, surtout ceux (10 % environ) qui sont excessivement surchargés. De même, la place du juge doit être redéfinie pour qu’il cesse d’être excessivement sollicité quand d’autres acteurs peuvent intervenir.

Le rapport porte de nouvelles orientations de politiques pénales tendant à substituer aux courtes peines de prison des peines alternatives, solution pour prévenir la récidive, donner du sens à la peine et éviter la spirale des coûts d’enfermement.  Le projet impose de conforter les effectifs des services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP) en charge du suivi des personnes en milieu fermé ou ouvert (préparation de la réinsertion, accompagnement des aménagements de peines) et de prévoir leur présence dans les juridictions, aux côtés du juge.

Le rapport recommande une régulation concertée de la population pénitentiaire une fois certains seuils dépassés, sans nouveau programme de construction de places de prison après achèvement du programme en cours, avec une évolution du métier de surveillant pénitentiaire.

Il préconise de réécrire le Code de procédure pénale, jugé excessivement complexe et difficilement lisible, ce que demandent les policiers. La justice n’acceptera toutefois que les simplifications compatibles avec les exigences du droit et de la protection des personnes.

D’autres propositions (création expérimentale de tribunaux économiques avec, dans certains cas, présence de juges spécialisés, réorganisation des conseils de prud’hommes) complètent l’ensemble.

Enfin, s’agissant de l’indépendance du parquet, Il est loisible de juger très prudente la recommandation de s’en tenir à un avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature sur les nominations des magistrats du parquet, Conseil qui serait de plus responsable des procédures disciplinaires qui peuvent leur être appliquées : les mesures sont quelque peu cosmétiques et l’indépendance par rapport à l’exécutif n’est pas vraiment garantie.

Les États généraux de la justice, quelle chance de voir les propositions retenues ?

Il n’est pas impossible que le cri d’alerte contenu dans le rapport final fasse évoluer la situation. Le Président de République a indiqué que le rapport serait la feuille de route du ministre. Certains points font consensus et devraient être mis en œuvre sans difficulté.

Pour autant, il est difficile d’être optimiste : la crise est profonde, enkystée et le redressement demandera, outre des moyens très importants, une volonté forte : il faut revoir le schéma d’équipement numérique, élaborer des outils de bonne gestion, réformer la politique de gestion des ressources humaines, revaloriser la justice civile, faire évoluer la détention, réécrire le code de procédure pénale, tous problèmes qui sont loin de n’être que techniques et dont les solutions ne sont pas consensuelles.

Ainsi, il est un peu inquiétant que le Président de la République ait, en janvier 2022, pendant la campagne présidentielle, intégré dans ses engagements futurs concernant les forces de sécurité (15 Mds supplémentaires sur 5 ans, doublement, à horizon 2030, des forces de sécurité présentes sur le terrain), la promesse d’une « simplification » du Code de procédure pénale demandée à grands cris par les forces de l’ordre : il n’est pas certain que le terme de simplification recouvre les mêmes objectifs chez les juges et chez les policiers.

De plus, J-M Sauvé, président du comité des États généraux, insiste pour que le monde de la justice s’ouvre, recrute au-delà de son cercle traditionnel et accepte au sein du Conseil supérieur de la magistrature des membres non magistrats plus nombreux. Cela impliquerait que les magistrats prennent conscience des limites du corporatisme et de l’entre-soi et reconnaissent que la population est en droit de leur demander des comptes sur la qualité de leurs décisions. Les juges ne l’ont jamais admis, même après le désastre de l’affaire d’Outreau dont le magistrat responsable n’a jamais été sanctionné. Ces avancées ne sont pas garanties.

Enfin et peut-être surtout, il n’existe sans doute pas de consensus sur les orientations de la politique pénale au sein même de la justice : il est au fond très curieux que le rapport du comité des États généraux se prononce en faveur des alternatives à la détention pour les petites peines alors que, depuis 15 ans, les juges résistent aux incitations qui auraient dû les amener à les privilégier. Les méthodes pour lutter contre le surpeuplement des prisons ne font nullement l’unanimité, une majorité d’élus restant partisans, tout comme la population, de la construction de nouvelles places, parce qu’ils sont persuadés des effets vertueux des peines punitives. L’opinion publique n’est pas prête à accepter des peines alternatives plus systématiques et un fonctionnement des lieux de détention davantage orienté vers la réinsertion. Le Président de la République, qui choie les policiers, n’y est sans doute que très modérément favorable, alors même que la lutte contre la délinquance et la récidive l’imposerait. L’avenir est incertain :  rien n’est acquis.

Pergama 18 juillet 2022