Réforme des retraites : que serait une réforme juste ?  

Assemblée nationale : une démocratie revivifiée?
9 août 2022
Plan d’action sur l’eau 2023 : rien n’est clarifié
7 avril 2023

Réforme des retraites : que serait une réforme juste ?  

 La réforme des retraites est massivement rejetée par la population comme « injuste ». Que serait, en ce domaine, une réforme juste ?

Pas de ruse dans le processus d’adoption

La loi portant réforme des retraites proposée par le gouvernement sera peut-être promulguée, si du moins le Conseil constitutionnel accepte de considérer qu’elle relève des lois de financement de la sécurité sociale (LFSS), puisque tel est le « véhicule législatif » utilisé. Il lui faudra de la bonne volonté pour l’affirmer. Les LFSS sont des lois financières censées porter sur l’exercice en cours et l’année à venir. Or, l’essentiel de la loi portant réforme des retraites porte sur le recul progressif de l’âge et/ou de la durée d’assurance des assurés qui prendront leur retraite jusqu’à fin 2036 ; même si elle entre en application au 1er septembre prochain, l’impact financier de la loi sur les exercices 2023 et 2024 est dérisoire ; les hypothèses macroéconomiques n’ont pas changé depuis l’adoption de la LFSS initiale et l’on ne constate aucune dérive des dépenses qui légitimerait l’adoption d’une loi rectificative de la loi de financement de la sécurité sociale 2023, ce qu’elle prétend être. Par ailleurs, le projet n’obéit absolument pas aux dispositions de la loi organique relative aux lois de financement de la sécurité sociale qui impose une présentation en trois parties, une partie sur l’année en cours, deux parties respectivement sur les recettes et les dépenses de l’année à venir. Il n’y avait donc nul fondement, sauf détournement de procédure, d’enserrer le vote d’une réforme pluriannuelle, dont les effets s’étalent sur plus de 10 ans, dans des délais et des procédures qui, prévus par la Constitution, ne s’appliquent qu’aux lois financières de l’année dont l’adoption doit être rapide. Par ailleurs, habiller la loi de réforme des retraites en loi financière a facilité le recours à l’article 49-3 de la Constitution, qui a très probablement permis son adoption : elle risquait fort, sinon, d’être rejetée.

La plupart des juristes ne croient pas à l’annulation d’ensemble du projet par le Conseil constitutionnel, sans doute parce que ce serait trop énorme. Le Conseil se contentera peut-être d’expulser de la loi quelques « cavaliers sociaux » qui n’ont rien à y faire parce qu’ils sont dépourvus de tout impact financier (index seniors par exemple). Peu importe : la première exigence pour qu’une réforme paraisse « juste », ce sont les conditions de son adoption : le recours à des artifices pour accélérer la discussion parlementaire et contourner le risque d’un vote négatif ne crée pas un contexte favorable à l’acceptation d’un texte. Le gouvernement  a manqué de loyauté à l’égard de la représentation nationale et, plus grave encore, de courage politique : pour gagner, il faut courir le risque de perdre.

Une réforme nécessaire ? Oui, très probablement, même si l’urgence n’est pas avérée

 Les défenseurs du projet ont raison : une réforme juste doit être, en premier lieu, nécessaire. Celle-ci l’est, du moins dans son principe. Ce n’est pas si facile pourtant d’en être convaincu.

Le rapport du Conseil d’orientation des retraites de septembre 2022 indique que le système des retraites va devenir déficitaire à compter de 2023. Ce déficit est appelé à se creuser jusqu’en 2030 (- 13,5 Mds en 2030, avec une hypothèse d’évolution de la productivité de 1 % par an), avant de se stabiliser ou de se réduire progressivement dans la décennie 2030, de manière assez nettement différenciée selon les hypothèses économiques et les conventions comptables choisies.

Les conclusions du COR sont cependant difficiles à interpréter : elles sont la résultante d’un nombre important d’hypothèses démographiques (évolution de la population, évolution des actifs, évolution de l’âge de départ à législation constante) et économiques (croissance, taux de chômage, évolution des rémunérations, en particulier les rémunérations des fonctionnaires, niveau de l’inflation et, à plus long terme, hypothèses d’évolution de la productivité). Jouent également des conventions comptables, notamment sur le niveau, pour l’avenir, des subventions d’équilibre actuellement versées par l’Etat au régime des fonctionnaires et à certains régimes spéciaux.

Les projections paraissent, de ce fait, fragiles. Elles le sont sans aucun doute sur le long terme : le COR fournit à partir de 2028 des jeux de résultats qui tiennent compte de scénarios économiquement contrastés dont certains paraissent aujourd’hui peu vraisemblables. On se demande un peu quel est l’intérêt d’élaborer des projections à 50 ans.

Mais elles paraissent également fragiles pour les années proches :  ainsi, le creusement du déficit jusqu’en 2027 est largement dû aux hypothèses proposées par le ministère du budget d’une très stricte limitation de l’évolution des salaires de la fonction publique, ce qui fait baisser les ressources de l’ensemble du système. Si l’Etat revalorisait la valeur du point de rémunération des fonctionnaires comme le sont les salaires du privé, le déficit serait bien moindre…

De même, selon le démographe Hervé Le Bras, il fallait construire les projections sur l’hypothèse basse de l’évolution de l’espérance de vie qui figure dans les travaux de l’Insee (Insee Première, 29 novembre 2021) et non pas, comme le fait le COR, choisir une hypothèse « centrale » qui prolonge les gains d’espérance de vie constatés dans la dernière décennie. L’on constate déjà, dit-il, un renversement de tendance dans les pays développés, dès avant la crise COVID, avec un ralentissement plus fort que prévu, ce qui va limiter les dépenses de retraite. Quant au solde migratoire pris en compte, H. Le Bras le juge très faible : or, il s’agit là d’une variable qui permettrait, en cas de nécessité, de redresser le nombre d’actifs.  De fait, l’Insee se refuse à faire des projections sur ce point et prolonge simplement le solde constaté. Or, le solde migratoire peut évoluer à la hausse et augmenter les recettes du système : toutefois, personne ne peut l’assurer et, à court terme, cela paraît peu probable.

A l’inverse toutefois, les projections du COR sur la période 2022-2027 sont assises sur des prévisions économiques trop favorables et risquent fort de sous-estimer les risques. Pour des raisons politiques, il s’agit des prévisions gouvernementales qui ont servi à établir le programme de stabilité de juillet 2022. Ces prévisions ont fait l’objet, dès l’été 2022 d’un jugement sévère du Haut conseil des finances publiques, qui les a jugées imprudentes : croissance ralentie en 2023 (+ 1,4 %) mais en augmentation ensuite (+ 1,8 % en 2027), inflation en baisse dès 2023 (+ 3,2 %) et en décroissance ensuite, augmentation faible et non documentée des dépenses publiques (+ 0,6 % en volume de 2023 à 2027), chômage en baisse progressive jusqu’à 5 % en 2027.  9 mois plus tard, ces données semblent toujours peu crédibles. Ainsi, le COR note que les dépenses de retraite, qui représentent un quart des dépenses publiques, augmenteront de 1,8 % sur 2022-2027, ce qui n’est pas compatible avec une progression des dépenses publiques à 0,6 % sur la période.

Le COR lui-même le reconnaît : « Il convient enfin », dit le rapport, « de souligner les fortes incertitudes qui entourent les travaux de projection présentés dans ce rapport. L’évolution du contexte économique des prochaines années dépendra notamment étroitement de celle de la situation internationale ainsi que celle de la situation sanitaire ».

Malgré des arguments (ceux d’H. Le Bras) qui vont dans l’autre sens, la prudence commanderait donc de considérer le déficit prévu par la COR jusqu’en 2027 comme un minimum, surtout dans un contexte mondial imprévisible et peu favorable.

De plus, s’agissant des retraites, la lenteur de la montée en charge des réformes implique de les préparer à l’avance : même si la réforme ne relève pas de l’urgence, il faut sans doute s’y atteler.

Une contribution équitablement répartie entre l’ensemble des parties prenantes

 La troisième condition pour qu’une réforme soit considérée comme juste est que le poids en soit réparti de manière elle-même jugée juste.

Le débat avait déjà eu lieu lors de la réforme des retraites de 2010 du quinquennat Sarkozy : le recul de l’âge est socialement injuste parce qu’il épargne les cadres qui, du fait de leurs études supérieures, sont de toute façon obligés, s’ils veulent bénéficier du taux plein, de partir tard et qui, au demeurant, compte tenu des caractéristiques de leur métier, n’en souffrent guère. Le recul de l’âge ne touche alors que les autres, avec de grandes inégalités en fonction de la difficulté des métiers.

L’augmentation pour tous de la durée d’assurance requise pour obtenir le taux plein est une mesure beaucoup plus juste dans son principe : elle est d’ailleurs un des éléments de la réforme actuelle qui pourrait donc être gardé, à la réserve près (cf. ci-dessous) de la distinction entre métiers pénibles et métiers qui ne le sont pas.

 

Reste que d’autres acteurs peuvent (doivent ?) être mis à contribution dans une réforme des retraites. Une note de Terra nova (Une autre réforme des retraites est possible, La grande conversation, décembre 2022) propose de faire contribuer les entreprises, en supprimant les exonérations de cotisations sociales qui portent sur les salaires entre 1,6 et 3,5 SMIC, dont on sait qu’elles n’ont pas d’effet sur l’emploi ni sur la compétitivité.

Il serait également possible, voire impératif, d’agir sur l’emploi des seniors, par la contrainte ou l’incitation : rappelons que le taux d’emploi des 60-64 ans en France est de 35,5 %, soit presque 11 points de moins que la moyenne européenne. La réforme prévoit certes un CDI seniors mais plutôt restrictif, qui ne serait ouvert qu’aux chômeurs de longue durée de plus de 60 ans et ne se mettra en place, éventuellement, qu’après une négociation sociale sur l’emploi des seniors. Il faut aller plus loin et exiger des entreprises qu’elles gardent les seniors et en embauchent. La CFDT a calculé qu’une augmentation de 10 points du taux d’emploi des seniors comblerait l’essentiel du besoin de financement à horizon 2030.

De même, le sentiment d’équité serait plus fort si les retraités eux-mêmes étaient mis à contribution, par exemple avec la suppression progressive de la majoration de 10 % des pensions pour les parents qui ont élevé 3 enfants, majoration qui n’est pas « contributive » et ne relève pas de la politique familiale, laquelle doit plutôt aider les parents ayant la charge d’enfants. Contre tout bon sens, la réforme des retraites étend cette majoration aux professions libérales…La note de Terra nova évoque également d’autres solutions, notamment une sous-indexation des pensions (provisoire ?) qui épargnerait les petites pensions, sur le modèle de ce qui a été fait, il y a quelques années, sur l’augmentation de la CSG.

Corriger les inégalités de la vie, essentiellement la pénibilité

 Les négociations sur la réforme des retraites ont porté, pour l’essentiel, sur l’adaptation de la réforme aux carrières longues : dans sa version finale, la réforme en tient compte, qui étage le départ entre 58 et 63 ans en fonction de l’âge d’entrée dans la vie active.

Il s’avère pourtant que les carrières longues, souvent assimilées à des carrières « pénibles », ne sont pas parmi les catégories les plus défavorisées par le système des retraites, ne serait-ce que parce que, pour faire jouer ce droit, les actifs doivent avoir une durée d’assurance correspondant au taux plein. Les « carrières longues » sont donc d’abord des carrières complètes. Une note de l’Institut des politiques publiques (Les départs anticipés pour carrière longues permettent-ils de compenser une plus grande pénibilité des métiers ? IPP, mars 2023) montre que les bénéficiaires du dispositif n’ont pas une espérance de vie moindre que les autres retraités et font partie, au premier chef, des professions intermédiaires et des ouvriers qualifiés. Cela ne signifie pas que le dispositif des carrières longues soit illégitime, mais il ne correspond pas à un dispositif de compensation de la pénibilité, lequel reste à inventer.

Le même constat vaut pour les mesures que prend la réforme à l’égard des femmes : elle prévoit une surcote de pension pour les femmes mères de famille partant à l’âge légal à condition d’avoir 43 ans d’annuités dès 63 ans. La mesure est démagogique : la population à aider, ce sont les femmes à carrières incomplètes et métiers pénibles. Que compense-t-on ici ? Le simple statut de mères ?

Implicitement, la note de l’IPP confirme que les laissés pour compte du système de retraites sont les actifs peu qualifiés à carrière incomplète, qui exercent en fin de carrière un métier manuel difficile et qui, s’ils veulent bénéficier du taux plein, doivent travailler jusqu’à 67 ans, ce qui ne fera qu’atténuer les conséquences d’une activité insuffisante sur le montant de leur pension.

La grande injustice de la réforme des retraites est là. Les ordonnances travail de 2017 ont mis à mal le fragile dispositif de la réforme de 2014 sur la prévention de la pénibilité, d’abord en supprimant 4 risques sur les 10 qui donnaient lieu à droit à compensation, puis en supprimant la cotisation spécifique à laquelle étaient soumises les entreprises qui exposaient leurs salariés à un travail caractérisé comme pénible, pour les inciter à adopter des dispositifs de prévention. Le rapport de décembre 2022 de la Cour des comptes (Les politiques publiques de prévention en santé du travail dans les entreprises) considère que, dans ces conditions, le nouveau « compte professionnel de prévention » est devenu un dispositif sans ambition, qui n’a plus en réalité d’impact sur la prévention. Il ne concerne en outre qu’un nombre de salariés plus réduit que les estimations d’origine, ce qui laisse soupçonner une mauvaise application des règles. Or, 20 % des salariés subiraient au moins un des facteurs de pénibilité reconnus en 2014 : cette réalité n’est pas prise en compte, qu’alors que ce sont les métiers pénibles pour lesquels le recul de l’âge de départ est le plus dur à supporter.

Or la réforme des retraites 2023 ne contient rien sur la pénibilité, sauf la création d’un Fonds pour la prévention de l’usure professionnelle qui est appelé à mener « des actions de sensibilisation, de prévention et de reconversion », ce qui ne correspond pas à une disposition protectrice efficace sur la diminution de la pénibilité.

Négociation et pas seulement concertation

 Enfin, une réforme légitime est une réforme négociée, ou, si une négociation formelle (avec signature d’un accord) n’est pas possible, une réforme où le débat s’ouvre avec les partenaires sociaux et où l’on a recherché un compromis entre des choix antagonistes.

Le gouvernement s’est targué d’avoir mené une concertation de septembre à décembre 2022. La concertation sur de grandes orientations (le projet n’était pas alors connu avec précisions) n’a toutefois pas le même poids que la négociation.

Il est vrai que, en vertu de la loi du 31 janvier 2007 de modernisation du dialogue social, lorsqu’il s’agit de projets de réforme qu’il envisage de mettre en œuvre dans le domaine social, le gouvernement n’est tenu qu’à une concertation : la loi dispose que les projets de réforme envisagés dans le champ des relations du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle sont soumis à une concertation préalable avec les organisations syndicales de salariés et d’employeurs représentatives au plan national et interprofessionnel. Les partenaires sociaux peuvent, dans certains cas, être invités à négocier entre eux mais, sur des réformes comme celle des retraites, il n’a jamais été question que l’Etat « négocie » avec eux ni, a fortiori, signe un accord. En France, la tradition domine d’un Etat vertical et qui a la conviction, presque par définition, d’être le seul porteur de l’intérêt général.

Du moins aurait-il pu y avoir débat, discussion, recherche de compromis et pas seulement écoute des réactions des partenaires sociaux. L’Etat n’a pas cette pratique. Il est vrai qu’il faudrait alors prendre davantage de temps, avec la difficulté supplémentaire d’une discussion parlementaire qui peut ensuite modifier l’édifice. Un sociologue, S. Sirot, déclarait récemment que les Pays-Bas avaient pris deux ans pour négocier, en 2009-2010, une réforme des retraites. En France, dit-il, le rapport de force remplace une négociation absente. Mais l’Etat (exécutif et Parlement) devrait alors reconnaître que certains de ses partenaires sont légitimes à faire valoir leur avis : manifestement, il n’y arrive pas.

 

En conclusion, toute réforme, pour être juste, doit d’abord être jugée nécessaire et surtout s’efforcer d’atténuer les inégalités. Elle doit être cohérente et globale, porter sur l’amont et l’aval du dispositif à modifier, travailler à des améliorations qualitatives et pas seulement à des questions de financement. Enfin, elle doit être le plus possible négociée, dans un objectif de réduction des divergences avec les partenaires sociaux, sans donner lieu à des manœuvres ou à des ruses de présentation et de vote. Bref, tout ce que n’a pas été la réforme en cours.

 Pergama, 30 mars 2023.