Recherche publique et universités : quelle politique voulons-nous?

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Recherche publique et universités : quelle politique voulons-nous?

L’édition 2023 du classement de Shanghai des universités a été publiée en août 2023, avec 27 universités françaises dans les 1000 classées, dont 3 qui se maintiennent dans le « top 50 » : Paris-Saclay, PSL (Paris sciences et lettres) et Sorbonne université. Selon la ministre de l’enseignement supérieur, cette position « illustre le rayonnement scientifique français à l’international ». Elle témoigne surtout de la réussite d’une politique spécifique : depuis 2003, date de la première publication du classement de Shanghai dans lequel aucune université française ne figurait dans les 50 premières, de nombreuses mesures ont eu pour but de faire progresser les universités françaises dans ce classement. Ce sursaut d’orgueil national (dont on peut noter qu’il n’a pas eu lieu pour les classements internationaux des enseignements primaire et secondaire, tels PISA, PIRLS ou TIMSS) a bouleversé l’architecture des universités françaises, coûté beaucoup d’effort et beaucoup d’argent, sans que l’on puisse être certain que la qualité de la recherche publique ou celle des formations supérieures se soient améliorées, voire en ayant l’intuition que c’est plutôt l’inverse.

Une politique de recomposition institutionnelle destinée à gagner des points

 Le classement de Shanghai porte sur des universités en fonction de critères relatifs à l’activité de recherche : anciens étudiants ou enseignants ayant obtenu un Nobel ou la médaille Fields, nombre de chercheurs les plus cités dans leur discipline, nombre d’articles publiés dans les revues américaine et britannique Nature ou Science ou indexés dans deux bases reconnues, pondération des 5 critères précédents par le nombre d’enseignants chercheurs permanents.

Un tel classement est bien adapté aux universités anglo-saxonnes, germaniques ou asiatiques, qui concentrent l’effort de recherche public. Il est en particulier très approprié au modèle américain, où les universités les plus riches et les plus prestigieuses sont privées et s’inscrivent dans un business model qui sélectionne les étudiants et surtout les enseignants chercheurs pour attirer des financements de recherche publics ou privés. Le modèle français d’universités de service public y répond mal car la recherche publique y est loin d’être strictement universitaire : elle est surtout assurée par de grands organismes de recherche (CNRS, INSERM, INRIA, INSAE) qui certes collaborent (et partagent leur personnel) avec les universités ou avec les grandes écoles mais gardent leur autonomie.

Pour progresser dans le classement de Shanghai, la France n’avait guère qu’une stratégie possible : fusionner ou rapprocher dans des entités plus larges universités, écoles et organismes de recherche : les solutions juridiques ont varié dans le temps, des Pôles de recherche et d’enseignement supérieur de 2006 aux Communautés d’universités et d’établissements en 2013, puis aux établissements expérimentaux de 2018 : l’ordonnance du 12 décembre 2018 permet de nouvelles formes de regroupements entre établissements d’enseignement supérieur et de recherche plus librement définies que les formules précédentes, jugées parfois trop contraignantes. Le but final, annoncé dès la loi LRU de 2007, était de faire émerger une dizaine d’universités de rang mondial : à celles-ci, l’on promet aujourd’hui le statut de « Grand établissement », qui permet de réunir plusieurs établissements d’enseignement et de recherche tout en laissant subsister les entités juridiques préexistantes. En outre, un tel statut permet de sélectionner les étudiants et de bénéficier d’un assouplissement du régime des droits d’inscription. La méthode a atteint son but : Paris Saclay, établissement expérimental qui regroupe une université, 4 grandes écoles et 7 organismes de recherche, a réussi à être classé 16e au niveau mondial en 2023. Il en est de même pour les deux autres « universités » françaises qui figurent dans les 50 premières places : ce sont des conglomérats. « Paris sciences et lettres » regroupe, sous le statut de « grand établissement », 11 autres établissements et Sorbonne université est une communauté d’établissements qui coiffe 6 établissements divers. Les responsables du classement de Shanghai ont accepté de considérer comme universitaires ces conglomérats (le texte qui les crée le prévoit) bien que les entités qui les composent qui ne soient pas toutes universitaires.

Cette politique a eu un coût : après attribution de labels d’excellence, les regroupements ont bénéficié, tout au long de la décennie, de l’attribution préférentielle des milliards de crédits publics de recherche (les PIA, programmes d’investissements d’avenir) qui les ont aidés à se développer. Selon les responsables ministériels, l’avantage de cette sélection est d’améliorer la visibilité internationale et d’attirer de bons étudiants étrangers. L’on peut toutefois se demander si, au-delà d’une meilleure « visibilité », les réformes menées pour progresser dans ce classement ont contribué à améliorer la recherche française et la situation d’ensemble des universités.

Une recherche publique qui a progressé ? Ou l’inverse ?  

Interviewé lors de la parution du classement de Shanghai en août 2023, un mathématicien de Paris Saclay, J-M Morel, déclarait : « Nous ne sommes pas devenus meilleurs. Simplement, avant, tous ces groupes n’étaient pas classés ».  Alors, où en est la recherche publique dans son ensemble dans la compétition internationale ?

Si l’on s’en tient aux indicateurs publiés par le ministère (État de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, 2023), la situation est préoccupante : l’effort de recherche français (entreprises et administrations confondues) stagne depuis des années aux alentours de 2,2 % du PIB, plutôt en légère baisse depuis un point haut des années 90 qui était plus proche de 2,3 %. Dans cet ensemble, l’effort de recherche publique est un peu inférieur aux 0,85 % atteints dans les années 90 (en 2021, il est estimé à 0,76 % du PIB). Les engagements pris au Conseil européen de Barcelone de 2002 de consacrer 1 % du PIB à la recherche publique sont donc loin d’avoir été atteints.

S’agissant des publications scientifiques, la France est désormais au 10e rang mondial, avec 2,3 % des publications. En 2005, elle occupait le 6e rang.  Il faut dire que les progrès de la Chine, passée au premier rang en 2018 devant les Etats-Unis, ont modifié les équilibres, dans une période où le nombre total de publications a été multiplié par 2,4.  Pour autant, d’autres pays (l’Allemagne, la Grande Bretagne) ont bien mieux résisté. Quant à l’impact des publications (citations), mesure qui tient compte, par souci d’équité, de la spécialisation disciplinaire, l’indice de la France est passée entre 2010 et 2019, en dessous de la moyenne mondiale, tandis que la Grande Bretagne, les Etats-Unis ou l’Australie se situent aux alentours de 120 % de cette moyenne.

Dans une note de 2021 (Enseignement supérieur et recherche : il est temps d’agir) l’Institut Montaigne regrettait également une spécialisation disciplinaire trop marquée : très présente en mathématiques et physique, la France l’est beaucoup moins dans les domaines de pointe à fort potentiel d’innovation technologique comme la biologie, le biomédical, l’écologie.

Ces données ne tiennent pas compte des améliorations éventuelles qui pourraient être générées par la loi de programmation pour la recherche du 24 décembre 2020. Cette loi prévoit l’amélioration des financements accordés à la recherche publique et comporte des mesures sur les carrières et les rémunérations des chercheurs, de nature à renforcer l’attractivité de ces métiers, longtemps jugée insuffisante.

Toutefois, une part importante de la communauté scientifique a vivement regretté que la loi privilégie, excessivement selon eux, le financement des laboratoires sur projets, au détriment d’un financement récurrent de ceux qui ont du mal à survivre s’ils ne décrochent pas suffisamment de contrats ou se situent sur un créneau de recherche qui n’intéressent pas les décideurs. De ce fait, les inégalités risquent de s’accentuer entre laboratoires : la loi, malgré l’augmentation des moyens annoncés, a été mal accueillie par la communauté scientifique. De plus, selon cette dernière, le texte ne corrige pas tous les points noirs : conditions de travail difficiles, carrières encore peu attractives, concentration des crédits dans quelques domaines et faiblesse de la coopération entre public et privé, avec le risque de diminuer l’impact des crédits consacrés à la recherche publique.

Et les universités ?

 Dès lors que la politique universitaire a été marquée par la volonté d’encourager une poignée d’universités à progresser dans le classement de Shanghai en concentrant sur elles les financements recherche, le résultat a été une nette augmentation des inégalités entre universités, au nom d’un élitisme qui met fin à la fiction d’un service public dont les moyens sont équitablement répartis.

Comme le rappelle la note de la Cour des comptes d’octobre 2021 Les universités à horizon 2030, plus de libertés, plus de responsabilités, une différenciation s’est peu à peu développée. Un autre rapport de la Cour des comptes (Universités et territoires, février 2023), qui distingue quatre groupes d’universités en fonction de l’attribution des crédits PIA, en mesure les conséquences  : les très grandes universités (plus de 45 000 étudiants), qui ont massivement bénéficié de crédits supplémentaire en recherche parce qu’elles ont le plus grand nombre de laboratoires, sont aussi  celles dont la dotation de service public par étudiant (qui sert au fonctionnement de l’université) est la meilleure, celles où le premier cycle pèse le moins, celle dont l’origine sociale du public est la plus aisée et celles où le taux d’encadrement des étudiants est le meilleur. Le système universitaire a certes toujours été clivé : mais cette différenciation est désormais assumée et s’accroît, au détriment des fonctions de formation et d’accueil des étudiants les plus modestes dans les universités de petite taille.

D’autres indicateurs sont inquiétants : globalement, l’attractivité des universités françaises diminue. Pourtant, toutes structures confondues, l’attractivité de l’enseignement supérieur français semble importante, puisque en 2019-2020, 365 000 étudiants étrangers ont été accueillis, soit 13 % du public : pour autant, cette attractivité est surtout portée par les écoles de commerce, moins par les universités et, surtout, l’augmentation des étudiants étrangers (+ 28 % depuis 10 ans de 2009 à 2019) est, selon les chiffres de Campus France de juin 2022, inférieure à l’augmentation mondiale des flux étudiants (+ 71 %). La Cour des comptes regrette par ailleurs que les universités prennent mal en charge la vie étudiante et note que la qualité de l’accueil et des services rendus s’en ressent, ce qui explique qu’à la différence de nombre de pays étrangers, il y ait peu d’attachement des étudiants à l’université dans laquelle ils se sont formés et quasiment pas de réseaux d’anciens élèves, qui seraient pourtant utiles aux nouveaux.

Autre conséquence de la dépréciation des formations universitaires, de leur inadaptation ou de l’insuffisance des places offertes, la très forte augmentation de l’offre d’enseignement supérieur privé : en 2021, l’enseignement supérieur privé représente, avec 737 000 étudiants, 25 % des effectifs du supérieur. Depuis 2011, les inscriptions ont progressé de 16 % dans le secteur public du supérieur et de 60 % dans le secteur privé. Le privé à but lucratif s’est présenté pour répondre aux besoins, même si l’on ne sait trop quelle en est la qualité, pas plus, à vrai dire, que l’on ne connaît celle des universités, où l’enseignement peut être médiocre.

Que faire ?

Dans une note de décembre 2021 (Enseignement supérieur, pour un investissement plus juste et plus efficace), le Conseil d’analyse économique (CAE) plaidait pour que la France consente un effort financier important en faveur de ses universités : le CAE estimait la somme nécessaire entre 5,4 et 7,6 Mds par an, somme qui apparaît à première vue considérable mais dont la fourchette haute permettrait, outre la création de places nouvelles et l’amélioration des formations, celle  des bourses et du logement étudiant.

Pour mettre en lumière les inégalités à corriger, l’étude du CAE s’appuie sur l’écart entre le coût d’un étudiant universitaire (10 270 euros en 2021) et celui d’un élève de classe préparatoire aux grandes écoles (16 370 euros). Elle souligne à cet égard plusieurs points : depuis 2014, le coût par étudiant est en baisse dans les universités, à la différence du coût d’un étudiant de classe préparatoire, resté stable ; surtout, le coût d’un étudiant en université est surévalué, car il comporte des coûts de recherche et résulte d’une moyenne entre cycles de formation. En réalité, les écarts réels sont beaucoup plus importants : ils vont de 1 à 4 entre un étudiant en licence et un étudiant de classe préparatoire. Quant au coût global de formation sans redoublement, il va de 60 000 euros pour la formation d’un ingénieur à 11 000 pour une licence en langues étrangères. Ces écarts sont à mettre en regard de la dégradation des taux d’encadrement et de la paupérisation de certaines universités. La France, en accroissant la sélection entre universités, laisse se dégrader celles qui sont les moins attractives.

Il paraît peu probable que, dans un contexte budgétaire contraint, l’effort financier recommandé par le CAE soit engagé. La seule mesure qui laisse espérer un rééquilibrage entre universités est l’expérimentation, lancée en 2023, d’un contrat d’objectif et de moyens permettant, comme le souhaite le rapport de la Cour des comptes Universités et territoires, d’attribuer aux universités un financement individualisé complémentaire, sans fléchage contraignant mais sur critères d’amélioration de la performance. Atténuera-t-il pour autant le constat d’un système universitaire à deux vitesses, l’un bien doté et prestigieux et l’autre paupérisé et aux médiocres résultats ? Cela ne sera pas le cas. Le montant budgétaire prévu (300 à 400 millions d’euros) n’a rien à voir avec l’estimation des besoins par le CAE, d’autant que les universités déjà « privilégiées » sont également candidates. Si le contrat d’objectifs et de moyens permet une redistribution, ce sera à la marge : l’ambition dominante restera de former les élites, surtout les élites des filières scientifiques. Pourtant, comme le souligne le CAE, consacrer aux universités françaises la somme supplémentaire qu’il préconise, soit 0, 2 à 0,3 points de PIB, ne ferait qu’amener l’effort public au niveau atteint par le Royaume-Uni, les Pays-Bas, le Canada ou les pays nordiques. Mais ces comparaisons internationales-là ne retiennent pas la même attention que le classement de Shanghai…

Pergama, le 8 septembre 2023