Gaza

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Gaza

Personne ne sait trop nommer Gaza. Le 10 novembre 2023, Bernard-Henri Lévy affirmait dans une émission de télévision qu’Israël était définitivement parti de Gaza en 2005 et qu’il n’y avait plus un juif à Gaza, affirmation formellement exacte et qui donne pourtant de la réalité une vision profondément erronée. De même, dire, comme nous le faisons tous, que Gaza « était aux mains du Hamas » est formellement vrai mais n’épuise pas la question du pouvoir dans ce petit territoire où vivent, très à l’étroit, 2,3 millions d’habitants : sur le plan juridique, Gaza n’est ni un État indépendant ni un territoire autonome et le Hamas, avant l’entrée en guerre, ne décidait pas de tout, loin s’en faut, même s’il était puissant.

Comment Gaza est devenue Gaza

La bande de Gaza, partie de la Palestine au début du XXe siècle sous le régime de l’empire Ottoman puis placée sous mandat britannique en 1920, est passée sous tutelle égyptienne après la guerre de 1947-1949 qui a suivi la création d’Israël.  Elle compte alors 280 000 habitants, dont près de 200 000 réfugiés partis du territoire d’Israël après la Nakba (« la catastrophe », qui a vu l’expulsion des Palestiniens hors du territoire israélien à partir de 1947), ce qui explique la présence, encore aujourd’hui, de « camps de réfugiés » à Gaza.

Lors de la guerre des six jours, en 1967, Israël conquiert la bande de Gaza et ne la rendra pas à l’Égypte, à la différence des territoires du Sinaï. C’est le début d’une « occupation » de territoires jusqu’alors arabes (la Cisjordanie est concernée également), occupation qui viole ouvertement le droit international, puisque, aux termes des conventions applicables, une puissance occupante ne peut acquérir la souveraineté sur un territoire occupé dont l’occupation doit être temporaire.  Or Gaza est encore aujourd’hui, depuis 56 ans, sous ce statut, jamais modifié en droit, même si son application est spécifique.

C’est en 1987 que se crée à Gaza le mouvement Hamas, issu des Frères musulmans : ces derniers étaient présents à Gaza dès avant cette date mais n’avaient alors qu’une action caritative, au demeurant bien acceptée par Israël, qui gérait alors le territoire, où il autorisait des colonies d’Israéliens. Le Hamas, quant à lui, est une organisation armée islamiste, à la différence du Fatah, autre mouvement palestinien, lui aussi à l’époque mouvement armé mais non-confessionnel, qui dirige l’OLP, Organisation de libération de la Palestine, créée par la Ligue arabe en 1963. Le Hamas sera très vite sur la liste des mouvements terroristes.

La révolte dite « première Intifada », qui a commencé en 1987, découle certes du choix israélien d’alors de ne pas reconnaître l’OLP comme représentant des palestiniens. Mais elle est également la conséquence de l’incapacité de l’OLP à fédérer les palestiniens et à mener un combat politique efficace. Le leader du Fatah, Y. Arafat, qui est à la tête de l’OLP, décide alors, à la fin des années 80, de reconnaître Israël et de renoncer à la lutte armée. La pression des Etats-Unis et la situation internationale favoriseront l’ouverture de négociations entre Israël et l’OLP qui aboutiront en 1993, sous l’égide des États-Unis, aux accords d’Oslo. Erreur gravissime, ceux-ci sont loin d’être des accords de paix : ils ne font que définir le cadre de négociations futures tout en créant une Autorité palestinienne dans les territoires occupés, à laquelle sont délégués certains pouvoirs. Dans un conflit aussi ancien, aussi profond, aussi passionnel que le conflit israélo-palestinien, annoncer la paix sans la faire immédiatement relevait de la naïveté. Les accords d’Oslo seront violemment attaqués et sabotés par le Hamas d’une part, par les extrémistes israéliens de l’autre, dont B. Netanyahou, qui, arrivé au pouvoir en 1996, stoppe leur application et relance vigoureusement la colonisation des territoires occupés (qui est, tout autant que l’occupation de long terme, interdite par le droit international), que ses prédécesseurs s’étaient engagés à arrêter sans réellement mettre en œuvre les mesures nécessaires.

Après cet échec et celui des dernières négociations de paix menées avec l’OLP, en 1999, par E. Olmert dernier premier ministre travailliste d’Israël, le bilan humain et politique de la deuxième Intifada, qui éclate à l’automne 2000, juste avant qu’Ariel Sharon devienne premier ministre, sera terrible.

A la tête d’Israël, A. Sharon théorise et systématise une politique déjà menée auparavant de manière plus ponctuelle : il cherche à isoler les Palestiniens et à mettre en œuvre une politique de « séparation », que les ONG appellent plutôt « apartheid ».

Le mouvement de « séparation » des deux populations juives et palestiniennes a commencé bien avant Sharon, en 1988-1990, avec des restrictions du droit à la circulation des palestiniens gazaouis. A partir de 1991, alors que les Israéliens n’ont besoin d’aucun permis pour circuler, les palestiniens y sont tous tenus s’ils veulent entrer en Israël et à Jérusalem est : Israël justifie la mesure par des raisons de sécurité. Ces permis sont restrictifs, notamment en termes horaires, ce qui entrave la liberté d’aller et venir des Palestiniens, leur accès au travail, aux soins ou aux rencontres familiales. Des check-points s’installent un peu partout pour filtrer les entrées (l’ONU en comptera 500 pendant la seconde Intifada). A certaines périodes, des bouclages sont mis en œuvre qui interdisent tout déplacement des populations palestiniennes.

C’est A. Sharon qui sera à l’origine d’autres décisions de séparation, plus nettes encore : il engage la construction d’un « mur » de béton de 8 mètres de haut, nommée « barrière de sécurité », qui enserre aujourd’hui la Cisjordanie, dont les points de passage sont ouverts à certaines heures, certains tous les jours, d’autres non.

La décision d’Israël de se retirer de Gaza est la plus emblématique. Le retrait de Gaza est expliqué par des raisons politiques et sécuritaires : « La signification du désengagement », disait alors un proche du pouvoir, Dov  Weissglas, « c’est le gel du processus de paix ». Le même déclarait également : « L’idée, c’est de mettre les Palestiniens au régime, sans les faire mourir de faim ». Le Plan de séparation mis en œuvre en 2005 prévoit à la fois le retrait des israéliens de Gaza et le démantèlement des colonies qui s’y étaient implantées : de fait l’armée expulsera alors les colons réticents.

Aujourd’hui Gaza, territoire inqualifiable

Depuis 2005 et jusqu’au 7 octobre dernier, Gaza a été un paradoxe vivant : c’était un « territoire occupé » mais dont l’occupant s’était retiré tout en l’encerclant d’une barrière d’acier et de béton par laquelle il contrôlait et filtrait toutes les entrées et les sorties (hommes et marchandises), imposant un blocus maritime, croisant en deçà de la limite des eaux territoriales puisqu’il y était chez lui. Israël avait et a sur Gaza un pouvoir énorme : il peut couper l’électricité, l’eau et les télécommunications (telle est d’ailleurs la teneur de l’annonce du « siège total » faite par Israël en octobre) et interdire tout ravitaillement. Gaza a très peu de ressources propres : la moitié de la population n’a pas de travail et l’on estime qu’un pourcentage très important des gazaouis (80 % selon certains des chiffres avancés) dépendaient dès avant la guerre de l’aide internationale.

Parallèlement à ce statut de territoire occupé sans l’être, Gaza était « administré » par un mouvement, le Hamas. L’on pourrait considérer juridiquement le Hamas comme l’équivalent à Gaza de l’autorité palestinienne en Cisjordanie créée par les accords d’Oslo, à laquelle Israël a, en tant que puissance occupante, délégué certains pouvoirs, au demeurant limités. Mais la situation était bien plus confuse : les accords d’Oslo ne prévoient qu’une seule autorité palestinienne, celle de Ramallah. Or, le Hamas a gagné en 2007 les élections au Conseil palestinien constitué auprès de cette Autorité. L’opposition entre les deux mouvements, un Hamas qui incarnait la lutte armée et un Fatah qui représentait une stratégie de négociation et de compromis, était trop forte : une véritable guerre civile les a opposés en 87 et le Hamas a arraché à l’Autorité palestinienne contrôlée par le Fatah sa propre compétence sur Gaza. Le Hamas à Gaza a eu ainsi plusieurs visages : c’est une autorité administrative, mais aussi, selon les termes de l’historien J-P Filiu (Histoire de Gaza) une milice qui impose au peuple gazaoui, au-delà de ses prérogatives, un ordre islamique strict. Surtout, c’est un mouvement terroriste, qui a réussi à s’approvisionner en armes et en argent et affiche sans fard des intentions de lutte armée sans merci.

Israël et le Hamas sont des ennemis irréductibles, comme le montrent les « Principes généraux et politiques » adoptés par le Hamas en 2017 d’un côté (qui rejettent toute discussion avec un État dont il veut la disparition) et, de l’autre, les opérations militaires menées par Israël à Gaza en représailles aux roquettes lancées par le Hamas sur Israël. Pourtant, depuis 16 ans, Israël s’est bercé d’une illusion étonnante, selon laquelle un strict blocus de Gaza et une réponse énergique aux roquettes du Hamas par des bombardements réguliers de l’enclave assuraient sa sécurité, sans qu’il soit nécessaire d’envisager une solution politique, comme si les choses allaient durer ainsi pour toujours. L’analyse du droit international, qui veut qu’en tant que puissance occupante, Israël est responsable de ce qui se passe à l’intérieur de l’enclave (il n’aurait sans doute pas dû tolérer le Hamas) a été à des années lumières de la pensée des gouvernants israéliens : Gaza était un bourbier dans lequel il ne fallait pas s’enfoncer ; il suffisait de fermer la porte à clef et de bombarder quand les tirs de roquette devenaient trop dangereux.

Israël a même vu des avantages à cette situation : le mouvement palestinien, déjà affaibli par l’échec d’Oslo, l’était davantage encore par cette division ; le Fatah, concurrencé par un Hamas beaucoup plus radical (hostile à toute négociation et à toute paix avec Israël) n’avait plus le pouvoir d’imposer une solution à deux États dont Israël n’a jamais voulu ; enfin, les Palestiniens pouvaient être qualifiés de terroristes (puisqu’une part de leurs représentants l’étaient) et donc être plus aisément marginalisés auprès de la communauté internationale.

Israël a ainsi enserré Gaza dans un étouffoir : il gardait le contrôle des frontières terrestres (qu’il a lui-même établies, avec une bande de sécurité où les maisons ont été détruites pour que le territoire puisse être surveillé), du littoral (le trafic maritime est interdit, la zone de pêche étroitement définie, le port est très réduit) et de l’espace aérien (il n’y a pas à Gaza d’aéroport). Israël laissait passer ce qu’il décidait de laisser passer et d’interdire ce qu’il décide d’interdire, aide humanitaire, médicaments, pièces de rechange…, tout en étant parfaitement conscient que le Hamas organisait une contrebande importante et recevait des subsides de pays arabes, pour l’essentiel le Qatar ainsi que des armes. Les habitants de Gaza devaient demander aux israéliens une autorisation pour en sortir, rarement accordée et dont le refus n’était motivé, mécaniquement, que pour « raisons sécuritaires », tout comme l’était le refus d’importer certains aliments ou matières premières. L’arbitraire régnait. C’était, comme l’a dit N. Sarkozy, fidèle allié d’Israël, « une prison à ciel ouvert » dont on ne pouvait pas s’évader. La sécurité n’y a jamais été assurée, ni pour las Israéliens, ni pour les Gazaouis : les roquettes lancées par le Hamas sur Israël ont causé des morts, tout comme les bombardements d’Israël sur le territoire de Gaza, voire ses tirs, comme en 2018 où 200 Palestiniens qui participaient à des « marches du retour » le long de la frontière de Gaza ont été victimes de tirs de l’armée.

Aujourd’hui, quel avenir?

 Comment un tel choix, enfermer et isoler Gaza, la rendre dépendante pour tout, livrée à un pouvoir islamiste qui n’a plus organisé d’élections depuis 15 ans, a-t-il été possible ? L’aveuglement de l’extrême droite israélienne est en cause. Comme l’écrit Elie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël en France (Le Monde, 8 octobre 2023), « L’attaque du Hamas résulte de la conjonction d’une organisation islamiste fanatique et d’une politique israélienne imbécile ». Sous ce terme, il fait allusion au manque de vigilance des semaines qui ont précédé l’attaque mais aussi aux choix de long terme concernant Gaza.

Rien en effet ne s’est déroulé comme prévu. Le Hamas a réussi à sortir et Israël est entré à Gaza pour en pourchasser les militants, ce qui implique de réduire en cendres toute une partie du territoire. Il est trop tard aujourd’hui pour regretter qu’Israël, puissance occupante, n’ait voulu ni « administrer » les territoires occupés ni s’engager dans une solution viable lorsqu’il en était encore temps ou qu’il ait toléré, à ses frontières, un pouvoir terroriste prêt à tout et une population privée de ses droits.  Il est trop tard pour regretter que les puissances occidentales (les États-Unis au premier chef) se soient désintéressées d’un problème qui leur paraissait maîtrisé : Gaza, comme le mur entourant la Cisjordanie, devait signer l’invisibilisation de la question palestinienne, fantasme du Likoud et des extrémistes religieux au pouvoir en Israël depuis 2001.  Le Hamas a déclenché le 7 octobre un processus abominable, précédé de tant de défaillances et d’aveuglement et suivi de tant de souffrances, en Israël et à Gaza, que l’on ne voit plus la fin d’un enchaînement fatal, pourtant intolérable au regard des droits humains. Comment désormais trouver la solution, après les atrocités du 7 octobre et maintenant que Gaza brûle ?

Pergama, le 15 novembre 2023