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Loi plein emploi : au-delà des choix idéologiques, quels moyens?

La loi dite sur le plein emploi n’a pas grand-chose à voir avec son nom.

Elle comporte, pour l’essentiel, deux dispositions : la première institue, entre l’ensemble des acteurs publics de l’emploi, un réseau dont Pôle emploi, qui va devenir « France-Travail », assurera la coordination technique. L’inscription à France Travail sera généralisée pour les bénéficiaires du RSA, les jeunes inscrits dans les missions locales, les travailleurs handicapés qui requièrent l’aide de Cap-emploi. A l’origine, les composantes de ce réseau devaient partager les données personnelles des personnes inscrites : le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 14 décembre 2023, a censuré cette disposition, jugeant que le réseau s’étendait très loin (il intègre divers opérateurs privés qui fournissent des services d’insertion, des maisons de l’emploi, des groupements d’employeurs…) et que le partage aurait porté sur des données sensibles, notamment sur la santé des personnes. Du fait de cette décision, le « réseau » France Travail  aura surtout pour objet une harmonisation des procédures suivies plus que le contrôle du fonctionnement des diverses institutions.

 

Reste l’essentiel du projet : tous les demandeurs d’emploi bénéficieront d’un diagnostic et d’une orientation et devront signer un « contrat d’engagement », qui remplace le PPAE actuel (projet personnalisé d’accès à l’emploi) signé par les demandeurs d’emploi, le PACEA utilisé pour certains jeunes et le contrat d’engagement réciproque des bénéficiaires du RSA avec les départements. Ce contrat d’engagement comportera un plan d’action pour l’insertion, qui, en fonction de l’intensité de l’accompagnement jugé nécessaire, prévoira, sauf exceptions, une obligation de 15 heures d’activité au minimum pour tous les demandeurs d’emploi nécessitant un accompagnement, parmi lesquels sont comptés les bénéficiaires du RSA. Dans sa décision du 14 décembre 2023, le Conseil constitutionnel, notant que la loi prévoit un plancher mais pas de plafond aux heures d’activité, accepte la disposition avec une réserve d’interprétation : la durée inscrite au contrat d’engagement devra être adaptée à la situation professionnelle et familiale de la personne sans jamais dépasser la durée légale du travail en cas de salariat.

Quelle appréciation porter sur ces dispositions ?

Il faut en premier lieu constater que l’esprit de la loi (appliquer une logique des « droits et devoirs » et obliger à un contrat passé avec l’organisme en charge des demandeurs d’emploi) est à l’œuvre depuis des années : ce n’est absolument pas une nouveauté. Le PPAE, qui devait faire suite à une évaluation personnalisée, comportait déjà des obligations, dont l’acceptation des formations prévues au contrat, d’emplois aidés et des offres d’emploi correspondant au profil de la personne. Quant au RSA, il a toujours été conditionnel : obligation d’inscription à Pôle emploi pour les bénéficiaires « orientés » vers l’insertion professionnelle (les autres, malades, illettrés ou toxicomanes bénéficiant d’une insertion « sociale ») et, pour eux, mêmes obligations que celles des demandeurs d’emploi.

Ce que la loi ajoute, c’est l’obligation quantitative d’une « activité », ce qui, il est vrai, n’est pas rien. Cette disposition accentue la logique des devoirs déjà à l’œuvre et s’inscrit dans un changement progressif des dispositifs d’indemnisation du chômage : de plus en plus, c’est la personne qui est considérée comme responsable de sa situation, parce qu’elle ne ferait pas assez d’efforts pour s’insérer. Pour l’y contraindre, ses obligations se resserrent et les indemnités de chômage diminuent. S’agissant du traitement de la pauvreté, c’est limiter ce que l’on appelle les « droits-créances » des personnes (qui peuvent bénéficier d’aides sociales uniquement conditionnées par un état de besoin) au bénéfice de droits conditionnels, principe inscrit toutefois de très longue date en France dans les textes même si d’autres traditions coexistent encore.

Ce que la loi ajoute aussi, c’est, sans doute par volonté de traquer les abus, l’inscription de tous les bénéficiaires du RSA à France Travail, sachant toutefois qu’une grande part sont incapables de travailler. Or, Pôle emploi se plaint déjà que les bénéficiaires du RSA qui lui sont adressés sont, pour une part, très peu préparés à l’emploi et devraient plutôt relever d’un accompagnement social. Quel traitement leur sera réservé ?

La loi fait passer également un autre message :  ce qui caractérise en effet la situation d’avant la loi, c’est que la réalité était très éloignée de celle que prévoyaient les textes. L’accompagnement et le suivi des demandeurs d’emploi, qui est déjà une obligation de Pôle emploi, sont très relâchés depuis des décennies et ceux-ci sont largement livrés à eux-mêmes. Le rapport de la Cour des comptes de juillet 2020 sur La gestion de Pôle emploi dix ans après sa création note que les indicateurs de Pôle emploi ne permettent pas de mesurer la densité et l’efficacité du suivi des demandeurs d’emploi les plus en difficulté, sauf à relever, qu’en 2018, l’accompagnement dit « renforcé » ne prévoyait que 3 entretiens dans l’année, ce qui semble dérisoire. Un second rapport de la Cour, en janvier 2022, qui porte sur Le revenu de solidarité active, indique, s’agissant du suivi des bénéficiaires par les départements, que le délai d’orientation dépasse 3 mois, que les décisions en ce domaine semblent souvent incohérentes, que les contrats d’engagement réciproque censés définir un parcours de réinsertion manquent de substance. Quant aux bénéficiaires orientés vers l’insertion professionnelle et qui sont suivis par Pôle emploi, le PPAE est signé dans tous les cas mais le contenu en est pauvre. Les intéressés ne se retrouvent d’ailleurs pas dans les accompagnements les plus intensifs, comme si Pôle emploi lui-même ne croyait pas à leur réinsertion.

Cela fait très longtemps que les gouvernants actuels annoncent qu’ils vont réformer tout cela et renforcer l’accompagnement des demandeurs d’emploi et des bénéficiaires du RSA : c’était déjà un des points majeurs du plan 2018 de lutte contre la pauvreté, sans suite. De fait, les demandeurs d’emploi les moins bien armés ont besoin prioritairement d’accompagnement et de formations adaptées et durcir leurs obligations de présence n’a pas de sens s’ils ne bénéficient pas d’une aide en ce sens.

 

Reste à mesurer si les 300 millions d’augmentation des moyens envisagés sur le budget 2024 de « France Travail » suffiront à une amélioration décisive, quantitative (moins de demandeurs d’emploi par portefeuille de conseiller) et qualitative (un accompagnement adapté aux personnes). Cela reste le grand point d’interrogation de la loi.