Projet de loi immigration: vers la préférence nationale?

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Projet de loi immigration: vers la préférence nationale?

Le droit des étrangers comporte une série de règles spécifiques plus ou moins strictes qui tiennent à leur statut de non-nationaux, telles les restrictions à l’entrée dans le pays, la possibilité d’en être expulsé, le droit de vote ou l’accès aux emplois publics. L’histoire nous apprend que, longtemps, les règles ont été souples et que la traversée des frontières a été facile, comme si l’État nation qui nous connaissons s’était construit à ses origines sur une conception plutôt ouverte, dans un monde, il est vrai, peu mobile. Au XIXe et au XXe siècle, des règles plus strictes ont été élaborées : la question migratoire a commencé à « faire débat » vers 1880. S’est alors mise en place une obligation « d’enregistrement » des étrangers auprès des municipalités. La loi du 8 août 1893 appelée « Protection du travail national » (déjà), au demeurant mal appliquée, oblige les étrangers qui veulent travailler à détenir un certificat d’immatriculation spécifique. En 1917, une carte d’identité « étrangers » est créée, avec des catégories (séjour temporaire ou non) et le secteur d’activité autorisé. Ce sont les années 20 et 30 qui verront la création d’une police des étrangers étoffée, avec l’augmentation des contrôles et des expulsions. Depuis lors, le droit des étrangers s’est extraordinairement complexifié, nombreux motifs aux conditions diverses, des titres de durée inégale, des conditions de retrait et de renouvellement exprimées de manière absconse. Il s’est constamment durci depuis les années 80 : la 30e loi sur l’immigration adoptée depuis cette date, aujourd’hui en instance d’examen au Conseil constitutionnel, a cessé d’être « gentille avec les gentils » pour devenir dure avec tous. Elle marque une rupture dans le droit des étrangers, avec une volonté de « reprendre le contrôle » (ce sont les mots mêmes de B. Retailleau, empruntés aux promoteurs du Brexit) au nom d’une identité culturelle à protéger : la loi évoque la nécessité d’une « adhésion aux valeurs et aux modes de vie de la société française ». Les préoccupations d’attraction des talents ou les besoins de main d’œuvre sont oubliés et, surtout, les droits des étrangers s’amenuisent et, si le Conseil constitutionnel n’y met pas le holà, la préférence nationale va s’installer.

Le durcissement du droit existant : il existe sans doute des limites au-delà desquelles les droits constitutionnels des étrangers ne seraient pas respectés, mais elles sont floues.   

 Même en mettant à part les dispositions du projet de loi qui instituent une préférence nationale, le texte modifie fortement le droit existant.

En premier lieu, il institue, tous les 3 ans, des quotas d’immigration en fonction de « l’intérêt national », notion aux contours mal définis qui repose sur la reconnaissance de l’identité propre d’un pays. Le projet de loi évoque « les capacités d’accueil de la France » et, pour autoriser l’immigration, la prise en compte des conditions démographiques, économiques, sociales et culturelles du moment. L’institution de quotas constitue donc un tournant majeur, du moins en principe. En pratique, il en ira autrement : les quotas ne s’appliqueront ni à l’asile, (le texte le dit clairement), soit 12,8 % des premières demandes en 2022, ni à l’immigration familiale (29 % des premières demandes), qui obéit à un droit particulier (le projet de loi le dit de manière plus obscure). S’appliqueront-ils aux étudiants (un tiers des demandes) ? Logiquement non : le projet parle de quotas pour « l’immigration durable » et un plan « Bienvenue » adopté en 2018 prévoit l’accueil d’un demi-million d’étudiants étrangers en 2027. Pour autant, aucune précision n’a été donnée sur ce point.  Le droit à l’entrée des étrangers malades est par ailleurs fortement réduit (la nouvelle formulation impose que « le traitement médical approprié » n’existe pas dans le pays d’origine, ce qui ne dit rien de la possibilité du demandeur d’y accéder) et ce motif d’entrée dépendait déjà d’un examen au cas par cas.  Quant à l’immigration de travail, elle est déjà, elle aussi, très encadrée et d’ailleurs faible (moins de 17 % des premières demandes en 2022). Le choix des quotas est donc un simple affichage politique, qui reprend une proposition de N. Sarkozy qu’il n’avait pas appliquée : la fixation des quotas sera l’occasion, pour les parlementaires et pour l’exécutif, de réaffirmer, contre tout bon sens, combien le pays n’a pas besoin d’immigrants et n’en veut pas et combien ceux-ci risquent d’altérer son identité.

La loi dispose également que la régularisation dans les métiers en tension ne se fera qu’au cas par cas, sur décision du préfet, qui sera de plus en charge « d’apprécier l’intégration de la personne au regard des valeurs de la société française ».

Les possibilités d’expulsion, d’édiction d’OQTF (obligation de quitter le territoire français) et de retrait de titres sont assouplies : le champ est élargi (pour l’expulsion, certains délits peuvent la justifier et, pour le retrait de titres, le non-respect des valeurs de la République). Surtout, le point commun des dispositions adoptées est que ces mesures pourront concerner des personnes jusqu’alors protégées (étrangers présents de longue date, personnes arrivées jeunes, ayant en France des liens familiaux, voire conjoint de Français). En outre, les séjours irréguliers seront désormais pénalement réprimés (ils ne l’étaient plus depuis la loi du 31 décembre 2012, en application d’un jugement de la Cour de justice de l’Union européenne). La Cour n’ayant mis en cause alors que les peines de détention, le projet actuel institue une amende de 3750 euros assortie d’une peine complémentaire de 3 ans d’interdiction de territoire.

 Pour les personnes admises au séjour, les conditions sont durcies : nouveau contrat d’intégration avec des engagements fermes (ainsi est prévu un examen d’instruction civique, et un niveau minimum est requis qui conditionnera le renouvellement du titre) ; allongement du délai de séjour pour demander le regroupement familial (24 mois au lieu de 18) ; connaissance minimale du français demandée aux conjoints concernés ; allongement des délais pour obtenir la carte de résident pour un conjoint de Français ou un parent d’enfant français (de 3 à 5 ans) ;  redéfinition des conditions du droit du sol (le jeune né et élevé en France devra demander à être Français, disposition qui relève du droit civil et représente un « cavalier législatif » sans rapport avec la maîtrise de l’immigration, donc censurable par le Conseil constitutionnel) ; clôture d’une demande d’asile si la personne quitte l’hébergement proposé ; obligation des étudiants étrangers de déposer une caution qui leur sera rendue s’ils n’ont pas refusé de se soumettre à une décision d’éloignement…

Ces mesures violent-elles les droits fondamentaux des étrangers ? C’est possible, voire probable, mais difficile à certifier : ainsi, la Convention européenne des droits de l’homme protège le droit à une vie privée et familiale, ce qui signifie que la suppression de toute possibilité de regroupement familial serait contraire à la Constitution. Mais en imposant un long délai de séjour avant de pouvoir demander ce regroupement, l’altération au droit à la vie familiale sera-t-elle considérée comme disproportionnée, surtout si l’on ajoute les délais d’instruction de la demande (très longs en France)? On peut penser que les délais imposés par le projet de loi (2 ans) sont excessifs. Le Conseil les acceptera-t-il, et réagira-t-il si la prochaine loi les porte à 2,5 ou 3 ans ? De même, la disposition du projet de loi qui porte de 18 à 21 ans l’âge minimum du conjoint qui viendrait rejoindre la personne immigrée ne viole-t-elle pas le droit, un conjoint étant un conjoint, jeune ou moins jeune ?  Par ailleurs, la CEDH admet des exceptions au droit à une vie privée et familiale, pour des raisons de sécurité nationale, de défense de l’ordre public…En l’occurrence ces réserves pourront être invoquées pour autoriser l’expulsion d’une personne qui représenterait une menace grave pour l’ordre public tout en ayant ses liens familiaux en France. Le débat se portera sur le niveau de la menace que représentent certains délits…D’autres dispositions (la caution des étudiants étrangers, le rétablissement d’un délit de séjour irrégulier, la clôture de la demande d’asile si une personne veut changer d’hébergement) peuvent tout à fait être censurées et, sans doute devraient l’être. Mais les droits des étrangers sont toujours incertains et l’on est habitué à la part d’arbitraire des décisions du Conseil constitutionnel.

 Enfin, la loi ne contient rien sur la suppression de l’aide médicale d’État qui prend en charge, sous conditions de ressources, les dépenses maladie des étrangers en situation irrégulière, ni sur son remplacement par une aide médicale d’urgence qui ne garantirait une prise en charge médicale que pour les maladies graves, les douleurs aiguës et la grossesse. Le gouvernement s’est simplement engagé, auprès de ses partenaires LR, à réformer l’AME « dès que possible ». La transformation en aide d’urgence aurait pourtant des répercussions : certains professionnels du soin la trouvent contraires à leur éthique, voire au serment d’Hippocrate. Tous la jugent risquée en termes de santé publique : soigner les maladies quand elles ont atteint un certain seuil de gravité est déraisonnable, car cela coûte plus cher et demande plus d’efforts, sans compter les risques de contagion dans certains cas.  Que dira alors le Conseil constitutionnel ? La Constitution reconnaît certes un « droit à la santé » mais celui-ci est devenu, dans la jurisprudence du Conseil, « un objectif à valeur constitutionnelle », expression qui ouvre au législateur la possibilité de faire jouer son pouvoir d’appréciation dès lors qu’il ne vide pas de tout contenu le droit qui y est mentionné. Le Conseil a ainsi admis, dans le domaine de la santé, nombre de restrictions dès lors qu’elles préservaient un noyau dur, les soins vitaux. Comment apprécierait-il les dispositions réservant les soins aux seules « maladies graves », altération pourtant évidente d’un droit à la santé qui devrait être garanti aux personnes démunies ? Le pire est à craindre, le Conseil ayant tendance à suivre ses raisonnements antérieurs : il craint, s’il proclamait un vrai « droit à la santé » pour tous, des répercussions compliquées sur le remboursement des soins. Il risque fort d’accepter une Aide médicale d’urgence même si elle est contraire au sens commun.

Dispositions qui mettent en place une préférence nationale : un choix qui semble à l’évidence contraire à l’égalité

 S’agissant des allocations familiales, de l’APL, de l’allocation personnalisée d’autonomie et du droit au logement opposable, le projet de loi prévoit des conditions d’attribution différentes pour les nationaux et les étrangers : les allocations familiales sont servies à tous les Français, qu’ils travaillent ou non, dès lors qu’ils supportent la charge de leurs enfants. Pour les étrangers, le droit ne serait ouvert qu’au bout de 5 ans de résidence, le délai étant réduit à 2ans et demi pour ceux qui travaillent, alors que leurs employeurs payent la cotisation patronale familles. Il en est de même des autres droits sociaux mentionnés, où des délais variables de séjour sont imposés avant d’y accéder, sachant qu’en outre le droit à l’hébergement d’urgence ne serait ouvert à certains étrangers que dans des conditions restrictives. Ces dispositions, choix de préférence nationale, sont contraires au principe d’égalité contenu dans la Constitution.

La première ministre refuse toutefois que ces mesures soient qualifiées de « préférence nationale », arguant que le RSA (et le RMI avant lui) n’est ouvert aux étrangers qu’après un délai de 5 ans de résidence régulière, disposition qui s’applique également à la prime d’activité qui a remplacé en 2016 le RSA activité. Personne, dit-elle, n’évoque la préférence nationale dans ce cas. E. Borne néglige toutefois de préciser le sens de la jurisprudence du Conseil constitutionnel quant aux différences prévues par la loi : le Conseil les admet, même sur critères de nationalité, quand « elles ne sont pas étrangères au but poursuivi » et qu’elles sont « en rapport direct avec l’objet de la loi ». En l’occurrence, s’agissant du RSA (décision 2011- 137 du 17 juin 2011), le Conseil a considéré que la loi visait l’insertion professionnelle des bénéficiaires de la prestation et que l’exigence d’une certaine stabilité dans le pays allait dans le sens de cette exigence. Il notait au demeurant que les personnes reconnues réfugiés ou les titulaires d’une carte de 10 ans ont droit au RSA sans délai car ils sont considérés comme des immigrés « durables ». Pour le Conseil, verser à des personnes titulaires d’un titre valable 1 ou 2 ans une prestation d’insertion n’aurait pas de sens. Le raisonnement fait certes bon marché du rôle que joue le RSA dans la lutte contre la pauvreté mais il se tient. Or, ni les allocations familiales, ni les APL, ni le logement d’urgence ni l’APA n’ont un rôle d’insertion professionnelle. Le même raisonnement ne peut donc leur être appliqué. Le Conseil devrait censurer ces différences, qui ne se justifient par rien : le but de ces prestations est de compenser la charge d’un enfant, l’aide aux dépenses de logement pour les personnes modestes, les charges liées  à la dépendance ou la difficulté d’accès au logement pour des publics prioritaires : toute personne qui répond aux conditions posées doit y avoir droit.

Le projet de loi : une erreur politique grave

 En s’accrochant à un projet défiguré ensuite par la droite, en acceptant d’écrire, sous la dictée des Républicains, des dispositions qui ressortissent des choix de l’extrême droite, le gouvernement (en fait le Président de la République) commet deux erreurs.

La première est de penser qu’il barrerait mieux la route au Rassemblement national s’il démontrait lui-même sa rigueur sur le thème de prédilection de ce parti, la lutte contre la « submersion migratoire ». C’est oublier que le seul argument qui vaut contre l’extrême droite en ce domaine est celui de la « barrière sanitaire », de la sauvegarde de l’État de droit, du refus d’altérer la garantie d’égalité inscrite dans la Constitution. Cet argument tombe en poussière si l’on adopte le point de vue de l’adversaire : le Rassemblement national voudra de toute façon aller plus loin, appliquer la préférence nationale à l’emploi ou à l’accès au logement social. De plus, si le Conseil constitutionnel censure les dispositions du projet de loi, il sera accusé de s’opposer à une large demande populaire. Dès lors qu’on a laissé entrer la vague, comment prétendre être mieux à même de la contrer ? Le Rassemblement national, dont l’objectif premier est aujourd’hui de se respectabiliser et d’éviter d’effrayer les électeurs, pouvait-il rêver d’un meilleur « idiot utile » que le gouvernement Borne ?

La deuxième erreur est de justifier les phantasmes sur l’immigration : toutes les analyses sur « l’appel d’air » que seraient un dispositif social protecteur, voire même un droit d’asile trop bienveillant, n’ont aucun fondement. Les migrations sont liées aux guerres, aux violences, aux discriminations, au chômage, aux difficultés économiques et à l’absence d’espoir. Elles vont s’amplifier dans un monde en crise, avec des populations maltraitées qui veulent vivre plus correctement. Les demandeurs d’asile et les migrants en général viennent dans les pays dont ils connaissant la langue et où ils peuvent retrouver des personnes (famille, amis, membres d’une même communauté) aptes à les aider à l’arrivée. Ils ne connaissent pas les systèmes sociaux et seraient bien en peine de comparer les minima sociaux entre pays ou l’AME à l’AMU. Ils veulent en outre travailler pour envoyer de l’argent chez eux. Ils ne touchent pas des aides sociales plus importantes que la population d’ensemble, contrairement au mythe entretenu par le RN. Rien ne sert donc de réduire les droits pour dissuader l’immigration : les migrants souffriront davantage, ils s’insèreront moins bien mais ils chercheront quand même à venir. Mieux vaudrait accepter et réguler l’immigration plutôt que de chercher, avec de tels moyens, à la réduire à zéro : cela n’arrivera pas mais nous nous priverons en outre des compétences des anciens étudiants formés dans nos écoles, des personnels de santé qui pourraient s’installer, des ouvriers du bâtiment, des commis de cuisine et des aidants familiaux dont nous avons besoin et qu’il faudrait accueillir et former.

Pergama, le 1er janvier 2024.