Se soucier de l’emploi mais aussi du travail

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Se soucier de l’emploi mais aussi du travail

La nouvelle ministre en charge du travail hérite de plusieurs chantiers qui concernent l’emploi : mise en application de la nouvelle loi du 18 décembre 2023 sur le plein emploi, qui modifie l’organisation du service public de l’emploi ainsi que les obligations et le contrôle des demandeurs d’emploi et des bénéficiaires du RSA ; éventuelle nouvelle réforme des allocations chômage annoncée, en filigrane, par E. Macron, sachant que les partenaires sociaux se sont déjà accordés le 10 novembre dernier sur de modestes ajustements : l’accord a toutefois été suspendu faute de prévoir les économies de 440 millions attendues par le gouvernement ; enfin, perspective en avril 2024 d’un nouvel accord interprofessionnel national en cours de négociation sur un « nouveau pacte de la vie au travail », qui portera sur la généralisation d’un compte épargne temps universel portable, l’emploi des seniors, l’amélioration des parcours, la facilitation des reconversions professionnelles et la lutte contre l’usure professionnelle…ainsi que les économies que le gouvernement attend.  Il serait en outre question d’une loi de simplification du droit du travail pour encourager l’emploi.

Comment décoder cette politique ? Le gouvernement est obsédé par la volonté de réduire le chômage et d’atteindre le plein emploi. Il n’en prend pourtant pas le chemin et son absence de vision stratégique sur l’évolution du travail et des métiers le handicape sans qu’il le comprenne.

Des perspectives de plein emploi en 2027 peu crédibles et une politique de l’emploi bien courte

Au 3e trimestre 2023, l’emploi salarié a stagné, le taux d’emploi des 15-64 ans a très légèrement baissé (-0,2 point) et le taux de chômage très légèrement augmenté (il est passé de 7,2 à 7,4 %). La question n’est plus trop de savoir s’il s’agit là d’un trou d’air ou si l’affaiblissement constaté en 2023 sera durable : l’augmentation des demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi au 4e trimestre 2023 ne va pas dans le sens d’une stabilisation, pas plus que le contexte économique et géopolitique actuel. Les chiffres vont se dégrader.

 Des prévisions économiques officielles 2023-2027 peu réalistes

Comme il l’a toujours fait, le gouvernement a inscrit, dans le programme de stabilité 2023-2027 comme dans la loi de programmation des finances publiques du 18 décembre 2023, des prévisions de croissance très optimistes et des prévisions d’emploi excellentes, du moins de 2025 à 2027 (+ 235 000 emplois chaque année en glissement annuel), ce qui lui permettrait d’atteindre alors le plein emploi (correspondant à 5 % de chômage dit frictionnel ou de transition entre deux emplois).  Personne n’y croit : à chaque fois le Haut conseil des finances publiques a émis des réserves, jugeant notamment surestimée l’augmentation de l’emploi résultant des réformes des retraites et de l’assurance chômage.

En décembre 2023, la Banque de France tablait plutôt sur un taux de chômage qui augmenterait jusqu’en 2025 à 7,8 % avant de redescendre ensuite à 7,6 en 2026. D’autres économistes (ceux de l’OFCE, Policy Brief n°121, octobre 2023, Sous la menace du chômage, perspectives économiques pour l’économie française, 2023-2024), jugent également que 2024 sera marqué par un retournement de la courbe du chômage qui passerait à 7,9 %, ou, du moins, dans une fourchette comprise entre 7,5 et 8,1 % : les facteurs qui influent sur ce taux peuvent être de plus ou moins grande ampleur, ainsi des faillites liées à la fin des aides COVID ou des répercussions sur le chômage de l’augmentation de la population active des seniors due au recul de l’âge de la retraite. Le chemin du plein emploi serait, en tout cas, compromis.

C’est dire que le chômage pourrait rester relativement modéré mais sans redescendre en 2027, ni à la moyenne de l’Union (6 % fin 2023) ni a fortiori au niveau du plein emploi.

 Pour le gouvernement, améliorer le taux d’emploi, c’est d’abord réduire les droits, même s’il prévoit aussi d’autres mesures apparemment plus positives

L’anomalie que représente le niveau traditionnellement élevé du chômage en France en comparaison avec les autres pays européens est imputée le plus souvent à l’importance de la population active non ou peu qualifiée ainsi qu’au mauvais fonctionnement du service public de l’emploi. E. Macron ne méconnaît pas totalement cette analyse (en témoignent les efforts faits pour améliorer les compétences et, plus récemment, pour dynamiser Pôle emploi), tout en privilégiant en pratique l’hypothèse selon laquelle les prestations sociales seraient « insuffisamment incitatives » à la reprise d’emploi. La réforme de l’assurance chômage d’après COVID, le resserrement des contrôles et du suivi des demandeurs d’emploi prévu dans la récente loi sur le plein emploi, les évolutions envisagées d’une nouvelle réduction des droits (il est question de limiter les ruptures conventionnelles et la durée des droits des seniors à l’assurance chômage) en témoignent :  le président table sur la réduction du chômage par la pression exercée sur des demandeurs d’emploi quelque peu paresseux. Son analyse est contestée par nombre d’économistes spécialistes de l’emploi, qui soulignent que les demandeurs d’emploi, hormis un pourcentage limité, recherchent activement un emploi. Mais le Président n’en a cure.

Il est vrai que, parallèlement, le gouvernement promet une formation professionnelle aux demandeurs d’emploi les moins formés. Il a reconduit le PIC, plan d’investissement compétences de 2018, dont une des cibles prioritaires est de faire accéder plus aisément à la formation les demandeurs d’emploi et les salariés les moins qualifiés, avec l’objectif de réduire de ce fait d’un point le chômage structurel. Il s’engage également dans la loi Plein emploi à mieux accompagner vers l’emploi les personnes qui en sont le plus éloignées. Mais ces dispositifs soit n’atteignent pas les objectifs fixés, soit seront très longs à mettre en place.

S’agissant de la formation professionnelle des demandeurs d’emploi, les récents bilans du Plan PIC sont quelque peu décevants. Le dernier, qui date de décembre 2023, confirme les diagnostics déjà posés : si l’on met de côté les entrées en formation par utilisation du CPF (compte personnel de formation), qui concernent le plus souvent des formations courtes et peu qualifiantes, le pourcentage des demandeurs d’emploi qui ont eu accès à une formation est passé de 8,5 % en 2017 (avant le PIC) à 10,3 % en 2021 (après le PIC), 4,1 % ayant eu accès à une formation qualifiante contre 2,8 % en 2017. Le pourcentage est faible et la progression modeste, sans que l’on comprenne très bien pourquoi sauf à dire que l’exécution du PIC est très complexe et foisonnante. De plus, grâce au PIC, l’écart d’accès à la formation s’est un peu réduit entre les plus diplômés et les peu ou pas diplômés, mais pas en ce qui concerne l’accès aux formations certifiantes. La formation professionnelle reste plus ouverte aux personnes déjà qualifiées. Enfin, pour ce qui est de la part des formations offertes sur les métiers en tension, elle baisse pour ceux qui sont trop peu attractifs quant au salaire et aux conditions d’emploi. La question de l’attractivité des métiers est donc à régler avant d’organiser l’offre de formation.

Quant à la réforme de l’accompagnement des demandeurs d’emploi et des bénéficiaires du RSA prévue dans la loi « Plein emploi », elle est entourée d’un énorme flou : quel sera le contenu des 15 heures d’accompagnement promises à tous ceux qui en ont besoin ?  Comment se répartiront les responsabilités d’accompagnement des bénéficiaires ? Quel en sera le coût effectif, sachant que les financements prévus, environ 2,5 Mds d’ici 2026, paraissent très insuffisants ? Sur quoi portent les expérimentations en cours, qui concernent souvent très peu d’allocataires, et quelles en sont les conclusions ?

Il est donc loisible d’être circonspect, surtout quand on mesure le degré de déshérence actuel de l’« accompagnement » vers l’emploi, qu’il s’agisse des bénéficiaires du RSA ou des demandeurs d’emploi. L’on renverra pour ce constat au rapport de la Cour des comptes de 2022 sur les bénéficiaires du RSA (l’accompagnement est défaillant pour les moins armés) ainsi qu’à une note de l’OFCE (in France Travail : à quel prix ? », septembre 2023), qui mentionne que Pôle emploi ne publie aucun indicateur sur l’accompagnement des demandeurs d’emploi, sauf le chiffre des entretiens en agence, qui est très faible. Comment une culture d’entreprise défaillante depuis des décennies dans ce domaine pourrait-elle se transformer en quelques mois en un savoir-faire énergique et efficace ?

Les chantiers de la formation professionnelle des demandeurs d’emploi et de l’accompagnement vers l’emploi, qui semblent en difficulté, ne doivent pas être abandonnés, à condition, pour ce dernier, de privilégier l’étude des besoins des chômeurs sur la menace de suspension des allocations. Mais les pouvoirs publics pilotent à vue : or, s’ils veulent développer l’emploi, il leur faut engager une réflexion sur le travail et sur l’évolution des métiers.

Une part essentielle de la réponse : travailler sur le travail

Repenser le travail : les aspirations des salariés

La récente enquête de la Fondation Jean Jaurès et de la CFDT sur « La société idéale » reprend les conclusions d’études précédentes, notamment celle réalisée en 2016 par la CFDT : le travail reste un élément important de la vie, même si les personnes souhaitent aujourd’hui pouvoir le concilier plus aisément avec d’autres aspirations. Le travail idéal doit présenter trois qualités : son intérêt, un bon salaire et une ambiance de travail agréable. Surtout, les trois-quarts des salariés préféreraient une cogestion entre dirigeants et salariés : ils veulent être associés et devenir acteurs. C’est souvent là que le bât blesse.

De même, en 2023, le laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques de Sciences-po a lancé un projet « Que sait-on sur le travail ? », qui synthétise les travaux existants sur les conditions de travail, la santé au travail, l’organisation et le management, la digitalisation, les inégalités et discriminations…La France apparaît en retard quant à la réflexion sur une organisation du travail qui favorise l’autonomie des travailleurs. Elle souffre de comparaisons défavorables avec les autres pays européens quant à la qualité des emplois en ce qui concerne les conditions de travail, les perspectives de carrière et la formation ainsi que « le vécu » du travail.

Déjà, en 2019 et 2021, les rapports du Conseil national de la productivité évoquaient, pour expliquer la moindre progression de la productivité en France, outre l’insuffisance des compétences de la population, inférieures à la moyenne de l’OCDE, et les moindres efforts de recherche et d’innovation, la faible qualité du management des entreprises. Le développement de la productivité (et donc de la croissance et des créations d’emploi) tient aussi à l’adhésion au travail : ce domaine reste négligé.

Répondre aux difficultés de recrutement et aux perspectives d’évolution des emplois  

L’enquête mentionnée supra de la fondation Jean Jaurès et de la CFDT note également la faible attractivité des emplois publics : une proportion grandissante est vacante aujourd’hui. L’État employeur devrait donc s’interroger sur la qualité des emplois offerts dans ce cadre, avec les mêmes critères que ceux utilisés pour le secteur privé : salaires, conditions de travail et d’emploi, perspectives, autonomie, en s’intéressant également au fonctionnement et à l’organisation des services publics. Pour l’instant, l’État court au plus urgent (augmenter le salaire des enseignants, colmater les brèches dans le domaine des primes du personnel hospitalier), sans vue d’ensemble ni vision stratégique. Et il en est de même quant aux emplois privés vacants de basse qualité, notamment dans le domaine des services à la personne : quelle est au juste la stratégie suivie ?

Quant à l’évolution des emplois liée à la transformation énergétique dans l’industrie, elle fait l’objet de réflexions d’experts que la puissance publique ne s’approprie pas. Le Shift Project, laboratoire d’idées sur la transition énergétique, a publié en décembre 2021 une étude intitulée « L’emploi : moteur de la transformation bas carbone ».  Il indique que, selon lui, à horizon 2050, plus d’un million d’emplois nouveaux seront créés et 800 000 détruits. Comment repenser la formation pour entraîner l’économie vers un objectif de transformation effective ? Comment rendre ces emplois attractifs ?  L’emploi est aussi un levier d’action vers des objectifs qu’il faut rendre plus concrets.

 

En définitive, la politique de l’emploi doit sélectionner des outils efficaces et ne peut être séparée de la politique du travail : c’est si vrai que la négociation actuelle sur les seniors, pour augmenter leur faible taux d’emploi, évoque de possibles aménagements de fin de carrière et de lutte contre l’usure professionnelle, sujets essentiels qui pourraient donner lieu à des mesures ambitieuses jusqu’ici refusées par le patronat et négligées par les pouvoirs publics. L’on peut espérer que l’accord attendu sera ambitieux…mais, à vrai dire, compte tenu de la faiblesse des débats sur ce sujet lors de la récente réforme des retraites, l’on en doute. Les choix suivis depuis 2017, qui n’insistent que sur l’allègement des contraintes des entreprises et sur la baisse des revenus de remplacement, n’incitent pas à la confiance. Le plus probable est que chômage va continuer d’augmenter et que le travail reste ce qu’il est, marqué par l’archaïsme des relations sociales, dans certains cas par la pénibilité et toujours inaccessible aux peu qualifiés.

Pergama, le 28 janvier 2024