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Crise agricole : les mauvaises réponses de l’exécutif

Le mouvement de mécontentement des agriculteurs a duré plus d’un mois. Il n’est sans doute pas terminé car les réponses promises mettront du temps à être mises mise en œuvre, certaines, telle l’instauration de prix-planchers, soulevant des problèmes de définition et de faisabilité. Si l’on tente aujourd’hui une synthèse des revendications et des réponses apportées, l’on constate que la question du revenu (celui « qui ne permet pas de vivre dignement »), légitimement préoccupante, est loin de concerner l’ensemble des agriculteurs ; que, pour ceux dont le travail rapporte trop peu, les réponses données sont illusoires, sauf à revoir les aides de la PAC, sujet jamais abordé ;  que, sans réaction énergique, la disparition des exploitations traditionnelles semble inéluctable ; que des questions essentielles, l’injustice des aides de la PAC, l’appauvrissement des sols et la baisse des rendements restent des non-dits de la crise ; qu’enfin, si la quasi-totalité du monde agricole se retrouve dans la dénonciation de l’écologie, bouc émissaire parfait, certaines exploitations (les plus riches) sont bien plus concernées que les autres par des pratiques nocives pour la biodiversité et au climat  ; que décider, comme le fait le gouvernement, d’effacer les obligations écologiques des agriculteurs, c’est sacrifier leur avenir, même s’il faut bien reconnaître que l’on peut difficilement afficher des objectifs ambitieux en ce domaine sans accompagner les exploitations modestes : au final, la politique agricole actuelle n’a pas d’avenir.

 Le revenu agricole : d’énormes disparités

Nées de l’augmentation des taxes sur le gazole routier, les revendications des exploitants ont pour une large part concerné un revenu qui ne leur permettrait pas de vivre.

Les données publiées par le Ministère de l’Agriculture sur le revenu des agriculteurs (le RCAI, « revenu courant avant impôts ») sont incomplètes : elles ne portent que sur les exploitations dont la production dépasse 25 000 euros en métropole et 15 000 euros dans les DOM. Ce choix excluait, en 2020, 108 000 micro-exploitations, soit 28 % du total, dont, sans doute, des exploitants en survie précaire. Pour les autres, les données 2022 (Les résultats économiques des exploitations agricoles en 2022, Agreste, La statistique agricole, décembre 2023) indiquent que, toutes filières et tailles d’exploitation confondues, le RCAI agricole moyen est, par ETP non salarié (et non pas par exploitation), de 56 014 euros. Cette moyenne a peu de portée, puisqu’elle recouvre un RCAI moyen par ETP de 19 819 euros pour la filière des ovins-caprins et de 124 400 euros pour les éleveurs de porcs, en passant par 89 600 euros pour les grandes cultures autres que céréalières et par 26 600 pour les éleveurs de bovins-viande. La dispersion des revenus dans une même filière est elle-même importante : pour les éleveurs de porcs, les revenus du premier au dernier décile s’étagent entre 10 000 et 280 000 euros, pour les grandes cultures, le dernier décile est à 200 000 euros, tandis que, pour les éleveurs de moutons, le RCAI du premier décile est négatif et celui du dernier atteint 45 000 euros. Le coefficient de dispersion mesuré par le rapport interquartiles est extrêmement élevé pour les fruits, le maraîchage et la viticulture. Au-delà de la filière, la taille des exploitations est déterminante : la moyenne d’ensemble étant à 56 000 euros, le revenu courant moyen est de 25 400 euros pour les petites exploitations (celle dont la   production est inférieure à 100 000 euros), de 64 300 euros pour les moyennes et de 162 000 euros pour les grandes. Les disparités sont énormes : les agriculteurs peuvent être vraiment très modestes ou vraiment très aisés.

L’Insee, quant à lui, produit d’autres données, plus complètes (elles incluent les micro-exploitations) mais moins ciblées : ce sont les revenus des ménages agricoles (ceux dont un des membres est exploitant) qui sont étudiés, avec l’apport, le cas échéant, de revenus non agricoles. Le revenu moyen disponible des ménages agricoles est, selon l’Insee, de 49 600 euros en 2020 et le taux de pauvreté (calculé sur le niveau de vie par personne) est de de 16,2 %, supérieur au taux national de 2 points.

Le rapprochement des deux enquêtes est difficile, voire impossible : les données de l’enquête Agreste sont des revenus avant impôt et par ETP non salarié et les données de l’Insee après impôts et prestations sociales, par ménage ou, s’agissant du niveau de vie (qui permet le calcul du taux de pauvreté), par personne dans un ménage. On pourrait conclure que l’insertion des micro exploitations (28 % du total) dans la mesure des revenus des ménages agricoles modifie fortement le paysage : toutefois, l’enquête de L’Insee montre que le taux de pauvreté le plus élevé se situe dans les petites exploitations (prises en compte dans l’enquête du Ministère) et pas dans les « micro ». En fait, les écarts de revenus sont tels que toute conclusion fondée sur des moyennes conduit à des conclusions erronées.

La seule conclusion valide est que l’on ne peut considérer les agriculteurs comme un ensemble homogène : qu’y a-t-il de commun entre un petit exploitant d’une filière peu rentable (bovins, ovins) dont le niveau de vie individuel est inférieur à 10 000 euros par an et le gros exploitant de la filière porcine dont le revenu moyen (certes avant impôt) par ETP d’exploitant agricole atteint en moyenne 125 000 euros ? L’image dominante est pourtant celle du petit qui ne s’en sort pas.

Pour garantir un revenu minimal, des solutions compliquées, voire impossibles

 S’agissant des relations entre distributeurs et agriculteurs ou entreprises agro-alimentaires, l’on s’aperçoit aujourd’hui des ambiguïtés et failles de la loi EGALIM 2 du 18 octobre 2021, censée corriger les défauts d’EGALIM 1, qui n’imposait que « la prise en compte » du prix de production. Ce second texte prévoit un encadrement plus ferme des contrats, le but étant de sanctuariser le prix de production des matières premières agricoles. Cependant, de nombreuses relations commerciales échappent à la loi : certaines filières ne sont pas concernées (les filières végétales, riz, apiculture, fruits et légumes frais et même porc, qui a son propre système de fixation du prix), tout comme les ventes aux coopératives (d’autres règles s’appliquent), aux grossistes, à l’export ou sur les marchés aux bestiaux. EGALIM 2 ne s’applique guère qu’au lait et à la viande de bœuf, marchés, il est vrai, en difficulté.

EGALIM 2 reste, de plus, un texte ambigu dont l’application est difficile : la composition des indicateurs présentés sur le coût de production est parfois contestée, notamment quant aux charges intégrées au-delà de la matière première ; il existe, comme le note la Cour des comptes (Le contrôle de la contractualisation dans le cadre des lois Egalim, février 2024) une controverse juridique pour savoir si de tels indicateurs s’imposent ou sont soumis à discussion contractuelle. S’agissant des filières lait et viande, la Cour des comptes note que les indicateurs figurant aux contrats sont très variables, parfois inexistants, différents aussi dans leur mode d’évolution ; surtout, les distributeurs doivent certes intégrer les coûts des matières premières agricoles dans le prix proposé mais sans pondération précise ; face aux distributeurs, les industriels agro-alimentaires peuvent garder confidentielle la formule de calcul de leurs coûts ; enfin, pour contourner la loi, la pression s’exerce, comme avant, sur le prix final, qui reste soumis à négociation. On a un peu avancé dans la transparence mais pas toujours vers un prix juste.  Mais le peut-on, en affirmant à la fois la « sanctuarisation » du coût des matières premières agricoles et le principe de la liberté contractuelle ?

L’annonce gouvernementale de l’étude de « prix planchers », en réponse aux plaintes des agriculteurs, vise donc à renforcer la prise en compte des coûts de production. Une telle ambition risque d’être malaisée : les indicateurs de coût de production doivent devenir plus fiables et plus représentatifs ; il faudra en outre tenir compte des différences entre tel ou tel modèle de production : en ce qui concerne les caractéristiques de qualité ou d’origine, on peut éventuellement prévoir des prix distincts, avec le risque de multiplier les prix planchers. Mais quid de la taille de l’exploitation ? Un poulet même bas de gamme peut avoir un coût de revient plus élevé dans une petite exploitation. Si le prix plancher n’est pas adopté au niveau européen (on voit mal comment il pourrait l’être), il ouvre la voie, s’il est trop favorable, à un développement des importations.

Il est enfin loisible de s’interroger sur la constitutionnalité de cette technique. En janvier 2020, une réponse ministérielle à une question écrite d’un député sur ce sujet jugeait qu’il n’est « pas possible de fixer un revenu ou un prix plancher car cela serait contraire au droit de la concurrence et à la liberté contractuelle prévus par le droit européen. En effet, le règlement européen n° 1308/2013 sur l’organisation commune de marché unique précise que tous les éléments des contrats de livraison des produits agricoles doivent être librement négociés entre les parties et que le droit de la concurrence s’applique, sous réserve de stipulation contraire dans le règlement, ce qui n’est pas le cas en la matière ». Certes, selon le droit français, tel qu’interprété par le Conseil constitutionnel (décision du 30 novembre 2018), le principe de liberté contractuelle (dont fait partie la liberté de fixer un prix), n’est ni général ni absolu : mais les atteintes qu’y porte la loi doivent « être justifiées par l’intérêt général et ne doivent pas avoir pour conséquence d’en dénaturer la portée ». Comment un dispositif généralisé et permanent de prix planchers pourrait-il dès lors être juridiquement valide ? Il est difficile d’utiliser les méthodes de l’économie administrée tout en se réclamant des principes de libre concurrence.

La seule méthode pour aider les agriculteurs en difficulté consisterait à revoir le système d’aides PAC, qui aujourd’hui bénéficie surtout aux agriculteurs aisés qui n’en ont pas besoin : selon l’étude GRAPH’AGRI 2023 (qui ne tient pas compte des exploitations « micro »), le montant moyen des aides perçues par exploitation en 2021 est de 35 940 euros. Mais dans toutes les filières, le niveau d’aides augmente avec la taille de l’exploitation. Ainsi, dans les grandes cultures, les grandes exploitations reçoivent 56 150 euros, 3 fois plus que les petites. Toutes filières confondues, 30 % des exploitations, représentant 68 % de l’EBE total par ETP non salarié, reçoivent 64 % des aides octroyées par ETP non salarié. Pour respecter l’équité, ces aides devraient être plafonnées au-dessus d’une certaine taille ou d’un certain niveau d’activité et aider davantage les plus modestes, quitte à conditionner l’aide. Les disparités sont encore plus fortes au niveau européen : 20 % des agriculteurs qui exploitent 83 % des terres reçoivent plus de 80 % des aides. Pour les gros, les aides représentent une aide disproportionnée. Pour les « petits », elles n’aident qu’à sortir du rouge : sans elles, 55 % des éleveurs de bovins viande et 49 % des élevages d’ovins auraient un EBE négatif.

Une concurrence à l’avantage des moins-disant écologiques

 L’excédent commercial de l’agriculture et de l’agroalimentaire a fortement diminué de 2012 à 2017, passant, en euros courants, de 12,5 Mds à 6,4 Mds. Avec l’Europe, qui procurait encore en 2012 la moitié de cet excédent, le solde est devenu négatif depuis 2015. Depuis lors, il s’est provisoirement redressé, remontant aux alentours de 8 Mds, mais avec des fluctuations : 10,3 Mds d’excédent en 2022 à cause de l’inflation du prix des produits, notamment les céréales, montant redescendu à 6,5 Mds en 2023.

Pour autant, la situation est tendanciellement médiocre. Les exportations françaises agroalimentaires ont été multipliées par 2,4 en dollars courants depuis 2000, tandis que celles de l’Allemagne étaient multipliées par 3,8, celles du Pays-Bas par 4,2, celles de l’Espagne par 4,4. La France, 2e exportateur mondial en 2000, est 5e en 2021. L’augmentation de ses importations a été importante (multipliées par 2,9 de 2000 à 2021) mais plus modérée et son rang depuis 2000 a peu évolué (de la 5e à la 6e place).

L’excédent est essentiellement porté par les céréales, les produits laitiers et surtout les boissons alcoolisées, ce qui signifie que, dans nombre de filières (les fruits et légumes, la viande et les volailles…) le solde commercial est négatif : la production française subit une concurrence accrue.

Pendant la récente crise, l’accent a été mis sur les conséquences des accords de libre-échange conclus au niveau européen, notamment avec des pays sud-américains, qui posent, de fait, un casse-tête : même si l’on souhaitait protéger certaines filières agricoles européennes ou françaises avec des « clauses miroir » qui exigeraient plus de vertu de la part d’agricultures exportatrices grosses consommatrices de pesticides ou causes de déforestation, le risque est que les engagements ne soient pas tenus : le système d’information dans ces pays est déficient, tout comme les organismes en mesure de contrôler la véracité des déclarations.

Surtout, la concurrence est sévère au niveau européen, non pas du fait de la réglementation (l’accusation faite à la France de surtransposer le droit européen ne semble pas sérieuse, même si la France a parfois anticipé l’interdiction de certains pesticides très nocifs pour la santé), mais à cause des coûts de production plus élevée, de la mécanisation et de la taille  des exploitation plus faibles : en France, même les « grandes » exploitations sont moins grandes que les fermes usines qui, dans le nord et l’est de l’Europe, produisent du bas de gamme à tour de bras, dans des conditions intensives qui mettent à mal toute ambition écologique.

La seule solution, au niveau intra-européen du moins, serait de transformer la politique agricole pour aider les productions les plus vertes, projet à laquelle la PAC ne s’est jamais attaquée, même si formellement les textes affichent le contraire. Tous les bilans de la PAC 2014-2020 (notamment ceux du Conseil d’analyse économique en 2015 et de la Cour des comptes en 2018) montrent en effet que, s’agissant des aides directes versées, en théorie, sous conditions de bonnes pratiques environnementales, les États, y compris la France, ont contourné cette conditionnalité et versé les aides à toutes les entreprises qui les demandaient. De ce fait, selon la Cour, les effets du verdissement ont été, sinon nuls, du moins très limités.

Les ambitions du Green deal ne sont donc nullement soutenues par les aides de la PAC, les deux politiques ayant été d’ailleurs menées en parallèle, sans cohérence : les agriculteurs modestes se voient donc imposer des objectifs dont la nécessité est incontestable (lutte contre les pesticides, jachères, reconstitution des haies) sans avoir le sentiment d’être bien accompagnés dans ces changements perturbants. Les grandes exploitations de monoculture céréalière, qui auraient les moyens d’y procéder, pleurent sur la distorsion de concurrence avec les autres pays européens et s’abritent derrière les petites et moyennes exploitations pour affirmer que ces contraintes sont insupportables. Il faut dire que leur richesse est acquise précisément sur la disparition des haies et des zones humides et sur l’utilisation massive d’engrais et de pesticides, offrant des paysages désolés de champ immenses d’où la biodiversité s’est enfuie, avec des conséquences tragiques pour le climat (les engrais azotés sont cause d’un désastre). Enfin, personne n’explique que, si le Green deal conduirait effectivement, s’il était appliqué, à une production en baisse, c’est qu’il devrait s’accompagner de changements dans l’alimentation qui sont, au demeurant, souhaitables. Les politiques européennes se devraient d’être expliquées, cohérentes, progressives, appuyées aussi sur des aides. Laisser les agriculteurs seuls, c’est les jeter dans les bras des « gros » qui les manipulent et leur instillent la haine de l’écologie.

La peur de la disparition et le bouc émissaire de l’écologie

 Lors des récentes manifestations, certains agriculteurs ont fait part de leur peur de disparaître et d’un sentiment croissant d’insécurité devant une production qui se vend moins bien et parfois dévisse. Cette peur est justifiée : le pourcentage des grandes exploitations est passé de 2010 à 2020 de 15 à 20 %. Le modèle agricole, orienté depuis les années 60 vers la production, s’adapte au mieux à cet impératif, s’efforçant d’augmenter les volumes et de capter davantage d’aides au nom d’une « souveraineté » qui doit absolument trouver sa place dans un monde de concurrence et d’abaissement de la qualité. Reste que le modèle sacrifie les moins productifs, sauf ceux qui parviennent à trouver des niches et des clients qui paient le prix de la qualité.

Le gouvernement a donc promis, outre des prix plancher, une politique anti-écologique : action au niveau européen pour alléger les contraintes sur la mise en jachère et le replantage de haies, demandes qui ont de bonnes chances d’être entendues dans un contexte où la droite s’insurge désormais contre toute réglementation écologique ;  suspension du plan Ecophyto qui visait à réduire l’usage des pesticides et remplacement de l’indicateur de mesure de la consommation utilisé jusqu’ici, le NODU, par un autre, moins rigoureux scientifiquement (le HRI1) : le Comité scientifique et technique du plan Ecophyto s’y oppose…Mais la parole scientifique est-elle écoutée ?

 

L’agriculture sera, un peu plus tôt, un peu plus tard, rattrapée par ce qu’elle ne veut pas voir : agrandissement continu des exploitations, abaissement de la qualité, dégradation des sols, baisse des rendements agricoles, moindre tolérance aussi de la population aux pollutions d’origine agricole. Il faudrait mesurer la dégradation des sols, (le GIEC estime, au niveau mondial, à un quart des sols la proportion de ceux abimés par l’érosion, l’écrasement, les pollutions chimiques liées aux pesticides et aux engrais), car la France n’a pas d’indicateur en ce domaine ; il faudrait continuer à mesurer  correctement le recours aux pesticides et appliquer les mesures alternatives (qui existent, même si elles sont compliquées) ;  s’interroger enfin sur l’influence du climat sur les rendements et, là aussi, adapter les pratiques. Surtout il faut définir une politique qui permette de faire face : les agriculteurs (surtout les plus modestes) ont besoin d’être aidés sur le plan financier et pratique, par une politique agricole ambitieuse, pas par des mesures qui font semblant de les protéger mais les expose, pas en acceptant non plus que les gros se cachent derrière les petits pour continuer tranquillement à tout abimer.

Pergama le 11 mars 2024