Élections européennes, triste scrutin.

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Élections européennes, triste scrutin.

Les élections européennes qui vont se dérouler le 9 juin prochain soulèvent un intérêt très inégal dans les États membres, à un moment où les enjeux européens se dramatisent sur les plans géopolitique, économique et humain. A vrai dire, pour prendre l’exemple français, les sondages ne s’accordent pas sur le pourcentage probable des votants : le dernier sondage Ipsos-CEVIPOF d’avril 2024 indique que 45 % des électeurs français sont certains d’aller voter tandis que, selon l’Eurobaromètre, 67 % des Français seraient « probablement » décidés à le faire, davantage qu’en 2019. Il est vrai qu’en 2019, le chiffre des intentions de vote selon Ipsos était de 45 % quelques semaines avant le scrutin (puis de 47 % juste avant) et que le taux de participation a finalement atteint 50 %, score modeste mais en légère hausse par rapport aux scrutins précédents.

Reste que l’Eurobaromètre souligne, outre l’hétérogénéité des intentions « probables » de vote entre les États (71 % des citoyens européens pensent aller voter, dans un ensemble qui va de 87 % au Danemark à 50 % en Belgique), un enthousiasme modéré : 60 % des citoyens européens se disent « intéressés » par ces élections (47 % en France) ; 41 % ont une bonne image du Parlement européen (28 % des Français) et 33 % des Européens insistent sur la promotion de la démocratie (contre 29 % des Français). Face à l’Europe, les citoyens trainent les pieds, surtout en France.

Quant aux orientations des votes, elles nourrissent le pessimisme.

En France, le parti populiste qu’est le Rassemblement national écrase les autres listes, qui s’éparpillent loin derrière lui, comme c’est le cas dans plusieurs autres pays.

Le choix dominant selon les sondages : le refus d’Europe

 En France, presque un tiers des électeurs certains d’aller voter (32 %) annoncent leur intention de voter pour le Rassemblement national, avec un vote réparti de manière équilibrée entre toutes les classes d’âge, alors que le vote de Renaissance est déséquilibré au profit des plus âgés et celui de LFI et des écologistes au profit des plus jeunes.

Le programme du rassemblement national réduit l’Europe à des « coopérations » à la carte sur des « grands projets techniques ou industriels » (IA), à l’acceptation de Frontex (si du moins l’agence est autorisée à refouler les migrants), à Schengen (si la libre circulation est réservée aux Européens) et aux échanges étudiants (Erasmus). Les frontières nationales seraient néanmoins rétablies. Le marché unique se poursuivrait mais à condition de respecter la priorité nationale, ce qui n’a pas de sens. Les coopérations dans le domaine de la défense, de la diplomatie et de l’énergie disparaîtraient, ainsi que le droit des migrations applicable aux États. La PAC pourrait se doubler d’aides nationales (ce serait difficile alors de justifier son maintien), les entreprises seraient libérées du carcan normatif européen, les aides d’État seraient autorisées, le Pacte vert abandonné, le droit français l’emporterait sur le droit européen, le principe de subsidiarité serait affirmé, la contribution française au budget européen serait baissée, les États auraient un droit de veto au Conseil, y compris sur les règles commerciales, la Commission serait transformée en un secrétariat du Conseil.  Bref, dans cet ensemble incohérent de propositions, l’Europe n’existe plus, sauf pour quelques coopérations volontaires, et elle aurait essentiellement pour objet de défendre les frontières européennes contre les migrants et contre les importations qui concurrencent les produits nationaux.

Au-delà d’un tel programme, les ambiguïtés du Rassemblement national à l’égard de la Russie et du soutien de l’Europe à l’Ukraine sont très perturbantes : le RN prétend vouloir amener la Russie à la table des négociations et joue sur la « volonté de paix » de ceux qui ne veulent pas s’impliquer en équité et aspirent à une solution quelle qu’elle soit, même si elle menace d’autres pays européens.

Le programme des autres listes d’extrême droite (5,5 %) est proche.

Plus d’un tiers des électeurs français pourrait donc rejeter l’Europe.

Face à ces perspectives, les intentions de vote en faveur du parti macroniste stagnent ou régressent, le candidat socialiste se bat bien mais sa progression reste limitée et les autres partis s’éparpillent derrière, sans espoir de remonter la pente.

Quel est le sens de telles intentions de vote ? Une projection sur le vote européen des enjeux de politique intérieure et l’accentuation d’un vote anti-Macron dont les racines dépassent le politique ? Le refus d’une Europe illisible, voire inconnue, mais dont on craindrait la domination et une réticence devant tout ce qui est perçu comme supranational, par inquiétude identitaire ?  L’expression d’une défiance qui s’accentuerait encore envers la classe politique ? La traduction du malaise ressenti dans sa propre vie et la volonté de troubler un ordre politique qui n’en tiendrait pas compte ? Nombre de politistes proposent des réponses qui tournent autour de ces thèmes : s’ils ont raison, le vote aux européennes est plus qu’inquiétant.

 L’Eurobaromètre : au niveau européen, faible unité et médiocre appréciation des politiques menées

 Dans l’Eurobaromètre d’avril 2024, les réponses concernant les domaines censés représenter un enjeu pour les élections européennes sont la lutte contre la pauvreté, la santé, le soutien à l’économie et enfin la défense et la sécurité (entre 33 et 31 %). Ce choix est surprenant puisque l’Europe intervient peu ou pas dans trois sur quatre des domaines cités. De plus, le détail des choix par pays révèle l’éparpillement des préoccupations : ce sont l’Allemagne, la Pologne et les pays baltes qui mettent en premier l’enjeu de la défense ; l’Espagne, l’Irlande, la Hongrie et la Grèce choisissent la santé ; la France et la Bulgarie évoquent la lutte contre la pauvreté, la Suède étant le seul pays à mettre en premier le climat. Qu’attendent les Européens de l’Europe ? On ne sait pas bien.

Par ailleurs, lorsque l’on demande aux citoyens s’ils sont satisfaits des politiques menées par l’Union, le niveau d’adhésion est moyen et parfois faible : 37 % des personnes sont satisfaites de l’Union pour sa politique économique et financière (24 % en France), 36 % pour la réponse donnée à la guerre en Ukraine (34 % en France), 33 % sur la politique menée sur les questions climatiques (22 %) en France) et 24 % sur les questions migratoires (17 % en France). De manière globale, pour 49 % des personnes interrogées (65 % en France), l’Europe ne va pas dans la bonne direction.  Cette opinion dépasse 50 % dans 9 pays européens sur 27.

Il est bien évidemment impossible de savoir quelle est la part, dans ces réponses, de l’analyse étayée et de la connaissance approximative : force est de constater que l’Europe est lointaine et que son action est mal connue. Mais elle semble aussi soulever des appréciations peu favorables.

Une image abimée ces derniers mois

 En ouverture d’un travail intitulé « Portrait d’un monde cassé », le cercle de réflexion « Le grand continent » a placé une interview du politiste J-Y Dormagen : celui-ci souligne la montée actuelle de prises de position antiécologiques, plus ou moins hypocrites il est vrai puisque certains éléments du diagnostic sur les évolutions du climat sont reconnus sans pour autant que les responsabilités humaines le soient. J-Y Dormagen l’explique par le fait que les gouvernements commencent à avancer réellement dans la politique climatique : ce serait la fin d’un « consensus mou » sur les enjeux climatiques, celui qui prévalait avant que l’on ne commence à agir et à mesurer les contraintes à prendre en compte.

J-Y Dormagen note également l’alignement des clivages écologistes et identitaires et le rapprochement des droites historiques et extrêmes sur ces points, visible en France dès le septennat Sarkozy et plus évident encore aujourd’hui.

De fait, l’Europe, ces dernières années et ces derniers mois, semble avoir perdu sa boussole :  un texte essentiel sur la restauration de la nature a été privé de sa substance ; la PAC a été modifiée pour supprimer les conditions écologiques de versement  des aides aux agriculteurs ; la Hongrie a été récompensée pour son abstention lors des décisions d’aide à l’Ukraine par la reprise des aides européennes suspendues pourtant pour des raisons de fond (le chantage paye) ; enfin l’Europe met en œuvre, dans les faits, une politique migratoire qui  ne respecte pas les droits humains. Le Pacte vert, longtemps élément phare de la politique européenne, n’est plus du tout mis en avant. Mais, de ce fait, la cohérence va manquer entre les principes d’action et les choix politiques. Comment reconstruire un projet politique crédible et entrainant ?

 Au futur Parlement Européen, le risque de nouveaux clivages

Selon les calculs prospectifs du Grand continent (Les élections européennes vont être un désastre si nous n’agissons pas, mars 2024), les deux groupes populistes au niveau du Parlement européen, ID (Identité et démocratie regroupant l’AFD allemande, le Rassemblement national et la Ligue du nord italienne) et ECR (PIS polonais, Frères d’Italie, Vox d’Espagne…) pourraient détenir plus d’un quart des sièges au nouveau parlement, avec des conséquences déterminantes sur l’adoption de certaines politiques, écologie et migrations.

Une étude de Terra nova (Élections européennes de 2024 : quel impact de la progression des droites radicales ? mai 2024) est plus précise : elle valide la perspective d’une croissance des groupes populistes (évaluée à 15 % pour ECR et à 30 % pour ID) et note la propension d’un vote commun, sur certains sujets, avec le parti centriste jusqu’ici dominant, le PPE. Mais elle souligne aussi les divergences entre les groupes ID et ECR et leur manque d’homogénéité interne. Terra nova estime que ces groupes resteront isolés sur les textes concernant la culture, l’éducation, les libertés civiles et l’état de droit. En revanche, ceux relatifs à la politique étrangère et « au consensus atlantique » ou à la politique économique peuvent rapprocher ECR des autres partis et isoler ID. Les sujets de l’agriculture, de l’environnement, de la santé et de l’emploi sont davantage susceptibles de polariser d’un côté les votes de gauche et écologistes et de l’autre les votes de droite et d’extrême-droite. L’analyse de terra nova permet de circonscrire le danger mais aussi de bien le reconnaître. L’environnement, le climat, sans doute aussi la défense européenne risquent donc d’être sacrifiés.

L’on peut très probablement craindre aussi que des réformes dont l’Europe aurait tant besoin ne s’enlisent (vote à la majorité, meilleure surveillance des lobbies, meilleur respect de l’état de droit dans des pays illibéraux, arrêt des accords d’externalisation de la prise en charge des migrants).

Tristes élections.

Pergama, le 21 mai 2024