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Rendre la fiscalité plus juste, plus efficace, plus lisible?

Le grand débat promis par la Président de la République qui devrait s’ouvrir prochainement à la suite du mouvement des Gilet jaunes abordera quatre questions « ouvertes » : comment mieux accompagner les Français dans leur vie quotidienne (se loger, se déplacer, se chauffer) ? Comment faire évoluer la pratique de la démocratie et de la citoyenneté ? Comment faire évoluer l’organisation de l’Etat et des services publics pour les rendre plus proches et plus efficaces ? Et enfin, comment rendre la fiscalité plus juste, plus efficace, plus compétitive (cela veut dire : aidant mieux la France dans son effort pour être plus compétitive au niveau international) et plus lisible ? Ces thèmes correspondent à ceux qu’ont portés les manifestations sociales des dernières semaines, même s’ils y étaient énoncés de manière plus concrète et plus agressive : la synthèse des cahiers de doléance rédigés dans certaines communes en décembre dernier évoque ainsi la rémunération des hauts fonctionnaires et des élus nationaux (considérée comme trop élevée), le statut des autoroutes, les impôts et la fiscalité sur les transactions financières, la limitation de la vitesse à 80 km/h sur les routes nationales et l’immigration. Il y a loin d’une liste de revendications à l’expression d’une politique construite : c’est sans doute là-dessus que le débat risque achopper, qui veut conduire des personnes en colère à élaborer des propositions cohérentes sur des politiques globales.

Si le grand débat parvient à se tenir et si un débat peut s’organiser (ce n’est pas certain, tant la procédure paraît inadaptée au contexte), les deux premiers thèmes (logements, transports, exercice de la citoyenneté) seront sans doute les plus attendus. Pourtant, c’est bien la fiscalité qui a provoqué l’explosion des Gilets jaunes et c’est bien le thème de la fiscalité des riches (rétablissement de l’ISF) qui a fédéré la contestation. De plus, la fiscalité est très rarement portée dans le débat public et ce serait l’occasion d’en démocratiser l’analyse. Comment les Français jugent-ils la fiscalité et quelles « doléances » vont-ils porter ? Quelles orientations de réforme pourrait-on proposer ? Enfin, y a-t-il la moindre chance qu’une réforme fiscale naisse de ce grand débat ?

La fiscalité, des opinions tranchées

Dans « La revue de l’OFCE » (2015, n° 137), les chercheurs Michel Forsé et Maxime Parodi exposent les conclusions d’une enquête sur la justice fiscale réalisée en 2013 dans le cadre du programme de recherche Dynégal. Il en ressort que 84 % des Français jugent la fiscalité trop élevée. Ce jugement fait largement consensus, même s’il est davantage partagé par les catégories populaires que par les classes moyennes et davantage par les classes moyennes que par les cadres, alors que, intuitivement, l’on pourrait penser le contraire. De même, il est plus répandu dans les villes moyennes et en milieu rural que dans les grandes métropoles. Les plus modestes ont le sentiment de ne pas recevoir suffisamment en regard de ce qu’ils payent et, contrairement aux analyses selon lesquelles les taxes indirectes seraient indolores, ont une claire conscience du poids sur leur consommation de la TVA ou des taxes sur l’énergie. Il existe également un consensus sur la progressivité de l’impôt, jugée nécessaire pour réduire les inégalités sociales (en particulier, les personnes consultées auraient tendance à réduire le quotient familial et à tenir compte de « loyers fictifs pour les propriétaires). Or, parallèlement, s’ils sont d’accord sur l’outil qui permettrait de rendre l’impôt juste, 75 % des Français estiment le système fiscal injuste : ce sentiment est corrélé à un constat d’injustice sociale, lequel est fort dans les catégories populaires. Le sentiment d’injustice fiscale est également corrélé au constat de l’importance de la fraude et à la conviction qu’il existe trop d’abus et de profiteurs du système Ce sentiment est en partie alimenté par une vision critique des pauvres et de l’immigration. En outre, la fable lisibilité du système fiscal alimenter le sentiment d’injustice du système fiscal.

Une enquête IPSOS réalisée également en 2013 sur l’attitude des Français à l’égard de la fiscalité (« Les Français de plus en plus crispés face à l’impôt ») corrobore ces analyses : les impôts sont trop élevés (72 %), la politique fiscale est injuste (75 %), elle maintient voire aggrave les inégalités (54 % des réponses, sachant que ce sont les plus modestes qui en sont le plus convaincus) et il existe trop d’abus et de personnes qui profitent du système (51 %).

De tels constats sont plutôt décourageants pour engager un débat sur la fiscalité : il est certain qu’une part des attaques contre le système fiscal traduit une exaspération devant une situation sociale difficile et est alimentée par la conviction d’« abus » multiples, dont on sait qu’elle est, pour une part, phantasmatique, destinée à objectiver le rejet des autres, exclus ou étrangers. Pour autant, le message est clair : trop d’impôts et un sentiment d’injustice sociale et fiscale souvent mêlé. Un tel message doit cependant être conjugué avec l’analyse objective du système fiscal, dont certaines caractéristiques font consensus (poids, complexité, difficulté à lutter contre la fraude et l’évasion fiscale) mais dont les réformes récentes sont davantage débattues (taxation des revenus du capital et du capital lui-même, réforme de la fiscalité locale, place de la fiscalité environnementale).

 Quelles orientations de principe choisir ?  

1° Au moins s’agissant des impôts ou cotisations sociales dont l’Etat est responsable, la stabilisation de la pression fiscale sur les revenus modestes, tous prélèvements obligatoires confondus, impôts directs, taxes, cotisations, est un engagement à envisager, sur la durée du quinquennat. La question de la reconduction d’un tel engagement au-delà de cette période se posera en son temps. Le conflit social des dernières semaines a montré que les prélèvements sont déjà lourds sur des catégories populaires ou de petites classes moyennes dont les marges de manœuvre financières sont limitées. Cela signifie notamment que, si l’on veut augmenter certains impôts ou taxes (dont les taxes environnementales, auxquelles il ne faut pas renoncer), il faut en étudier avec précision l’impact social et prévoir, le cas échéant, des aménagements. Si, lors de l’augmentation de la contribution climat-énergie dans le PLF 2018, il avait été tenu compte du rapport sénatorial qui soulignait clairement les conséquences différenciées des augmentations de charge selon le mode de chauffage, le type de motorisation et le lieu de vie des ménages, l’on aurait sans doute évité la crise sociale de fin 2018. Un tel engagement aurait sans doute également, sinon empêché, du moins freiné les politiques fiscales erratiques de la décennie écoulée : baisse des impôts en 2007 (détaxation des heures supplémentaires, réduction de la TVA sur la restauration, bouclier fiscal etc.) puis augmentation en 2011 ; hausses d’impôts sur les ménages et les entreprises en 2013, puis en 2014 hausses et baisses conjuguées avec des cibles différentes, puis en 2015 et 2016 allègements de charges et réductions d’impôt ; pour le quinquennat actuel,  choix opportuniste de prioriser les baisses d’impôt sur les catégories très aisées début 2018 et de décaler plus tard l’amélioration annoncée du pouvoir d’achat des catégories plus modestes. D’une manière générale, le gouvernement doit se préoccuper de choisir une stratégie fiscale pluriannuelle, de l’exposer et de la faire accepter en tant que telle (nous avons bien, dans un autre domaine, une « Stratégie nationale de santé »), notamment en veillant à ses conséquences sur les catégories modestes ; cela permettrait enfin d’évaluer les effets des choix fiscaux d’un quinquennat, là où, jusqu’alors, la méthode des ajustements, dérogations, modification discrète d’assiette et de taux et allégements à l’approche des élections a prévalu.

2° L’engagement devrait être pris de simplifier le système et d’en améliorer la cohérence, avec trois orientations :

Limiter le nombre de taxes existantes, souvent de faible portée (selon les sources, on en dénombre de 2015 à 250, la Cour des comptes, dans un rapport de 2016 sur la fiscalité des entreprises, en dénombrant 230 sur ce champ spécifique[1]), qui complexifient le système, le rendent parfois opaque et « saturent » l’espace fiscal ;

Comme le suggérait une note de France Stratégie de 2016[2], qui se réfère au principe dit de Tinbergen, donner à chaque impôt une vocation principale sinon unique et ne pas faire porter à un même impôt des objectifs divers et parfois contradictoires, au risque de n’en atteindre aucun. Ainsi, l’impôt sur le revenu se veut redistributif grâce notamment à sa progressivité mais, parallèlement, il entend donner des avantages aux familles nombreuses et encourager certaines activités, ce qui affaiblit son efficacité redistributive. Inversement, la TVA, dont la vocation est de rapporter de l’argent à l’Etat, multiplie les taux pour ne pas être accusée d’être par trop régressive. Elle l’est malgré tout mais elle est au final moins rentable. Cette orientation implique de limiter les dérogations à la vocation d’un impôt et, notamment s’agissant de l’impôt sur le revenu, d’en améliorer la cohérence : si l’on respecte la vocation première de l’IRPP, le remplacement du quotient familial par un abattement forfaitaire par enfant sur le revenu ou la suppression des aides à l’investissement locatif sont des pistes sérieuses. L’application du principe de Tinbergen impose cependant de prendre une vision d’ensemble de l’impact du système fiscal, pour vérifier, dès lors que les priorités sont définies (qu’il s’agisse de réduction des inégalités ou d’amélioration de la compétitivité), que, pris globalement, il les atteint.

Il faut alors définir ces priorités : on sait aujourd’hui que le système fiscal participe moins à la redistribution que le versement de prestations sociales. Si le choix est d’en améliorer le caractère redistributif, il faut sérieusement s’interroger sur le niveau de la tranche supérieure de l’impôt et surtout sur la flat tax, réforme de 2018 qui consiste à imposer les revenus mobiliers et plus-values mobilières à un taux unique de 30 % : peut-être alors ne faut-il pas, pour des raisons de principe ou d’opportunité, imposer à l’identique revenus du travail et revenus mobiliers, mais l’impact d’un avantage aussi massif pour les détenteurs de capitaux mériterait sans doute évaluation : les effets attendus (meilleur investissement de l’épargne dans les entreprises, retour des investisseurs sur le sol français) sont-ils atteinte ? Nombreux sont ceux qui doutent…La baisse de l’impôt sur les sociétés ne pose pas question. Mais favoriser les riches au nom de la santé économique, si.

La cohérence et l’efficacité du système fiscal sont à améliorer : renvoyons sur ce point à l’incohérence reconnue de la « fiscalité verte », certaines taxes étant néfastes à l’environnement, d’autres étant trop basses pour atteindre l’efficacité attendue.

3° Même si une telle recommandation peut paraître relever de la pétition de principe, le sentiment de justice fiscale dépend d’une meilleure harmonisation fiscale au sein de l’Union : il importe d’harmoniser l’assiette de l’impôt sur les sociétés (des travaux sont en cours) mais aussi de travailler sur le rapprochement des taux et, comme le proposait le Conseil d’analyse économique dans une note de 2017[3], de définir un prélèvement unique sur les activités financières voire d’engager une concertation sur l’imposition sur les hauts revenus. L’Europe doit enfin se mobiliser contre la fraude fiscale et l’évasion fiscale des GAFA alors que son attitude, en ces deux domaines, est trop passive, même si, depuis le scandale des Paradise papers, la réglementation européenne s’est durcie, notamment à l’égard des intermédiaires et conseillers financiers. Passer un accord en ces domaines avec les pays qui sont partants pour des actions plus strictes serait une manière comme une autre de provoquer une réflexion salutaire et peut-être de conduire à la modification de la règle de l’unanimité requise aujourd’hui pour l’harmonisation fiscale entre pays.

Reste à se prononcer sur deux points essentiels. Le premier porte sur la taxation du patrimoine. La suppression de l’ISF pour la part non immobilière a choqué, la population considérant à 72 % qu’il s’agissait là d’un bon impôt. En ce domaine la note de Terra nova[4], qui propose de changer le barème des droits de succession et de taxer les successions en fonction de leur importance mérite considération. Cet alourdissement pourrait compenser l’ISF tout en étant sans doute plus plaidable : la part héritée dans le patrimoine augmente, ce qui annonce, comme le disait L. Chauvel, une société d’héritiers, alors que notre société est encore fondée sur le mérite. Le second point à traiter porte, au-delà de la réforme de la fiscalité locale, sur la nécessité d’une meilleure péréquation des ressources entre collectivités.  La décision est d’autant plus nécessaire que, selon un rapport du CESE de 2018, l’on est bien incapable de mesurer l’efficacité de la péréquation actuelle et que les inégalités territoriales croissent : selon les termes d’une analyse aujourd’hui partagée[5], les facteurs qui pèsent en ce sens sont l’évolution d’un système productif favorable aux « espaces centraux » (métropoles) et les choix résidentiels des ménages, qui accentuent les ségrégations.  Les rares forces qui vont dans le sens inverse sont le système de redistribution socio-fiscal, qui doit donc jouer tout son rôle.

 Le recours au grand débat : peu de chances que des réformes fiscales soient adoptées

Il est donc possible de demander aux participants du grand débat, sans rentrer dans le détail technique des impôts, de se prononcer sur les priorités de notre système fiscal et sur les moyens d’améliorer sa transparence et sa cohérence.

Soyons cependant lucides : sur le court terme, cela ne servira à rien. Le Président ne voudra pas revenir sur les choix de principe qu’il a faits, dont il attend, sans doute sincèrement, qu’ils dynamisent l’investissement et dopent l’économie. De plus, réformer en ce domaine nécessite de mesurer les impacts et de peser ces choix. Pour autant, il faut prendre date : la fiscalité ne peut pas être le domaine des seuls experts. Le grand débat peut servir pour plus tard.

Pergama, le 13 janvier 2019

 

 

[1] Simplifier la collecte des prélèvements versés par les entreprises, rapport public thématique, Cour des comptes, 2016

[2] Quels principes pour une fiscalité simplifiée ? France-Stratégie, 2016

[3] Mettre de l’ordre dans la fiscalité, CAE, février 2017

[4] Réformer l’impôt sur les successions, Terra nova, 2019

[5] La fracture territoriale contre les facteurs de cohésion, le bras de fer, Laurent Davezies, Les Cahiers français, n° 351, 2015