Article 40 et séparation des pouvoirs : les fragilités du droit

CAP 2022 : une démarche décidément maladroite
21 juillet 2018
Les enseignants, fantassins de la réforme?
5 août 2018

Article 40 et séparation des pouvoirs : les fragilités du droit

29 juillet 2018

Il a beaucoup été question, dans l’affaire Benalla, ce chargé de mission du cabinet du Président de la République qui a joué au policier cogneur un jour de manifestation, des relations entre les autorités publiques et la justice et, de manière plus générale, de la séparation des pouvoirs.

Les autorités publiques ont été interrogées sur le fait que, au-delà de la légère sanction disciplinaire infligée, elles n’ont pas saisi le procureur de la République, ce à quoi l’article 40 du Code de procédure pénale les oblige dès lors qu’est constaté un comportement délictueux. La réponse à cette question n’est pas bien difficile à trouver : ces autorités n’ont pas « omis » de recourir à l’article 40 mais ont explicitement décidé de ne pas y avoir recours. Quand le procureur de Paris demande pourquoi les personnes molestées par A. Benalla, qui ont jeté une carafe et sans doute un cendrier sur les forces de l’ordre, n’ont pas été déférées devant la justice alors que de tels gestes sont couramment passibles de sanctions pénales, il sous-entend que le pouvoir n’a pas voulu s’exposer à donner des explications sur la personne qui les avait interpellées sans aucune qualification pour le faire.

Décortiquée depuis 10 jours, l’affaire Benalla, en tant que telle, est claire, même si elle fascine, parce qu’elle illustre l’incapacité répétitive des hommes de pouvoir à mesurer la gravité les abus qu’ils commettent ou que commettent leurs proches. Dépassons l’épisode : il nous servira ici de prétexte pour étudier l’article 40 du Code de procédure pénale et, d’une manière plus large, la séparation des pouvoirs, principe dont se réclame l’Etat mais qui, comme dirait J. Cahuzac, garde sa part d’ombre.

L’article 40 du Code de procédure pénale : une obligation rarement mise en œuvre

 Une obligation claire

L’article 40 alinéa 2 du Code de procédure pénale stipule que « toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire, qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au Procureur de la république et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs ». Les jurisprudences, commentaires juridiques, réponses ministérielles (notamment celle du Ministère de la Justice du 01/10/2009) et rapports (en particulier l’étude du Conseil d’Etat de 2016 intitulée « Le droit d’alerte : signaler, traiter, protéger »[1]) éclairent la portée d’un article ancien, déjà inscrit dans le Code des délits et des peines du 3 Brumaire an IV. L’obligation s’applique aux agents publics (titulaires, contractuels et bénévoles) et aux « autorités constituées », terme qui englobe toutes les personnes qui exercent les pouvoirs exécutif, législatif ou judiciaire, le corps préfectoral, les exécutifs locaux, notamment les maires, les assemblées élues, les AAI (autorités administratives indépendantes) et les juridictions financières. Tous les crimes et délits sont couverts, à condition, selon la jurisprudence, que les faits soient « suffisamment établis ». Il appartient ensuite au Procureur d’apprécier l’opportunité de poursuites pénales. L’obligation est ferme (« sans délai ») : certes, aucune sanction pénale n’est prévue mais un manquement expose à des poursuites disciplinaires voire pénales, au titre de l’article 121-7 du Code pénal, qui réprime l’aide et l’assistance à un crime ou un délit.

Un texte peu utilisé et à vrai dire mal adapté

L’article 40 n’est guère utilisé que par les organismes de contrôle (Cour des comptes, inspections générales) qui, lors de leurs investigations, découvrent un délit, peu par les fonctionnaires. L’étude du Conseil d’Etat note que les rapports d’activité du Service central de prévention de la corruption (remplacé depuis 2016 par l’Agence française anticorruption) le déplorent, de même que le rapport Nadal de 2015 « Renouer la confiance publique ».

Quelles en sont les causes ? Selon le rapport Nadal, outre l’absence de sanctions pénales, assimilée à une sorte d’impunité, l’article 40 n’est pas aisément conciliable, dans l’esprit des agents publics, avec d’autres obligations statutaires, comme le devoir de réserve, l’obéissance hiérarchique ou la loyauté.  Formellement en effet, la disposition permet au fonctionnaire d’agir sans prévenir son supérieur. Parfois des notes de service l’y obligent, voire substituent une saisine par le service à une saisine individuelle, ce qui crée un filtre : la procédure est plaidable, ne serait-ce que pour éviter les erreurs d’appréciation, et la jurisprudence admet d’ailleurs que la transmission d’un rapport à l’autorité hiérarchique permet de considérer que le fonctionnaire a respecté son obligation. Encore faut-il que la procédure soit clarifiée dans le service. Quant au devoir de réserve, il habitue le fonctionnaire à une forme de retenue, voire de crainte : de fait, certaines jurisprudences rendent prudent, telle la validation par le Conseil d’Etat – arrêt du 24 mai 2017- des sanctions disciplinaires infligées à une policière pour manquement au devoir de réserve parce qu’elle avait publié un livre dénonçant des pratiques sexistes et racistes, l’arrêt précisant bien qu’elle avait certes saisi le procureur au titre de l’article 40, mais seulement pour une partie des faits. Au final, soumis à des impératifs qu’ils perçoivent comme contradictoires, les fonctionnaires décident en général de ne rien faire…

Au-delà, lors de son audition devant la commission d’enquête parlementaire sur l’affaire Benalla, le Directeur général de la police nationale soulignait que l’article, rigide, était mal adapté à la « vraie vie administrative » : de fait, l’arme est lourde, parfois sans doute trop et, de ce fait, son emploi paraît disproportionné. Les services préfèrent souvent fixer eux-mêmes la sanction, malgré l’obligation du Code pénal. Le législateur paraît l’avoir compris, qui a décidé en 2016 de « doubler » l’article 40 par des dispositions différentes concernant « l’alerte », avec un champ plus large (mais qui inclut la dénonciation des crimes et délits), la définition d’une procédure (il faut avertir le supérieur hiérarchique et ce n’est qu’au terme d’un délai « raisonnable » que d’autres autorités pourront être saisies, en particulier l’autorité judiciaire), la transformation de l’obligation en simple faculté (le lanceur d’alerte fait le choix de l’être) et une insistance particulière sur sa protection. Coexistent ainsi dans le droit statutaire[2] deux procédures concurrentes, dysharmonie dont ne s’émeut pas la récente circulaire du 19 juillet 2018 relative aux signalements effectués par les lanceurs d’alerte, qui souligne simplement que le nouveau régime est plus protecteur que celui de l’article 40. Faudrait-il, par souci de cohérence, abroger l’article 40 et faire du droit d’alerte un devoir d’alerte ? Le rapport Nadal va dans ce sens, en préconisant de clarifier la procédure de l’article 40 et de faciliter le signalement.

Au-delà du cas de l’article 40 du Code de procédure pénale, c’est la séparation même des pouvoirs qui, en France, manque de netteté.

 La séparation des pouvoirs : une référence fragile, voire illusoire

 Des pouvoirs distincts mais inégaux

L’on sait que, issu des réflexions de Montesquieu, le principe de la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire a largement évolué. Le pouvoir exécutif ne mérite plus ce nom (la Constitution évoque d’ailleurs « Le président de la République » au titre II et « Le gouvernement » au titre 3). Il domine désormais les autres pouvoirs, parce qu’il définit la politique du pays, fabrique la loi le plus souvent, détient le pouvoir réglementaire, fixe l’organisation judiciaire et détermine la politique pénale. De plus, l’élection du Président de la République au suffrage universel légitime l’application du programme de gouvernement du candidat élu. C’est aussi le pouvoir exécutif qui, de fait, propose de réviser la loi suprême[3] et, par là-même, de modifier l’organisation des autres pouvoirs, on le voit aujourd’hui avec le projet de révision constitutionnelle modifiant les pouvoirs des parlementaires et ceux du Conseil supérieur de la magistrature. Reste cependant qu’il ne peut forcer la main d’un Parlement rétif, ni sur une révision constitutionnelle (même soumis ensuite à référendum, le texte doit être adopté en termes identiques par les deux chambres) ni sur la loi. Enfin, le contrôle parlementaire peut être douloureux, notamment quand il prend la forme d’une Commission d’enquête, on le voit bien aujourd’hui.

Le pouvoir législatif (Le Parlement, titre IV), au-delà du vote de la loi, contrôle le pouvoir exécutif : c’est son rôle de base que de pouvoir démettre un gouvernement. Il est vrai qu’en France, l’exécutif a deux têtes et que le Président de la République peut nommer à nouveau Premier ministre celui qui a été renversé[4]. Compétence plus décisive, le Parlement est, en vertu de la Constitution, en charge de l’évaluation des politiques publiques, ce qui est cohérent avec sa mission de contrôle. Son ambition dominante est aujourd’hui de valoriser ce rôle, car il a compris que, si le vote de la loi présente une certaine valeur ajoutée, celle-ci est parfois technique et que ce n’est pas là qu’il trouvera une pleine légitimité.

Quant à l’autorité judiciaire (la Constitution ne fait pas de la justice un pouvoir, juste une « autorité »), le Président de la république est constitutionnellement le garant de son indépendance. L’exécutif ne peut, le Conseil constitutionnel le rappelle, revenir sur la chose jugée : les décisions judiciaires doivent être respectées. Les juges ne se contentent pas d’ailleurs d’appliquer les lois, ils les interprètent et parfois les distordent.

Des empiètements entre pouvoirs, parfois nécessaires, parfois regrettables

 Les compétences, souvent imbriquées, conduisent parfois à de véritables empiètements.

Pour ce qui est de l’autorité judiciaire, son indépendance n’est pas totalement garantie compte tenu de la subordination du Parquet au Ministre de la Justice, quand bien même la loi interdit désormais à ce dernier de donner aux procureurs des instructions individuelles[5]. Sur ce point, le projet de réforme constitutionnelle qui donne compétence au Conseil supérieur de la magistrature pour nommer l’ensemble des magistrats et exercer sur tous le pouvoir disciplinaire ne va pas changer grand-chose, sauf sur le plan symbolique. La mise en œuvre de l’état d’urgence a en outre affaibli la justice, les juridictions administratives ayant compétence pour contrôler les perquisitions ou assignations à résidence décidées par les autorités administratives. Surtout, la politique pénale façonne l’activité de la Justice (même si les juges y résistent parfois, on le voit bien avec le faible développement des peines alternatives à la détention). Il arrive même au Parlement de « juger la justice » : il l’a fait notamment lors de la Commission parlementaire d’enquête sur l’affaire d’Outreau. Cependant, la création d’un Parquet financier (loi du 6 décembre 2013) a renforcé en ce domaine l’efficacité de la justice (on l’a vu lors de la récente campagne présidentielle, où son action a modifié le cours de l’histoire) et la prochaine réforme du « verrou de Bercy », qui va enlever au Ministère des finances son traditionnel pouvoir discrétionnaire de signaler ou pas à la Justice des délinquants fiscaux, va conforter une meilleure séparation des pouvoirs.

 C’est surtout entre l’exécutif et le Parlement que la séparation des pouvoirs est devenue théorique :  l’élection présidentielle entraîne dans son sillage une majorité parlementaire docile (sauf exception) qui vide ce principe de son sens. Le Parlement est, en pratique, un pouvoir soumis et, de ce fait, suspect d’accepter des compromissions : les tensions qui traversent la commission parlementaire en charge d’examiner l’affaire Benalla le montrent.

En outre, la frontière se délite entre les deux têtes de l’exécutif, celle qui est responsable devant le Parlement et celle qui ne l’est pas. C’est le Président de la république (et non le gouvernement) que l’opposition cherche à atteindre depuis 15 jours. Et c’est le Président qui désormais vient exposer son programme devant le Parlement (la Constitution prévoit qu’il « peut » prendre la parole devant le Parlement réuni en congrès) et qui peut-être demain participera au débat qui suivra son intervention. Le Président prend toute la place et assume tous les rôles…

 

 

E.Macron, dans son intervention du 24 juillet, a dénoncé « la tentation de presque tous les pouvoirs de sortir de leur lit » : la presse voudrait, dit-il, devenir un pouvoir judiciaire, le pouvoir judiciaire laisserait tous ses actes devenir publics, le pouvoir législatif se substituerait à la justice et voudrait contrôler l’Elysée. Cependant, si les autorités en place ne respectent pas elles-mêmes la séparation des pouvoirs, ces confusions sont peu évitables. Il appartient à chacun – Président inclus – de veiller à un équilibre bien fragile.

 

[1] http://www.conseil-etat.fr/Decisions-Avis-Publications/Etudes-Publications/Rapports-Etudes/Le-droit-d-alerte-signaler-traiter-proteger

[2] L’article 6 ter A de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires (titre I du statut général) intègre dans le statut les dispositions de la loi du 9 décembre 2016 (dite loi Sapin 2) relatives aux lanceurs d’alerte.

[3] Le Parlement dispose de ce droit (article 89 de la Constitution) mais ne l’utilise pas. Toutes les révisions constitutionnelles (22 pour la constitution de 58) ont été initiées par le Président de la République, formellement sur proposition du Premier ministre.

[4] Cela a été le cas en 1962 (cas unique, il est vrai, et survenu dans des circonstances particulières de préparation de l’élection du Président au suffrage universel) où, après l’adoption d’une motion de censure, le Président de la république a dissous l’Assemblée et nommé à nouveau premier ministre celui qui avait été renversé.

[5] Loi du 25 juillet 2013 modifiant l’article 30 du Code de procédure pénale.