Le 18 novembre 2018
En juillet dernier, le présent blog, évoquant « Les enseignants, fantassins de la réforme », mentionnait les projets de refonte du calendrier de recrutement des enseignants ; l’augmentation de la prime attribuée aux enseignants de REP + (les 363 regroupements d’établissements accueillant les élèves relevant des catégories socioéconomiques les plus en difficulté) ; la perspective qu’une part de cette prime soit attribuée « au mérite » ; enfin le développement probable des recrutements des enseignants « sur profils », peut-être directement par les établissements.
Plusieurs documents permettent aujourd’hui d’avoir une idée plus précise des réformes envisagées : une communication en Conseil des ministres, le 24 octobre dernier, sur « les prochaines étapes de la réforme éducative » ; la présentation au Conseil national de l’Education d’un projet de loi sur l’école ; l’annonce par le ministre d’un gel de la carte de l’éducation prioritaire en 2019 (alors que la circulaire du 4 juin 2014 en prévoyait la révision tous les 4 ans, pour tenir compte de l’évolution des contextes sociaux), le temps que lui soit remis un rapport sur « la territorialisation des politiques éducatives ».
Le projet de loi : quel contenu ? Quel sens ?
Au-delà de l’institution de l’obligation scolaire à partir de 3 ans (qui justifie le recours à un projet de loi que le ministre, jusqu’alors, ne jugeait pas nécessaire), disposition de portée symbolique puisque l’objectif est déjà atteint[1], au-delà de l’annonce du redécoupage par ordonnance des académies alignées sur les régions, le projet de loi porte sur trois mesures :
Pour comprendre la portée de ces dispositions, il faut évoquer la réforme du calendrier du concours de recrutement. Aujourd’hui, celui-ci est placé en fin de première année du Master des métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation (MEEF), ce qui réduit à un an la formation des enseignants et la concentre excessivement sur les acquisitions disciplinaires. La solution est d’avancer le concours d’un an, à la fin de la licence, pour allonger à 2 ans la formation. Cette mesure serait coûteuse puisque les futurs enseignants reçus au concours sont rémunérés. Le ministre envisagerait de dissocier les épreuves d’admissibilité (fin de la licence ?) et d’admission (fin du master ?), ce qui, à l’inverse, générerait des économies : d’où l’organisation de pré-recrutements dès le courant de la licence, atténuant, pour les étudiants modestes, les conséquences financières de la mesure. Un rapport d’inspection, attendu depuis plusieurs semaines (rapport Ronzeau-Saint-Girons), doit faire des propositions sur ce calendrier, qui reste à définir.
Pourtant, un projet d’arrêté fixe déjà le cadre de la future formation initiale des enseignants (sur 2 ans ?) : il insiste sur l’acquisition des savoirs fondamentaux et les apprentissages pratiques, avec valorisation des stages auprès d’enseignants chevronnés. La place des formations sur l’efficacité des méthodes pédagogiques et l’évaluation des apprentissages est plus réduite. Les avantages du modèle sont clairs (les enseignants seront mieux armés qu’aujourd’hui). Seront-ils pour autant meilleurs pédagogues ou reproduiront-ils les modèles classiques d’enseignement souvent critiqués ? Quelle place aux innovations et à la différenciation des approches ? Quelle place aussi pour une formation continue qui n’est pas, aujourd’hui, à la hauteur des besoins ?
Dans sa communication devant le Conseil des ministres, le ministre (qui reprend le thème d’une nécessaire « culture de l’évaluation »), indique vouloir passer d’une logique de gestion statutaire de masse à une logique de responsabilisation des professeurs : ce n’est donc plus l’évaluation de la politique publique d’éducation qui est première, avec ses analyses sur les objectifs poursuivis et ses propositions aux décideurs politiques pour améliorer la cohérence des mesures prises ou établir une meilleure proportionnalité entre les objectifs et les moyens. Les objectifs étant désormais fixés fermement (ainsi l’acquisition des savoirs fondamentaux[3] pour l’école primaire), l’évaluation devient celle des acteurs, enseignants et établissements et elle est assise sur l’amélioration des acquis des élèves ou le « climat » de sérénité permettant les apprentissages. Ce choix met mal à l’aise : que les agents publics soient responsabilisés et que les résultats obtenus soient mesurés, il ne s’agit pas là d’objectifs récusables. Que, au nom de ces principes, le poids des difficultés de l’Education nationale à répondre aux demandes de notre société repose essentiellement sur les fonctionnaires, c’est gênant. Enfin, que le métier des enseignants et des établissements se résume à mesurer les progrès des élèves quant aux savoirs fondamentaux, c’est un appauvrissement, quand bien même les envolées lyriques des gouvernements précédents sur le rôle de l’école étaient parfois bien agaçantes.
Comment s’intègre dans cette politique la « territorialisation des politiques éducatives » ?
Le ministre a gelé l’évaluation de la carte de l’Education prioritaire prévue en 2019 pour laisser le temps d’exploiter les conclusions d’un rapport demandé à des experts (P. Mathiot, universitaire, et A. Azéma, inspectrice générale) sur la politique de différenciation territoriale de l’Education nationale. A vrai dire, il n’est guère besoin d’attendre ce rapport, il suffit d’analyser les déclarations du ministre pour connaître les choix qui seront mis en application :
L’« Education prioritaire » va donc sans doute disparaître, par intégration du rural ou autres zones en difficulté. La mesure risque de négliger la spécificité des territoires urbains et la recherche des causes des difficultés rencontrées par des populations particulières à dominante immigrée. De telles propositions soulèvent des craintes : dilution d’efforts déjà jugés insuffisants, disparition des rares préoccupations d’adaptation de la pédagogie en Education prioritaire[4] et banalisation des inégalités.
La réforme va-t-elle convaincre ?
Les commentaires émis aujourd’hui par de « grandes voix » du milieu éducatif sont acerbes, tel l’article du Monde du 12 octobre dernier, rédigé par un collectif d’universitaires et d’enseignants, selon lequel le ministre « bouleverse le système éducatif »[5]. Toutefois, en mettant l’accent sur le caractère « libéral » des choix politiques en cours, ils commettent l’erreur de ne pas reconnaître avec franchise l’échec des gouvernements précédents, friands pourtant de références à l’idéal des lumières et à l’égalité de tous.
Devant l’opinion publique, le ministre a de meilleures chances de convaincre. D’une part, au rebours des conseils donnés traditionnellement pour la mise en œuvre des politiques publiques, il va lentement, sans avoir pris de front dès le départ des organisations syndicales qu’il sait vindicatives et sans provoquer quiconque : il s’est contenté de vider de leur sens, sans bruit, les mesures sur l’organisation du temps scolaire ou la réforme des collèges, en les rendant facultatives. Il risque de faire de même pour l’éducation prioritaire, diluée dans une politique de lutte contre les inégalités plus large et moins ciblée ; surtout il allie habilement des thèmes modernistes et, à vrai dire, convaincants (responsabilisation locale des établissements versus planification nationale et aveugle des affectations d’enseignants ; multiplication des postes sur profils ; valorisation de la formation métier ; importance de l’évaluation des résultats ; promotion aussi (au moins dans les mots) d’une école bienveillante alors qu’elle l’est souvent bien peu) et une philosophie puissamment réactionnaire, plaisante aux oreilles d’un électorat souvent conservateur sur l’école : insistance sur l’apprentissage des savoirs fondamentaux ; conviction que la mission de l’école, dans la lutte contre les inégalités sociales, peut se limiter à limiter le nombre des élèves par classe en début d’école primaire et à doter chacun de ce socle de connaissances ; banalisation des inégalités, en les dépeignant comme une sorte de nuancier qu’il faut mieux prendre en compte localement ; insistance sur « l’excellence », notion creuse mais qui parlent à bien des acteurs de l’éducation ; responsabilisation individuelle des enseignants sur les résultats qu’ils obtiennent en ce domaine, en se référant à des règles managériales trop simples mais souvent perçues positivement.
La grande force de ce projet ambigu, c’est l’échec des politiques précédentes, que ce soit dans les résultats obtenus au niveau national (PISA), en Education prioritaire ou dans le domaine de la formation des enseignants. L’opinion voit la médiocrité du système, son incapacité à compenser ou atténuer les inégalités sociales, à donner une qualification à tous les élèves, à bien former les enseignants, à les affecter en fonction de leurs compétences, à contribuer aussi à leur épanouissement professionnel. A critiquer à l’identique, parmi les mesures aujourd’hui envisagées, l’appauvrissement de la réflexion pédagogique et l’annualisation du temps de service des enseignants, les opposants fragilisent leurs positions, en confondant l’intérêt public et la défense de leur statut.
Pour autant, le projet a de sévères faiblesses, en particulier l’oubli des objectifs qualitatifs, dans un milieu qui y est, dans sa réalité profonde, très sensible : les ambitions sur la formation initiale ou professionnelle ou l’évolution des méthodes pédagogiques semblent courtes, le discours sur la mission de l’école est léger et l’approche est mécaniste (les résultats scolaires des élèves seront améliorés par leur publication et par le versement de primes au mérite aux enseignants). Ceux-ci risquent fort de ne pas adhérer, y compris les meilleurs d’entre eux. Les pouvoirs publics sont manifestement tentés de jouer l’opinion publique contre ce corps social souvent corporatiste. Ce ne sera pas la meilleure manière de garantir la cohésion sociale ni l’amélioration des résultats éducatifs.
Pergama
[1] L’inscription de l’obligation dans la loi oblige cependant l’Etat à prévoir le versement d’une compensation aux communes qui supporteraient une augmentation de leurs charges à ce titre
[2] C’est en anticipant sur de telles dispositions qu’a été publiée récemment l’agrégation les résultats des évaluations de la rentrée 2018 sur les acquis des élèves en CP et CE1. Le ministère a pu ainsi souligner les « difficultés » des élèves mises en lumière par ces tests, s’attirant, outre quelques critiques méthodologiques, des remarques sur la publication de résultats censés être une simple mesure des acquis des élèves à disposition des enseignants.
[3] Voir sur le site du ministère, les documents sur la « Priorité aux savoirs fondamentaux », qui promeut des objectifs plus simples à l’école primaire (lire, écrire compter, respecter autrui), des programmes plus clairs et des repères de progression par année.
[4] L’analyse du CNESCO de 2016 met pourtant l’accent sur l’importance que devrait prendre la différenciation des pratiques pédagogiques en Education prioritaire, à la différence du rapport 2018 de la Cour des comptes, qui prône surtout la diminution des effectifs par classe, à l’image de la politique engagée par le gouvernement dans les écoles REP et REP +.
[5] https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/10/12/jean-michel-blanquer-est-bien-en-train-de-bouleverser-notre-modele-educatif_5368446_3232.html