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Découper EDF, peut-être, mais pas sans vision stratégique partagée

En novembre 2018, le gouvernement a annoncé les orientations de la nouvelle programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) : l’objectif d’une proportion de 50 % du nucléaire dans le mix électrique a alors été repoussé de 2025 à 2035. Cet objectif, inscrit depuis lors dans le projet de loi Energie-climat en cours de discussion au Parlement, s’accompagne de l’augmentation (« au moins 33 % ») de la part des énergies renouvelables dans la production d’énergie en 2030. Dès novembre, une fois arrêtées les orientations de la PPE, le gouvernement a demandé à EDF de lui faire des propositions de restructuration de l’entreprise. Celles-ci ont été présentées aux salariés en ce mois de juin 2019 : à vrai dire, elles étaient, semble-t-il, prêtes depuis un bon petit moment.

 Un projet apparemment incontournable

Le projet actuel consiste à restructurer l’entreprise en créant trois entités juridiques : une entité mère, qui serait détenue à 100 % par l’Etat, et deux filiales, une filiale « EDF-bleue » en charge de la production d’électricité nucléaire (actuelle et future), voire de celle des centrales hydrauliques, de leur transport et de leur commercialisation sur le marché de gros, une filiale « EDF-verte » qui regrouperait la production d’électricité renouvelable hors hydroélectricité, les réseaux de distribution et la relation avec les clients (particuliers ou entreprises) ainsi que les services (notamment l’activité de conseil en solutions énergétiques). EDF-bleue vendrait l’électricité nucléaire (et hydraulique) à tous les distributeurs (y compris à EDF-vert) au même prix. L’Etat posséderait 100 % des parts d’EDF-bleu et envisagerait au contraire d’être actionnaire minoritaire (le pourcentage de 30 % des parts est évoqué) dans EDF-Vert.

Le projet est rendu nécessaire par la situation critique de l’opérateur historique. Celui-ci perd 100 000 clients par mois (il en a encore près de 26 millions…) parce que ses concurrents offrent aujourd’hui des conditions tarifaires souvent plus intéressantes. Le tarif réglementé qu’EDF facture à ses clients a longtemps été mal réévalué et, bien que le coût de l’électricité ait augmenté de plus de 40 % depuis 10 ans[1], notamment pour payer le développement des énergies renouvelables, le prix en France est encore nettement inférieur à celui des autres pays européens. Parallèlement, EDF est tenu par la loi jusqu’en 2025 (voir ci-dessous) de vendre aux autres fournisseurs une part de l’électricité nucléaire qu’il produit dans les vieilles centrales, à un prix qu’il juge beaucoup trop bas. Enfin, le prix de gros de l’électricité baisse depuis 2009 compte tenu de la moindre demande de l’industrie, du développement des renouvelables et des gains d’efficacité énergétique. L’entreprise, fortement endettée, à hauteur de 33 Mds (hors dette dite hybride qui correspond à l’émission d’obligations et qu’une étude de WWF[2] chiffre à 10 Mds) n’a, du fait de ces prix bas, pas assez de ressources pour rembourser ses dettes : outre le coût de l’entretien d’un parc vieillissant et le coût des arrêts de production occasionnés par la vétusté ou par des défauts d’entretien, la dette traduit les conséquences d’une série de décisions ruineuses avalisées par l’Etat, en particulier l’acquisition d’actifs à l’étranger et le développement sans date finale de l’EPR, dont le coût ne cesse d’augmenter. Dans ces conditions, EDF est incapable de faire face aux énormes investissements qui sont devant lui : en utilisant le chiffrage de l’opérateur, pour la construction des EPR en cours, les dépenses de « grand carénage » correspondant à la prolongation de centrales en fin de vie, le plan de stockage et les investissements courants, WWF calcule un montant de 140 à 150 Mds d’investissements à réaliser, sans tenir compte des dépenses provisionnées (pour la gestion des déchets et le financement des premiers démantèlements). Le total est probablement bien plus lourd : les chiffrages d’EDF différent de ceux d’autres organismes (ainsi des dépenses de grand carénage, estimées par la Cour des comptes au double de la somme indiquée par EDF) et EDF a sous-estimé les provisions nécessaires pour traiter les déchets nucléaires et financer les démantèlements à venir. Ces constats conduisent donc l’Etat à élaborer un plan de sauvetage, au moins pour la part d’activité correspondant au nucléaire.

 Un projet juridiquement risqué.

La France a appliqué très lentement les directives européennes de 1996, 2003 et 2009 sur l’ouverture à la concurrence du marché de l’électricité et mal dissimulé sa volonté de défendre les intérêts de l’opérateur historique. Certes, conformément aux exigences du droit communautaire, EDF, naguère EPIC, est devenu, en vertu de la loi du 9 août 2004, une société anonyme mais à capitaux publics dont l’Etat doit, aux termes de la loi, posséder au moins 70 % : l’Etat est aujourd’hui actionnaire dominant à hauteur de 83,7 %. La transformation juridique ne change pas grand-chose : la baisse du cours de l’action depuis 10 ans permet simplement de confirmer les craintes des investisseurs et prêteurs.

Surtout, la France a tardé à instituer l’équité entre les opérateurs. Ainsi, sur le plan tarifaire, ce n’est que depuis la réforme de la loi NOME (nouvelle organisation du marché de l’électricité) du 7 décembre 2010, mise en œuvre en 2014, que le tarif réglementé (c’est-à-dire le tarif offert par les producteurs historiques EDF et ENGIE) n’est plus accessible aux grandes et moyennes entreprises (seulement aux particuliers et aux petites entreprises) et surtout que ce tarif est calculé sur une base réaliste, sur l’empilement des coûts de production, de transport et de distribution. Son augmentation est désormais régulée sur proposition de la CRE (Commission de régulation de l’énergie), une autorité administrative indépendante qui veille au bon fonctionnement des marchés de l’énergie. Cette régulation (plutôt mal appliquée par les pouvoirs publics qui ont différé à plusieurs reprises les augmentations validées par la CRE), est pourtant bénéfique à EDF qui en a besoin pour assumer ses charges. En tout état de cause, la fixation de ce tarif à un niveau correct a crédibilisé les offres alternatives : ces dernières sont désormais soit inférieures au tarif réglementé, soit égales à lui (mais souvent avec des garanties de stabilité sur le moyen terme).

Le vote de la loi NOME a conduit la Commission à abandonner les poursuites engagées contre la France pour non-respect de la concurrence, d’autant que la loi a répondu à une autre exigence de la Commission : le monopole d’exploitation des centrales nucléaires par EDF n’ayant pas été remis en cause lors de l’ouverture du marché, la Commission demandait que tous les autres fournisseurs d’électricité puissent acheter à EDF un montant donné d’électricité nucléaire, à un prix représentatif des conditions de production d’une énergie nucléaire provenant d’installations amorties : la loi NOME a mis en place un dispositif transitoire jusqu’en 2025 (l’ARENH, accès régulé à l’électricité nucléaire historique). Le prix retenu par les pouvoirs publics est à l’heure actuelle de 42€/MWh, prix que les fournisseurs alternatifs trouvent trop élevé, alors que ce dernier, bien évidemment, le trouve, trop bas par rapport au « cout complet » de production, ce qui est effectivement le cas.

Comment, dans ce contexte et avec cet historique, l’Union va-t-elle accepter un nouveau montage qui nationaliserait l’énergie nucléaire, soit aujourd’hui 75 % de la production française d’électricité, surtout si les pouvoirs publics annoncent leur intention de relancer la construction de nouvelles centrales et non pas de financer le démantèlement du vieux parc et l’abandon progressif du nucléaire ? Comment justifier que l’on accepte des partenaires privés pour piloter le développement et la distribution de l’électricité issue des renouvelables, part aujourd’hui minoritaire de la production, et pas pour l’éventuel développement du nucléaire ? Le gouvernement compte plaider qu’il applique un principe recommandé par l’Union de séparation de la production et de la distribution d’énergie. Cependant, il ne l’applique que pour le nucléaire et surtout, l’Etat coiffe les deux entités qui sont censées être pleinement distinctes. Il est à crainte que les négociations avec la commission soient difficiles.

Un projet financièrement complexe

Les conséquences financières du projet sont complexes : combien l’Etat devra-t-il débourser pour disposer de 100 % des parts d’EDF-bleu ? Pourra-t-il faire une opération blanche en cédant des parts d’EDF-Vert ? Comment se fera le partage des actifs et surtout de la dette? L’Etat envisage-t-il de la reprendre au moins partiellement, ce qui aurait des conséquences sur le niveau de la dette publique ?

Surtout, la restructuration de l’entreprise n’apporte pas en elle-même de réponse suffisante : elle doit s’accompagner d’un schéma de financement des activités nucléaires qui manque aujourd’hui. Comment protéger la structure en charge du nucléaire, qui va devoir investir massivement sur le très long terme, de la volatilité des prix de gros de l’énergie et quelle sont les règles de fixation des prix de vente qu’il faut fixer ? Dans l’étude précitée, WWF propose que l’Etat contribue à une évolution à la hausse des prix de gros en fixant à un haut niveau le prix du carbone, mais surtout en mettant fin aux surcapacités par la fermeture rapide de nombreux réacteurs. Or, l’Etat n’a sans doute pas l’intention d’accélérer la transition énergétique ni de réduire le recours au nucléaire davantage que ce qui est prévu aujourd’hui. Cela implique  sans doute que l’Etat devra compléter le prix de gros auquel EDF vendra l’énergie produite si celui-ci est insuffisant pour couvrir les investissements nécessaires.

Un projet politiquement délicat

Les organisations syndicales d’EDF sont hostiles au projet dans lequel ils voient le démantèlement d’un service public de l’électricité. Ils jugent que l’ensemble des activités réunies dans EDF-vert n’a pas d’unité et ne souhaitent pas l’intervention trop forte d’actionnaires privé, même pour la part minoritaire des activités.  Dans un contexte dans lequel le projet de baisse de participation de l’Etat dans ADP (Aéroport de Paris) a suscité une réaction épidémique (et sans doute disproportionnée face aux enjeux publics), le gouvernement peut craindre que, dans le projet de restructuration d’EDF, le volet « privatisation » ne focalise l’attention. Sans doute les pouvoirs publics seront-ils accusés de faire financer par l’Etat les activités risquées et financièrement gourmandes et de confier au secteur privé les activités rentables. C’est pourquoi l’Etat tient à la présence d’une holding qui va sans doute parallèlement chagriner la Commission européenne. Cela ne suffira peut-être pas pour désarmer les adversaires du projet.

Surtout, une décision qui ne peut être prise en l’absence de stratégie

La demande formulée en novembre 2018 par les pouvoirs publics auprès des dirigeants d’EDF était de proposer « les évolutions du groupe qui permettent de faire face aux défis auxquels l’entreprise est confrontée dans le nucléaire, les énergies renouvelables, les services énergétiques et les réseaux ». L’intention est compréhensible : cependant, si les défis sont identifiables, ils ne peuvent être précisément explicités, puisque l’avenir à long terme de l’entreprise ne fait pas l’objet d’un projet clair, chiffré, partagé.  C’est le cas même pour la période dont traite la PPE en cours d’adoption : un rapport devrait en 2022 proposer les réacteurs à fermer d’ici 2035, sous la réserve que la sécurité des approvisionnements soit suffisante, avec une décision prévue en 2023. Le gouvernement se refuse à clarifier davantage ses choix même d’ici 2035 : lors de la discussion sur le projet de loi Energie-climat, il a refusé de baliser la trajectoire de baisse en prévoyant une baisse de la capacité de production nucléaire avant l’échéance de 2035.

Pour l’avenir plus lointain, rien n’est décidé. D’ici mi 2021, un travail doit s’engager pour décider, éventuellement, de construire un nouveau parc. Dans l’esprit des dirigeants d’EDF, la décision est prise : le nucléaire sera doté de nouveaux réacteurs. Le gouvernement a très probablement fait le même choix, mais il veut en différer l’annonce pour préparer l’opinion et atténuer les oppositions. Reste qu’aujourd’hui rien n’est officiel et que le montage juridique envisagé peut aussi bien être utilisé pour relancer le nucléaire que pour en sortir. Reste surtout que personne ne peut comprendre comment financer, en plus des investissements mentionnés ci-dessus, le coût de reconstruction d’un parc (certaines estimations évoquent 200 Mds). Surtout l’interrogation la plus forte porte sur le coût de l’électricité nucléaire produite par les nouveaux EPR : à quel niveau se situera-t-il, sachant que la Cour des comptes, il y a quelques années, l’estimait entre 70 et 90 € le MWh, niveau sans doute aujourd’hui dépassé ? Un tel coût pourrait-il rester compétitif par rapport à celui des énergies renouvelables, certains projets (le parc éolien de Dunkerque) étant d’ores et déjà estimés à moins de 50 € ?

 

 

Il est aujourd’hui indispensable d’organiser l’avenir de l’entreprise EDF. L’Etat étant pleinement responsable de sa situation actuelle, il doit veiller à son redressement. Est-il pour autant démocratiquement légitime d’engager lourdement les finances publiques dans un projet de nationalisation partielle sans avoir défini au préalable le projet industriel de l’entreprise, son rôle futur dans la fourniture d’énergie et sans en avoir estimé les coûts ?  Peut-on différer une fois encore une discussion transparente sur la programmation de moyen et long terme du nucléaire, qui ne tienne pas compte de la « folie de l’atome » qui a imprégné la haute fonction publique depuis 60 ans ? L’absence de vision stratégique sur l’avenir du nucléaire n’a que trop duré, les chiffrages au doigt mouillé aussi. Lors de la discussion du projet de loi Energie-climat, la députée LREM Barbara Pompili a imposé un amendement exigeant l’établissement par EDF d’un plan stratégique non pas sur la première période de la PPE (5 ans) mais sur 10 ans. A l’Etat de proposer la suite, cette fois-ci sur la longue durée et de la mettre (enfin) en débat.

Pergama, le 1er juillet 2019

 

[1] Compte non tenu de l’augmentation de 5,9 % intervenue en juin 2019

[2] Sauver EDF par la transition, WWF, août 2018