En finir avec les accords commerciaux du vieux monde

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En finir avec les accords commerciaux du vieux monde

Le débat sur la compatibilité entre les accords internationaux de libre-échange et les politiques sanitaires et environnementales exigeantes s’est intensifié depuis plusieurs années.  Déjà, en 2013, l’ouverture des négociations entre l’Union et les Etats-Unis sur un accord de libre-échange transatlantique a opposé les tenants d’un libre échange moteur de la croissance mondiale aux écologistes qui rejetaient un accord purement commercial qui ne tiendrait pas compte des préoccupations sanitaires et environnementales des pays européens.  En 2017, lors de la campagne présidentielle, c’est le CETA, accord économique et de partenariat stratégique entre le Canada d’une part et l’Union et ses Etats membres d’autre part, qui a été l’objet de vives critiques : le candidat Emmanuel Macron s’est alors engagé à le réexaminer si un Comité d’experts reconnaissait que le traité portait effectivement atteinte à l’environnement. La manœuvre ne manquait pas de cynisme : certes, une fois élu, le Président a mis en place la mission d’expertise promise, composée de 9 membres. Celle-ci a démontré son indépendance en soulignant avec finesse les faiblesses mais aussi les incertitudes du traité sur le plan environnemental[1]. Pour autant, le CETA était signé depuis octobre 2016 et il relevait, pour une part essentielle, de la seule compétence de l’Union[2] : la Commission européenne est en charge alors de mener les négociations commerciales sous le contrôle du Conseil européen et seul le Parlement européen valide ensuite l’accord. Le CETA est donc partiellement entré en vigueur dès octobre 2017 : la France n’avait son mot à dire que sur une part de son contenu, celle qui relèvent de la compétence des Etats, ce qui explique la procédure de ratification mise en œuvre cet été 2019. Après le CETA, l’accord commercial de 2018 avec le Japon a soulevé les mêmes interrogations et le même malaise. Aujourd’hui, l’accord « Mercosur », qui fait l’objet de critiques encore plus vives que le CETA, est acté, même si le texte proprement dit reste à rédiger. Il devrait lui aussi entrer en vigueur pour sa partie commerciale sans que les Etats membres aient leur mot à dire.

Le CETA : un accord ambitieux ou modeste ? Un peu des deux…

 Le CETA fait partie des accords commerciaux dits de seconde génération, négociés par la Commission depuis 2010. Il s’agit d’accords qui, au-delà de la baisse de droits de douane, déjà faibles en moyenne du fait des accords OMC antérieurs, traitent des barrières non tarifaires : ils recherchent un alignement des normes techniques, sociales et environnementales, la réduction des obstacles à l’accès aux marchés de services, aux marchés publics, aux investissements… De tels accords, qui vont au-delà des aspects commerciaux, sont mixtes (ils portent sur des domaines de la compétence des Etats). Ils prévoient souvent des instances de coopération pour opérer certains rapprochements de normes ou de politiques publiques et, destinés à enclencher des évolutions, sont « vivants ». L’évolution est décisive : elle reconnaît que le développement des échanges dépend de la réduction de barrières non tarifaires et que cette réduction implique un travail commun et de la confiance politique.

Le CETA comporte ainsi plusieurs volets : c’est un traité commercial traditionnel puisqu’il réduit nettement les droits de douane sur les échanges de biens et services et, sauf exceptions, prévoit leur suppression 7 ans après le début de son application. Il augmente également les quotas en vigueur pour certains produits dits sensibles, viande de bœuf et viande de porc notamment, sachant que certaines filières (poulet) échappent à la libéralisation et que l’Europe a obtenu la reconnaissance de 145 « indications géographiques ».  Cependant, il comporte d’autres aspects, comme un forum de coopération réglementaire (qui doit travailler à réduire l’impact des différences de normes sur le commerce), un mode de règlement des conflits entre un Etat et une entreprise, dit ICS (international court system), des dispositions sur les investissements du Canada en Europe ou de pays européens au Canada. Le traité contient également un chapitre sur l’environnement. La mission d’expertise qui l’a évalué en septembre 2017 reconnaît que le dispositif se veut ambitieux et, en s’efforçant d’embrasser large, ambitionne de servir de modèle aux accords ultérieurs de l’Union.

Sur l’impact économique du traité, la tonalité des discours officiels est enthousiaste[3] mais les chiffres établis par les différentes études d’impact sont très modestes. Ce constat est lié à la disproportion entre les partenaires : pour l’Union, le Canada n’est, à lui seul, qu’un partenaire plutôt mineur. De plus, les seuls éléments mesurables sont aujourd’hui les baisses de droits de douanes dont l’impact est faible (elles s’imputent sur des droits souvent déjà limités). Pour la France, l’accord induirait ainsi une hausse du PIB de 0,02 % à horizon 2035, avec un gain (minime, + 0,05 %) du secteur secondaire (celui qui en tire le plus profit) et une perte limitée de la valeur ajoutée du secteur primaire. De même, l’étude d’impact considère que les variations d’émissions liées au transport maritime et aérien du fait de l’accord sont faibles et partiellement compensées par une réduction du fret terrestre.

Des failles sérieuses aujourd’hui bien repérées

L’étude d’évaluation demandée par Emmanuel Macron et réalisée à l’été 2017 est arrivée trop tard pour modifier l’accord :  mais elle mentionne les sources d’inquiétude qu’elle considère comme légitimes, même si elle juge que l’application « de bonne foi » de certaines clauses ambiguës pourrait permettre de lever certains soupçons.

L’inquiétude porte en premier lieu sur le mode de règlement des conflits entre investisseurs et Etats, dont il est prévu qu’ils seront soumis à une instance d’arbitrage. Certes, le CETA reconnaît aux Etats le droit de prendre des mesures de protection de la santé et de l’environnement, ce qui en théorie protège celles-ci de contestations commerciales venant d’une entreprise qui s’estimerait lésée. Le CETA comporte cependant une réserve, usuelle dans le commerce international, selon laquelle ces réglementations étatiques ne doivent pas poursuivre un but discriminatoire ou être un prétexte pour limiter le commerce. Dans le passé, des entreprises ont utilisé ce type de recours pour contester la fermeture de centrales nucléaires ou un moratoire étatique sur le gaz de schiste. Il existe donc un risque que de telles procédures limitent le droit des Etats à une régulation fondée pourtant sur le bien public. Par ailleurs, dans le CETA, les politiques visant à réduire les émissions de GES ne sont pas explicitement exclues du recours à l’arbitrage. Enfin, le traité ne cite pas formellement le principe de précaution comme un fondement des politiques publiques, même si certains articles semblent bien le valider, ce qui au final laisse un sentiment d’ambiguïté.

Deuxième crainte, les exportations de bovins et de porcs du Canada : le document d’évaluation regrette que les quotas d’exportation soient augmentés dans ces domaines, qui sont en crise en Europe. Surtout, il rappelle que le Canada accepte le recours aux OGM, aux hormones et aux antibiotiques et permet de nourrir les troupeaux avec des farines animales. Aux critiques portant sur ces points, le gouvernement français a longtemps répondu que toutes les importations canadiennes devraient nécessairement se conformer au droit européen. En réalité, il n’en est rien si la clause n’est pas prévue dans le traité. Or, le CETA prévoit bien au Canada la création d’une filière spécifique d’exportation vers l’Europe de viande sans hormones (il restera à maitriser le risque de fraude) mais ne prévoit rien sur le reste. Le risque est alors que le CETA serve de modèle négatif à d’autres traités commerciaux : là où l’on aurait attendu qu’il contribue à la « transition écologique » de l’agriculture, il œuvre dans le sens inverse.

 Enfin, les chapitres du traité sur l’environnement n’ont aucune force contraignante alors que qu’ils auraient pu permettre d’interdire certaines pratiques (subventions aux énergies fossiles, investissements néfastes) et le climat est le grand absent : rien n’est prévu pour limiter les émissions supplémentaires de GES liées à l’accord ni pour inciter à recourir à des technologies moins émettrices en carbone.

Corriger le tir ? Modifier les accords commerciaux de l’Union ?  Les chances sont faibles

 La mission d’évaluation du CETA a incité les pouvoirs publics français à suivre très attentivement l’application concrète de l’accord ; à publier un document interprétatif précisant le sens et la portée de certaines clauses dans le domaine de la santé et de l’environnement ; à instaurer un étiquetage précis et complet sur les modes de production de la viande vendue ; à introduire enfin dans le CETA un « veto climatique » déclenché par les signataires et opposable à toute entreprise qui se plaindrait d’une réglementation destinée à protéger le climat. Il demandait surtout que les futurs accords de l’Union intègrent désormais les préoccupations environnementales et climatiques. En veillant à restaurer une meilleure transparence et à élargir la collaboration aux aspects plus qualitatifs qui pèsent sur le commerce, le rapport d’évaluation respectait pleinement l’esprit des accords de 2e génération : le but ultime n’est pas seulement d’échanger des biens et services mais de progresser ensemble vers une concurrence plus loyale.

 Le gouvernement a publié en octobre 2018 un plan d’action qui tente de concrétiser certaines de ces recommandations : il s’engage à assurer un suivi précis de la mise en œuvre du CETA, à renforcer les contrôles sanitaires, à avancer dans la coopération bilatérale avec le Canada sur le climat et à mettre en place un « veto climatique » en vertu duquel un Comité mixte Union-Canada pourrait s’opposer à la saisine de l’instance d’arbitrage si une entreprise attaquait une réglementation de protection du climat. Pour autant, la modification ex post d’un accord déjà signé reste juridiquement fragile, d’autant que le Canada, favorable aux pesticides et aux OGM, n’est pas connu comme un vibrant défenseur de l’environnement.

Surtout le gouvernement souhaitait que l’Union étudie un nouveau modèle européen d’accord commercial : davantage de transparence dans les discussions (cette exigence devrait s’imposer dès lors que les Etats sont compétents sur la partie la plus fondamentale de l’accord), définition d’objectifs environnementaux contraignants, prise en compte des droits sociaux des travailleurs. Le Commissariat général au développement durable a fait paraître, en novembre 2018, une étude[4] qui souligne les manques du CETA et fait des propositions pour y répondre : les accords devraient selon ce texte instituer un lien de dépendance entre les politiques commerciale et environnementale, par exemple en conditionnant la baisse de certaines barrières aux échanges à la réalisation d’objectifs environnementaux ou en conditionnant l’accès des biens au marché européen à leur durabilité.

Toutefois, la Commission européenne, saisie des critiques contre le CETA n’a accepté, après consultation des Etats, que des améliorations limitées. Elle a notamment refusé de prévoir désormais des sanctions en cas de violation des clauses relatives à la protection de l’environnement, ce qui leur enlève toute force. En juin 2019, l’annonce de la signature d’un accord avec le Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay) montre combien elle reste arc-boutée sur un schéma d’origine qui ne respecte pas l’esprit des accords commerciaux de 2e génération. Vanté avec cynisme (ou naïveté ?) par les actuels responsables de la Commission (qui sont sur le départ), qui n’évoquent que l’ampleur des baisses de taxes et la création d’un marché intégré de centaines de millions de consommateurs, l’accord est la duplication du CETA, mais en bien plus inquiétant : abaissement des droits de douane et des barrières non tarifaires qui profiteront au secteur industriel (automobiles, industrie chimique, textiles…), augmentation de quotas d’importation en Europe de sucre, de bœuf et de poulet dont le secteur agricole européen souffrira[5], adjonction d’un chapitre sur le respect de l’environnement sans aucune mesure contraignante. La différence avec le CETA est, toutefois, de taille : l’accord est passé avec des pays dont la production agricole bafoue toutes les règles sanitaires et environnementales auxquelles l’Europe se prétend attachée et qui ne respectent pas les droits humains : utilisation massive de pesticides, d’antibiotiques et d’OGM, saccage de l’environnement et des forêts, exactions envers des populations fragiles…La fraude et la corruption rendent inopérante la perspective de contrôles et il n’est pas possible d’avoir la moindre confiance dans la parole de certains dirigeants. L’accord n’est pas seulement déshonorant, il tire l’Europe vers le bas en revenant à une conception archaïque du commerce international. Son caractère caricatural risque de renforcer les tentations protectionnistes. La « contrepartie » obtenue (que le Brésil reste adhérent à l’accord de Paris) ne présente aucun intérêt dès lors que la mise en œuvre de l’accord de Paris repose sur la volonté des pays signataires et ne repose pas sur la contrainte.

 

 

Les décideurs économiques et politiques ont longtemps vécu (et semble-t-il, vivent encore) dans la conviction absolue que le libre échange est en lui-même porteur de croissance et de bien-être. Il est remarquable que, dans un récent Policy paper, voulant aborder le verdissement de la politique commerciale, l’Institut Jacques Delors commence par s’interroger sur les théories économiques qui débattent des vertus ou des limites du commerce international sur l’économie et l’environnement. De même, un des auteurs de l’étude d’impact du CETA, l’économiste Lionel Fontagné, déclare que le seul vrai impact du CETA, dans un monde tenté par le protectionnisme, est de proclamer notre attachement à l’ouverture des marchés. Ces approches théoriques sont creuses : le commerce « en soi » n’est ni bon ni mauvais, ce sont les politiques d’échanges commerciaux qui sont évaluables. Certes, il existe, du fait des Etats-Unis et de la Chine, une crise des échanges mais celle-ci n’impose pas que nous nous jetions, en réaction, dans le camp du libre-échange forcené, d’autant que l’impact sur la croissance du seul développement des échanges a été largement engrangé et se réduit aujourd’hui, comme le montre l’exemple du CETA. Les enjeux doivent se conjuguer et ceux du commerce, de l’environnement et des exigences sociales ne peuvent être envisagés séparément. A une Commission aveuglée par des considérations mercantiles et une vision d’un autre âge du commerce international, il est temps d’opposer un autre discours, plus cohérent, plus volontariste, plus global.

Pergama, le 28 juillet 2019

[1] « L’impact de l’accord économique et commercial global entre l’Union européenne et le Canada sur l’environnement, le climat et la santé », septembre 2017

[2] L’article 207 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne fait de la politique commerciale commune une des compétences exclusives de l’Union

[3] Voir sur ce point les titres du rapport rédigé au nom de la Commission des Affaires économiques de l’Assemblée nationale : « Un impact économique positif », « Des retombées économiques favorables » « Un profit notable pour l’économie française ».

[4] Commerce et environnement : vers des accords de 3e génération ? Commissariat général au développement durable, Théma analyse, novembre 2018

[5] La commission n’a cependant publié aucune étude d’impact